Vous l’avez rappelé, madame Benbassa, la Cour de cassation s’est déjà prononcée sur ce sujet, notamment en 2005, s’agissant d’une personne à la tenue vestimentaire considérée comme « légère », interpellée sur la voie publique dans un lieu réputé être une zone de prostitution : la Cour de cassation a alors estimé que c’était le client qui avait pris l’initiative et que le délit de racolage passif n’était donc pas constitué.
L’exposé des motifs de la loi de 2003 est éclairant sur l’esprit dans lequel ce texte a été soumis au législateur de l’époque : le placement en garde à vue des personnes prostituées devait permettre d’obtenir des éléments d'information susceptibles de déboucher sur l’ouverture d’enquêtes sur les proxénètes. L’objectif explicitement affiché de la création du délit de racolage public était donc la lutte contre le proxénétisme.
Si un tel objectif est louable, on peut avoir des doutes sur les moyens mis en œuvre, qui conduisent à faire de victimes – comme par hasard, il s'agit principalement de femmes – des auxiliaires de police, des indicatrices, des leurres, des appâts pour remonter jusqu’aux proxénètes.
Madame la rapporteur, vous avez rappelé à juste titre qu'il existe d'autres moyens que le placement en garde à vue de victimes pour obtenir de tels renseignements, qui sont en effet essentiels dans la lutte contre le proxénétisme. Par exemple, la loi permet de les entendre comme témoins sous contrainte pendant quatre heures. D'ailleurs, la circulaire du 3 juin 2003 de présentation des dispositions de droit pénal de la loi enjoignait aux procureurs de donner pour instruction aux enquêteurs d’interroger systématiquement les personnes prostituées sur leur proxénète. Mais les magistrats nous disent très clairement que les témoignages recueillis lors de ces interrogatoires sont stéréotypés et ne permettent pas d’identifier les réseaux de proxénétisme.
En matière de lutte contre le proxénétisme, quels ont été les résultats ? Le nombre des affaires de proxénétisme élucidées a certes augmenté, passant de 347 en 2000 à 565 en 2011. Cela signifie-t-il pour autant que les placements en garde à vue de personnes prostituées ont contribué de façon déterminante à l'amélioration du taux d'élucidation de ces affaires ? Cela n’est pas établi, et l’on peut même considérer qu’il existe une corrélation négative, dans la mesure où le nombre de placements en garde à vue de personnes prostituées a diminué ces dernières années, passant de près de 5 000 en 2004 à un peu plus de 2 000 en 2008, puis à 1 595 en 2011. Il est donc évident qu'il n’existe aucune relation directe entre l'amélioration du taux d’élucidation des affaires impliquant des proxénètes et le placement en garde à vue des victimes. Nous sommes là confrontés à un vrai problème de principe : la finalité de la loi de 2003 et la procédure ont été détournées, sans efficacité prouvée de surcroît.
La question est aujourd'hui de savoir quels objectifs et quelles exigences, du point de vue du droit et des devoirs de la puissance publique, nous nous assignons.
La loi de 2003 ayant transformé en délit, passible d’une peine d’emprisonnement, ce qui était auparavant une simple contravention, passible d’une amende, on est en droit de penser que l'intention du législateur était d'aggraver les sanctions, de renforcer la répression. Or, qu'en est-il en réalité ? Les sept plus importantes juridictions parisiennes ont recouru aux mesures alternatives aux poursuites dans 72 % des cas en 2006, et dans 93 % des affaires en 2011. Huit fois sur dix, ces mesures alternatives aux poursuites ont consisté en des rappels à la loi. Qu'est-ce que cela signifie ? Certains, empruntant leurs raccourcis habituels, prétendront que les juges sont laxistes. En réalité, le dispositif de la loi de 2003 ne permet pas aux enquêteurs d'apporter des preuves de nature à constituer le délit. Nous avons vu sur quels éléments reposait la caractérisation de l'incrimination de racolage public : le comportement, l'attitude, la tenue vestimentaire… Les plus âgés d’entre nous se souviennent des débats sur les minijupes §: la tenue vestimentaire est-elle un élément objectif permettant de caractériser l'infraction de racolage passif ?
Tout cela illustre les difficultés auxquelles sont confrontés les enquêteurs pour apporter des preuves. En 2011, 194 condamnations ont été prononcées, dans la plupart des cas à des amendes d'un montant d’environ 300 euros. Six peines d'emprisonnement ont été prononcées, dont cinq à Béziers, allez savoir pourquoi !