Intervention de Joëlle Garriaud-Maylam

Réunion du 28 mars 2013 à 15h00
Abrogation du délit de racolage public — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Joëlle Garriaud-MaylamJoëlle Garriaud-Maylam :

Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, la prostitution a toujours pris des formes diverses. Elle est plus ou moins apparente, elle est plus ou moins consentie, mais elle tend toujours vers un même but : priver les individus de tout ce qui constitue leur humanité, pour faire de la victime un objet, et du client un consommateur.

Finalement, dans sa forme la plus structurée, la prostitution n’est rien d’autre que de l’esclavagisme, les prostitués hommes et femmes étant réduits à l’obéissance par des moyens divers : tromperie, corruption, violence, contrainte, menace, privation de liberté… Le seul objectif des proxénètes est de s’enrichir par l’exploitation mercantile des vices de notre société.

Par ailleurs, et comme ce fut le cas pour la traite des esclaves, nous faisons face à un réseau international tentaculaire, dont le « bétail » ― j’utilise ici à dessein le vocabulaire du « milieu », pour que l’on comprenne bien de quel marché crapuleux il s’agit ― provient d’Europe de l’Est, du Maghreb, d’Afrique noire.

Ainsi, nous avons tous conscience que la prostitution est une tragédie pour tous les défenseurs de la dignité humaine et que, par conséquent, chaque fois que les pouvoirs publics reculent dans ce domaine, c’est toute l’humanité qui régresse.

Le droit international fait d’ailleurs sien ce constat, puisque l’Organisation des Nations unies, par le biais de son assemblée générale, a adopté le 15 novembre 2000 une convention contre la criminalité transnationale qui condamne la traite des êtres humains et, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou autres formes d’exploitation sexuelle. Cette position est partagée par le Conseil de l’Europe, qui a adopté le 16 mai 2005 la convention sur la lutte contre la traite des êtres humains.

Ainsi, madame Benbassa, je crois que nous portons le même diagnostic sur ce fléau. Malheureusement, nos réflexions empruntent deux chemins bien différents, au terme desquels nous aboutissons à des conclusions qui ne peuvent se rejoindre.

Sur le fond, voici ce qui nous oppose.

Vous souhaitez abroger le délit de racolage public parce que vous le jugez inefficace. En vous appuyant sur de « nombreux rapports », vous dites que « pour l’année 2009 […] 2 315 personnes ont été mises en cause pour racolage actif et passif. Seulement 465 personnes ont été mises en cause pour proxénétisme et proxénétisme aggravé et aucune d’entre elles n’a été condamnée. Quant au mécanisme prévoyant de régulariser des victimes du proxénétisme en échange de leur témoignage, ce sont seulement 79 personnes qui en ont bénéficié. » En conclusion, vous affirmez que « la législation actuelle a échoué, tant dans sa mission de protection des victimes du proxénétisme […] que dans la lutte menée contre les réseaux ».

Je ne reviens pas sur les conditions de garde à vue, que vous estimez problématiques. Depuis la loi du 14 avril 2011, de nombreuses réformes ont été adoptées afin d’améliorer et d’encadrer l’exécution de la procédure de garde à vue. Nous sommes, depuis lors, en parfait accord avec la Convention européenne des droits de l’homme sur ce point.

À partir des mêmes données que vous, je crois pouvoir établir d’autres conclusions, qui ne me semblent pas moins fondées que les vôtres.

La faiblesse du taux de mise en cause pour racolage passif ou actif signifie non pas que ce phénomène est marginal, mais qu’il est bien plus insidieux et difficile à identifier qu’on ne l’imagine.

Dans un dossier consacré à la prostitution du magazine L’Histoire de janvier 2013, nombre de prostitués hommes ou femmes expliquent ce qui les a conduits à s’adonner à cette pratique. Ainsi, un coursier de 17 ans déclarant gagner plus de 5 000 euros par semaine affirme que la prostitution représente pour lui, qui est fainéant, un moyen facile de gagner de l’argent.

Le Nouvel Observateur faisait d’ailleurs état de ce phénomène lorsqu’il évoquait, dans un article en date du 12 novembre 2012, les nouveaux visages de la prostitution des jeunes à Paris. Il constatait l’augmentation des phénomènes pré-prostitutionnels, qui poussent un nombre croissant de jeunes à échanger des faveurs sexuelles contre des moyens de subsistance – logement, alimentation, études ― ou de confort ― portables, vêtements, ordinateurs, etc.

En marge de la prostitution classique, on observe donc la généralisation de comportements qui donnent l’illusion que la prostitution est un processus classique de marchandisation. Or ce phénomène est d’autant plus grave qu’il est difficile à identifier et à réprimer, car les jeunes concernés ne pratiquent pas cette activité aux heures et dans les lieux habituels. De même, leur tenue vestimentaire, leur comportement n’évoquent pas le racolage tel qu’il est classiquement caractérisé, mais donnent l’illusion d’une relation viable et sentimentale.

C’était donc la force de notre dispositif que de s’appuyer sur ce qui était originellement vécu et visé comme « l’attitude indécente sur la voie publique » afin de marquer le refus, par les pouvoirs publics, de la marchandisation des corps.

Ainsi, l’objectif était justement de réprimer le phénomène prostitutionnel au-delà des apparences. Les arguments de ceux qui prétendent que l’application de l’article 225-10-1 du code pénal a conduit à des arrestations arbitraires par les forces de l’ordre sur des critères vestimentaires me font donc quelque peu sourire. Peut-être y a-t-il eu quelques cas…

Concernant l’inefficacité supposée de la loi en matière de lutte contre les réseaux de proxénétisme, vous affirmez, à propos du mécanisme prévoyant la régularisation des victimes du proxénétisme en échange de leur témoignage, que seules soixante-dix-neuf personnes en ont bénéficié. Certes, le chiffre est bas, mais l’on ne peut en conclure que la répression du racolage passif ne sert à rien : il faudrait peut-être plutôt la renforcer ou la modifier.

Ce qui est flagrant, c’est la complexité de l’emprise des proxénètes sur leurs victimes. Comment voulez-vous que les victimes témoignent alors que leurs « macs » les ont soumises à la dépendance en subtilisant leurs papiers d’identité, en menaçant leur famille, en les droguant ?

Certes, les craintes sont encore grandes, et il faut du temps et du courage pour que chacun réalise qu’en faisant tomber les proxénètes, certaines pourront retrouver leur liberté et subvenir à leur besoins par elle-même, pour elle-même et, il faut l’espérer, par d’autres moyens. Revenir sur ce dispositif, c’est faire le choix de l’abandon, alors qu’il faudrait miser, au contraire, sur l’espoir de trouver une issue à ce drame.

Venons-en maintenant à la stigmatisation et à la précarisation des personnes prostituées en matière d’accès aux soins, ainsi qu’à leur vulnérabilité face aux violences. Je ne vais pas nier cette précarisation, parce que je ne suis pas de ceux qui se dérobent devant leurs responsabilités. J’aimerais simplement aller au bout de l’analyse.

La loi de 2003, en ce qu’elle a étendu le racolage aux actes d’omission – le racolage passif –, n’est pas en elle-même responsable de ce phénomène de précarisation, car elle visait justement la prostitution dissimulée.

Au contraire, je crois que la précarisation, par l’isolement de la victime, résulte essentiellement de la volonté du proxénète d’accroître son emprise sur « sa marchandise », en contraignant ses déplacements et ses sorties, par l’enfermement dans des établissements spécifiques, mais permet également d’améliorer l’anonymat et le confort du client et de faire ainsi face à une concurrence croissante dans ce milieu.

Ainsi, si j’admets que les conditions de sécurité et d’hygiène des prostitués se sont fortement dégradées, je crois que rien ne nous permet d’affirmer que l’abrogation du racolage passif soit en quelconque rapport avec ce phénomène. Je considère donc qu’il serait plus pertinent, au contraire de ce que vous faites, de renforcer le dispositif, en prévoyant un volet social, notamment pour ce qui concerne la prévention en matière de santé publique, mais aussi en envisageant de renforcer les contrôles de certains établissements, afin d’organiser la disparition des maisons closes déguisées.

Enfin, je trouve très franchement lassant et méprisant la volonté de certains de rechercher systématiquement dans l’action du précédent gouvernement des positionnements racistes ou xénophobes.

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