Madame la présidente, mesdames les ministres, madame la rapporteur, mes chers collègues, la proposition de loi dont Esther Benbassa est l’auteur n’a d’autre objectif que l’abrogation d’un délit inutile et inefficace, celui de racolage public.
Certains ont pu considérer que cette proposition de loi était examinée dans la précipitation, mais il nous semble au contraire que, dix années après sa création, il est possible de dresser le bilan du délit de racolage public. Les auditions menées par notre collègue Virginie Klès ont montré que, au-delà des considérations idéologiques ou politiques, un consensus existe sur la nécessité d’abroger ce délit. Je dirais même, mes chers collègues, qu’il y a urgence à le faire.
Le délit de racolage public a été instauré par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. Sa création était sous-tendue par deux objectifs : répondre aux plaintes des riverains en matière de nuisances et lutter contre la traite et les réseaux de proxénétisme.
Il ne s’agit donc pas d’engager ici et maintenant le débat sur la prostitution en général ou de confronter les arguments des partisans de l’abolition à ceux des tenants de la réglementation.
On le sait, les écologistes, par nature, combattent la marchandisation du vivant, de l’humain et des corps. Notre position dans le débat de ce jour part d’un simple constat : loin d’atteindre les objectifs précités, la création du délit de racolage public a causé des ravages en termes de santé publique et de sécurité des personnes prostituées. Il s’agit d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
Les hommes et les femmes qui se prostituent dans notre pays sont en danger. Par peur de se voir arrêtées, placées en garde à vue et, pour nombre d’entre elles, reconduites à la frontière, les personnes prostituées se sont isolées et marginalisées de plus en plus. Chassées de leurs lieux habituels de prostitution, elles ont été contraintes d’exercer dans des conditions sanitaires et sécuritaires déplorables. L’effet réel de la loi de 2003 a été de rendre la prostitution invisible, en la déplaçant de l’espace public vers des lieux écartés, où elle est sur-précarisée et toujours plus associée à certaines pratiques criminelles : trafics en tout genre, violences physiques répétées, etc.
Je voudrais m’arrêter un instant sur cette question de l’invisibilité actuelle de la prostitution en France.
Les données quantitatives dont nous disposons sur ce sujet sont rares et peu fiables. Elles conduisent à sous-évaluer considérablement l’ampleur du phénomène de la prostitution dans notre pays. Le nombre des personnes prostituées y est ainsi estimé à environ 20 000, alors qu’il serait de 400 000 en Allemagne. Les clients de la prostitution seraient, selon les enquêtes réalisées par sondage sur base déclarative, environ 500 000 chaque année ! Notre pays serait donc particulièrement vertueux en la matière, à moins que nos concitoyens ne soient particulièrement honteux et peu sincères sur ce sujet… Je penche plutôt pour la seconde hypothèse !
Sur la base de ces chiffres, et en tablant sur une moyenne de trois actes sexuels tarifés par client et par an, les 20 000 personnes prostituées de notre pays n’effectueraient en moyenne guère plus de cinq actes sexuels tarifés par mois ! Le simple bon sens économique suffit à mettre en évidence le caractère absolument farfelu des données statistiques dont nous disposons…
Plus sérieusement, et surtout de manière plus dramatique, l’accroissement de l’isolement et de la marginalisation des personnes prostituées depuis 2003 a eu pour effet de les rendre plus vulnérables et moins à même de négocier le port du préservatif avec les clients. Il a également conduit nombre d’entre elles à exercer par le biais d’internet, dans un isolement souvent propice aux agressions.
Parallèlement, toutes les associations de terrain qui viennent en aide aux prostituées, et qui sont souvent le seul appui de celles et ceux qui veulent se réinsérer, ont constaté qu’elles avaient plus difficilement accès aux lieux de prostitution. Leur action s’en trouve largement entravée. Selon ces associations, le nombre de personnes infectées par le VIH ou atteintes par les autres infections sexuellement transmissibles aurait significativement augmenté depuis l’entrée en vigueur de la loi, qui a également eu un effet stigmatisant dévastateur. Alors que notre droit ne pénalise pas la prostitution, celles et ceux qui la pratiquent sont considérés comme des délinquants et peuvent être placés en garde à vue, dans des conditions souvent déplorables. Dès lors, on a peine à croire ceux qui soutiennent que cette disposition est un outil efficace de lutte contre la traite des êtres humains et les réseaux de proxénétisme. Selon le rapport de ma collègue Virginie Klès, les statistiques montrent l’absence de « lien entre la création du délit de racolage en 2003 et une augmentation du nombre de condamnations pour proxénétisme ».
Quant aux problèmes liés aux nuisances causées par la présence de nombreuses personnes prostituées dans certains quartiers, rappelons qu’il existe, dans notre droit, des contraventions pour exhibition sexuelle et trouble à l’ordre public. Cela devrait suffire.
Dix ans après l’adoption de la loi de 2003, le constat est donc sans appel : la création du délit de racolage public n’a aidé aucune personne prostituée, elle a échoué à protéger les victimes de la traite des êtres humains et elle n’a eu que très peu d’effet en matière de lutte contre les réseaux. Je veux le redire, avec cette proposition de loi, nous ne nous plaçons pas sur le terrain de l’idéologie, et nous nous réjouissons qu’un travail de réflexion plus large soit prochainement engagé sur la question. Tous les aspects devront être envisagés : la prévention, les soins, l’accès au droit, l’insertion… Ce travail permettra à tous de s’exprimer et d’être entendus. Chacun pourra faire valoir sa position et le débat promet d’être .passionnant.
Pour l’heure, devant l’urgence de la situation sanitaire et sociale, nous en sommes simplement, aujourd’hui, à chercher à « sauver les corps », pour paraphraser Albert Camus.
Madame la ministre des droits des femmes, je ne doute pas de votre engagement ; je sais que le travail a déjà commencé, mais la répression des personnes prostituées n’a que trop duré et il est nécessaire, aujourd’hui, d’y mettre un terme ! §