Intervention de Najat Vallaud-Belkacem

Réunion du 28 mars 2013 à 15h00
Abrogation du délit de racolage public — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Najat Vallaud-Belkacem, ministre :

Je suis extrêmement sensible, à cet égard, aux arguments qui ont été présentés par Virginie Klès, dont je tiens à saluer le travail et le rapport, particulièrement bien informé.

Les pouvoirs publics ont longtemps été piégés dans leurs hésitations et leurs contradictions. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’hésitation : nous sommes portés par la conviction que la prostitution est une violence. Cela doit nous encourager à lutter contre l’entrée en prostitution, à protéger les personnes prostituées, à développer leur accompagnement sanitaire et social. Cela doit nous encourager à faciliter la sortie de la prostitution, par un travail d’insertion difficile, long, mais indispensable.

La France est abolitionniste, mais cette position ne nous rend ni aveugles ni angéliques : la prostitution existe encore dans notre pays. Nombre d’entre vous, en tant que maires, doivent, au quotidien, composer avec la sécurité des personnes prostituées et les attentes légitimes des riverains, qui sont aussi à prendre en considération.

Une politique abolitionniste repose sur deux piliers : la fermeté pénale et l’insertion sociale. Cela a des conséquences très concrètes, que nous devons aborder sans posture moralisante et avec pragmatisme.

La création en 2003 du délit de racolage passif a conduit, là où celui-ci a donné lieu à des poursuites, à des situations inacceptables. Avec ce délit, on marche sur la tête en punissant les victimes. Car ce sont bien les victimes qui ont subi les effets de son instauration, les violences se multipliant lorsque, pour échapper à la sanction, les personnes prostituées disparaissent dans les zones les plus reculées.

On ne règlera aucun problème en passant les menottes aux personnes prostituées. On provoque au contraire de nombreux drames en les éloignant des structures d’accompagnement.

Je sais les stratégies d’évitement, si préjudiciables à la santé publique, que le délit de racolage passif a créées. Toutes les associations de terrain les soulignent. J’ai pu constater leur réalité, voilà quelques jours, avec Médecins du monde. Le rapport que l’Inspection générale des affaires sociales m’a remis en décembre n’a fait que confirmer nos craintes. Nous devons cesser de faire payer aux plus vulnérables le prix de leurs souffrances.

Nous nous sommes engagés à abroger le délit de racolage passif : cet engagement sera bien sûr tenu. Cependant, cela ne signifie en aucun cas laisser le champ libre aux réseaux. Cela ne signifie en aucun cas admettre une quelconque forme d’impunité pour les proxénètes. C’est tout le contraire.

Cela nous a conduits à vouloir resituer ce débat dans un cadre plus large. Un travail est engagé à l’Assemblée nationale, autour de Catherine Coutelle, de Maud Olivier et de Guy Geoffroy, ainsi qu’au Sénat, autour de Jean-Pierre Godefroy et de Chantal Jouanno.

Je sais que les sénatrices et les sénateurs de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sont également très impliqués dans la réflexion sur ce sujet : je salue en particulier l’engagement de Brigitte Gonthier-Maurin ou de Christiane Demontès.

Ce travail, riche de ces diverses initiatives, permettra d’approfondir les questions et d’avoir le débat serein qui a cruellement fait défaut ces dernières années. Il conduira sans doute, monsieur Sueur, à l’élaboration de propositions de loi. C’est dans ce cadre que le Gouvernement déterminera définitivement ses positions. La présente proposition de loi ne peut être que le prélude de ce travail plus général.

Comme l’a souligné Mme la garde des sceaux, le cœur de notre politique pénale en matière de prostitution doit reposer sur la sanction du proxénétisme. Avec le ministre de l’intérieur, nous donnons les consignes les plus claires aux forces de l’ordre à cet effet. Je voudrais rendre ici hommage au travail de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains, l’OCRETH, qui a intensifié son action contre les réseaux et a mobilisé davantage de groupes d’intervention régionaux sur ce sujet. C’est ainsi que, en 2012, 51 réseaux ont pu être démantelés – soit 30% de plus qu’il y a deux ans – et 572 proxénètes arrêtés. Ce sont de bons résultats, que nous voulons encore amplifier en renforçant la coopération internationale – sujet essentiel s’il en est –, notamment dans les zones transfrontalières.

Je pense par exemple à cette zone de tension particulière à proximité de La Jonquera, haut lieu du proxénétisme et de la traite aux fins d’exploitation sexuelle. Les différences entre les législations et la faiblesse des réponses de l’Union européenne en la matière font toujours des victimes.

Je pense, plus généralement, au-delà du cas des zones transfrontalières, aux réalités internationales. On parle un peu benoîtement de « tourisme sexuel » lorsqu’un client français se rend dans un pays pour y rencontrer des personnes prostituées. On parlera plus clairement de réseaux de traite des êtres humains lorsque, réciproquement, au rythme d’épisodes géopolitiques plus ou moins tragiques, des centaines ou des milliers de victimes étrangères, chinoises, nigérianes, rejoignent la France dans des conditions inhumaines, pour y être exploitées.

Dans toutes ces situations, nos marges de progrès restent considérables. J’ai rencontré ce matin la nouvelle présidente d’Interpol, avec qui nous allons travailler sur le sujet.

Ma collègue Christiane Taubira vous l’a dit, nous menons une action résolue contre la traite. Nous avons ouvert ce chantier dès notre arrivée en fonctions. Dans la circulaire du ministre de l’intérieur sur la naturalisation, nous avons rappelé les droits au séjour dont disposent les victimes de la traite, sujet sur lequel porte l’un de vos amendements.

Avec le projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice au droit de l’Union européenne et aux engagements internationaux de la France, Mme la garde des sceaux vous proposera très prochainement d’élargir les conditions de qualification de l’infraction de traite des êtres humains.

Nous avons créé en janvier dernier, avec la contribution de mes collègues les ministres de la justice, de l’intérieur et des affaires sociales, la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains : il s’agit en fait de l’observatoire national des violences faites aux femmes dont nous avions évoqué la création lors de l’examen du projet de loi relatif au harcèlement sexuel. Désormais, cette instance existe ; elle est chargée d’animer le travail du Gouvernement en la matière. Ainsi, nous présenterons à l’automne prochain un plan global contre la traite des êtres humains. Ce plan est conçu pour renforcer l’action répressive, la coopération internationale, mais aussi la formation des professionnels de police à cette infraction qui apporte des droits aux victimes et pourrait être beaucoup plus fréquemment utilisée qu’elle ne l’est aujourd’hui.

La fermeté est essentielle, mais le message pénal n’a de sens que s’il est accompagné d’une pédagogie. À ce propos, il faut s’interroger sur la pédagogie à l’égard du client, notamment celui de la traite des êtres humains.

Vous le savez, nous sommes attentifs à toutes les expériences internationales, celle de la Suède bien sûr, mais aussi celles du Royaume-Uni ou du Danemark. Gardons à l’esprit que, en France, les clients de prostituées mineures ou de femmes vulnérables sont d’ores et déjà sous le coup de la loi pénale. Ayons également conscience que, comme cela a été rappelé, certaines municipalités livrées à elles-mêmes agissent, en prenant des arrêtés municipaux, en dehors de tout cadre juridique. Certains amendements qui seront présentés aujourd’hui portent sur ce sujet : je les trouve tout à fait intéressants, mais ils sont sans doute prématurés. Nous devons mener une réflexion apaisée et mûrie avant de nous prononcer.

Enfin, la politique pénale ne couvre qu’une partie de notre sujet. Nous devons aussi aborder les questions d’éducation, de santé, d’insertion sociale et professionnelle. Nous devons élaborer un large plan pour l’inclusion sociale et professionnelle des personnes prostituées, qui puisse leur donner accès à des mesures de prévention efficaces et à des programmes d’insertion professionnelle adaptés.

L’IGAS a mis en évidence un accroissement très rapide des risques sanitaires, qui appelle de notre part des réponses tout aussi rapides. Elle rappelle que le taux de mortalité est deux fois plus élevé chez les femmes se prostituant dans la rue que chez les autres femmes du même âge. Comment ne pas être ébranlé par cette réalité insoutenable ?

Rien ne remplace, à cet égard, le travail des acteurs de terrain, notamment des associations qui vont à la rencontre des personnes prostituées et mettent en œuvre des actions de prévention s’intégrant à leur environnement. Opposer abolition et protection est un mauvais procès, dont je ne veux plus. D’ores et déjà, mon ministère a renforcé les moyens dévolus à l’accompagnement des personnes prostituées. En ces temps budgétaires contraints, j’ai voulu faire en sorte que les associations, quels que soient leurs positions ou leurs projets de société, puissent être soutenues, dès lors qu’elles viennent en aide aux personnes prostituées.

Je fais miennes les recommandations de l’IGAS sur la nécessité de consolider le rôle de ces associations et de simplifier leur financement. J’ai demandé à mes services de me soumettre rapidement des propositions sur la manière d’assurer une meilleure cohérence des financements, entre le niveau national et les collectivités locales en particulier.

Un travail spécifique est en cours avec les conseils généraux afin que les dispositifs de protection existant dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance soient également pleinement mobilisés pour protéger les prostituées mineures.

Enfin, accroître l’effort de prévention, notamment en le rendant plus effectif sur internet, est une priorité. Là aussi, la réflexion est engagée et je souhaite vous y associer.

Mesdames, messieurs les sénateurs, sur tous ces sujets, le pire danger qui guette les prostituées, c’est la division partisane, qui enferme les enjeux auxquels elles sont confrontées dans de vaines polémiques et enferme les victimes dans le silence.

En prenant parfois des postures moralisantes, nous avons trop longtemps esquivé, repoussé, abandonné le travail de fond indispensable sur la politique que nous voulons mettre en place. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, grâce à la somme de travail parlementaire qui a été accomplie à l’Assemblée nationale, à la fin de l’année 2011, autour de Guy Geoffroy et de Danielle Bousquet, auxquels je tiens à rendre hommage.

Parmi les phrases les plus définitives et les plus inutiles qui sont prononcées trop souvent dans les débats sur la prostitution, il en est une qui conduit à une profonde erreur d’analyse : « La prostitution est le plus vieux métier du monde. » En vérité, il n’y a rien d’ancien dans les formes de la prostitution que nous connaissons aujourd’hui ; elles n’ont rien en commun avec celles d’hier, elles se renouvellent et font sans cesse de nouvelles victimes.

La plus vieille histoire du monde, ce n’est pas celle d’un métier ; c’est celle que décrivait déjà Victor Hugo dans Les Misérables, en 1862, et qu’hélas je ne peux que rappeler aujourd’hui encore : « On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours. Mais il ne pèse plus que sur la femme et il s’appelle prostitution. »

Mesdames, messieurs les sénateurs, nous avons réussi à construire un consensus transpartisan extrêmement précieux autour de quelques valeurs et principes d’action simples. Sachez que je mesure toute la force de ce consensus ; vous pouvez compter sur ce gouvernement pour le faire fructifier. §

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