Madame la présidente, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, chacun des chantiers ouverts par le ministère des droits des femmes, qu’il concerne l’école, le monde du travail ou la lutte contre les violences, qu’il touche à l’espace public ou à l’intimité familiale, nous impose de regarder en face une réalité désagréable, encore trop présente dans notre société : les inégalités entre les sexes, et les violences qu’elles peuvent engendrer dans les cas extrêmes, sont partout.
Mesdames, messieurs les sénateurs, souvenons-nous des échanges que nous avons eus ici même, voilà dix mois, lors de la discussion du projet de loi relatif au harcèlement sexuel, ce drame social trop négligé. Notre parole collective a finalement rétabli la triste réalité, celle d’un délit destructeur pour les victimes.
Au commencement des violences faites aux femmes, il y a souvent l’insulte, avec sa charge haineuse : « pute ». Excusez-moi de prononcer ce mot dans cette enceinte. Il est choquant, certes, mais il l’est moins, au fond, que les réalités qu’il recouvre. Il est choquant parce qu’il est devenu le mot qui concentre l’oppression ordinaire subie par les femmes. C’est une insulte que les enfants s’envoient à la figure dans les cours d’école, sans même en connaître le sens ; une simple insulte qui peut être lancée, comme par « réflexe », au détour d’une phrase, au coin d’une rue, de la fenêtre d’une voiture ; une insulte que les hommes violents utilisent toujours comme une arme pour mieux humilier leur victime.
Traiter une femme de « pute » – excusez-moi encore une fois d’employer ce terme, mais il est des circonstances où il convient de dire et de nommer les dérives que l’on veut combattre –, c’est nier son identité, c’est la réduire à un objet destiné à la satisfaction d’autrui, c’est projeter à sa figure des millénaires d’oppression et d’asservissement.
Partout, on prononce ce mot ouvertement, mais l’on tait la réalité qu’il désigne. Ce paradoxe nous renvoie à une constante de la condition féminine : on tait les violences que les femmes subissent et, ce faisant, on se prive des moyens de les en protéger. La prostitution n’est rien d’autre que l’exacerbation au quotidien de ces violences.
Mesdames, messieurs les sénateurs, dans tous les combats pour les droits des femmes, nous devons lutter inlassablement contre cette prétendue fatalité qui imprime les comportements de nos concitoyens : aucune loi de la nature ne les impose ; l’antériorité et la longévité des inégalités entre les femmes et les hommes n’en font pas une fatalité.
Le meilleur allié de ces inégalités, c’est la manière dont on les minimise, dont on les enjolive. Autrefois, on parlait de « filles de noce », de « filles de joie », de « filles publiques », ou encore « d’enjôleuses », pour mieux cacher une réalité qui avait envahi tout le corps social, autrement plus violente que cette forme de gaieté pudique.
Comme vous l’avez rappelé dans votre propos, madame Benbassa, après avoir été poursuivies et exécutées pendant la Terreur, les prostituées furent de nouveau tolérées au xixe siècle, époque où les maisons closes étaient surveillées par la police et contrôlées par les dispensaires dans des conditions sanitaires déplorables.
La Première Guerre mondiale a engendré son lot de bordels militaires de campagne, qui « fournissaient », en quelque sorte, des femmes, des corps, pour satisfaire les besoins d’hommes détruits par les combats et les horreurs quotidiennes.
Cet argument du besoin irrépressible des hommes n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu. Il m’arrive encore souvent de l’entendre pour justifier une réalité qu’il faudrait tolérer au nom d’une histoire que l’on croit écrite d’avance ; je ne crois pas aux histoires écrites d’avance.
Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, nous avons su tourner la page de cette prostitution de masse. La France a fait valoir sa position abolitionniste, dans le prolongement de la loi Marthe Richard. Nous avons mis fin au fatalisme, non parce que la prostitution nuisait aux bonnes mœurs, comme on le dit parfois, mais parce qu’elle portait atteinte aux droits des prostituées.
Par la suite, notre droit n’est pas resté figé. La sanction des clients des prostitués mineurs est désormais prononcée, quel que soit le pays dans lequel l’acte a été commis. Notre droit s’est lentement construit, et l’édifice n’est pas achevé.
Aujourd’hui, au-delà de toutes les incertitudes en matière de chiffres, on constate que la prostitution a reculé et a profondément changé de visage. Si l’on confronte nos statistiques à celles du ministère de la famille allemand, on observe qu’il y a entre dix et vingt fois moins de prostituées en France qu’en Allemagne : on en compte entre 20 000 et 40 000 en France, contre 400 000 outre-Rhin.
Cette comparaison nous invite à penser que les choix différents que font les législateurs se traduisent sur le terrain par des réalités différentes. Comprenez-moi bien, la question n’est pas de savoir quelle est la doctrine gagnante, mais quelle est la réponse la plus efficace que l’on puisse apporter aux réalités d’aujourd’hui.
Nous le savons, il y a non pas « une » prostitution, mais de multiples phénomènes, qu’il faut prendre en compte dans leur diversité. Il serait illusoire d’apporter une réponse unique à des réalités sociales, cliniques, juridiques si différentes.
Il y a la prostitution visible, celle qui s’exerce dans la rue. Il y a la prostitution sur internet, qui se développe très rapidement et teste nos capacités d’investigation. Il y a la prostitution étudiante occasionnelle, dont l’ampleur est aujourd’hui très mal connue. Une étude sur ce sujet est menée par mes services en Languedoc-Roussillon : je vous en communiquerai les conclusions dès qu’elle sera achevée.
Nous devrons aussi nous interroger sur les réalités particulièrement dures, spectaculaires d’une prostitution qui commence au collège. Lorsque des jeunes, à l’âge où l’on découvre la sexualité, participent à la négociation d’une relation sexuelle tarifée, c’est qu’un échec est survenu dans l’apprentissage du respect d’autrui à l’école, d’où le travail que nous menons, avec le ministre de l’éducation nationale, pour le respect entre les filles et les garçons à l’école.
Mais ce qui fait masse, plus que toutes les formes de prostitution que je viens d’évoquer, c’est la prostitution systématisée, le trafic d’êtres humains, dont des organisations criminelles transnationales « fournissent » et « refournissent » nos trottoirs, occupant la place laissée vacante par les « milieux » traditionnels.
Très structurées, ces mafias recrutent leurs victimes dans leur pays d’origine, les conduisent en France, où elles n’ont pour la plupart aucune attache familiale. Elles ne parlent pas français. Elles vivent dans la peur, le plus souvent sans aucun titre de séjour. Elles doivent rembourser au réseau criminel le coût très élevé de leur immigration, qui peut atteindre 50 000 euros. Elles sont contraintes de se prostituer, à des tarifs extrêmement faibles et dans des conditions sanitaires déplorables. Je pense bien sûr aux jeunes Nigérianes, aux jeunes femmes issues de la communauté tzigane, aux jeunes Chinoises qui rapatrient l’ensemble des profits tirés de leur activité dans leurs pays respectifs, par mandats, par porteurs ou via un système de banquiers officieux œuvrant au sein de leur communauté.
Permettez-moi d’avoir une pensée, aujourd’hui, pour ces victimes qui souffrent et se trouvent ainsi emprisonnées dans des vies de misère et de violences. Les réseaux nous regardent. Ils suivent nos travaux. Ils guettent les failles de notre législation. Ils ne comprennent qu’un message, celui de la fermeté. C’est pourquoi nous devons tenir aujourd’hui un discours clair et veiller à mettre nos actes en cohérence avec nos paroles.
Du haut de cette tribune, je tiens à l’affirmer avec toute la clarté possible : la France n’est pas un pays d’accueil de la prostitution.