Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, je voterai la proposition de loi sans atermoiements.
La loi de 2003 est une mauvaise loi, fondée sur une mauvaise approche. Je ne me suis pas replongée dans le compte rendu des débats auxquels elle a donné lieu, mais je remercie notre collègue Savin de nous en avoir rappelé la substantifique moelle. Dans l’esprit des rédacteurs de cette loi, la prostitution et le racolage portent atteinte à l’ordre public ; il suffirait d’éloigner les filles de joie de la vue de « ces vaches de bourgeois », comme le chantait Georges Brassens, pour que la morale soit sauve.
Monsieur Savin, mon point de vue est diamétralement opposé au vôtre, qui sous-tend la loi de 2003. Je considère que les personnes prostituées sont des victimes. Victimes de la violence sociale, de la violence d’une sexualité sans désir et du mythe d’une sexualité masculine aux besoins irrépressibles ; elles sont victimes aussi de l’hypocrisie et de la complicité de nos sociétés, qui assignent à une fraction de l’humanité la tâche d’être l’exutoire de la sexualité d’une autre fraction de l’humanité. Comment admettre que des femmes seraient chargées, comme on l’a si souvent entendu, de réguler les déviants pour protéger la sécurité des autres femmes ?
Votre intervention concentre toute cette hypocrisie : éloignez la prostitution, je ne veux pas la voir ! Ces femmes dérangent. Les petits enfants verraient des choses qu’ils ne devraient pas voir ? Si vous saviez ce que les mêmes petits enfants voient sur internet !
Quand on a dit qu’il fallait les éloigner, vient l’argument du mal nécessaire : il faut bien des prostituées, mais, comme on ne veut pas les voir, il faut leur donner des lieux réglementés. Bref, rouvrons les maisons closes et la morale de « ces vaches de bourgeois » sera sauve !
Je ne crois pas non plus à la prostitution heureuse, libre et choisie ; c’est un mythe romanesque ou une extrapolation pervertie de la libération sexuelle. Je ne pense pas que la liberté de se prostituer, comme l’a dit Mme Badinter, s’inscrive dans les luttes des femmes pour le droit à disposer de leur corps. J’estime qu’elle relève à l’inverse du droit des hommes à disposer du corps des femmes ; un droit séculaire, appelé droit de cuissage, devoir conjugal ou repos du guerrier, dont les femmes n’ont toujours pas fini de s’émanciper.
Il faut se pencher sur les indicateurs sanitaires des personnes prostituées, comme l’ont fait de nombreux orateurs qui m’ont précédée : le recours aux substances psychotropes est quasi généralisé parmi elles et leur espérance de vie est proche de celle des SDF. Ces données témoignent de la violence que les personnes prostituées subissent au quotidien.
Cette violence n’est pas liée à la loi de 2003. Ce n’est pas simplement parce que les prostituées sont éloignées qu’elles connaissent la violence, mais parce que la prostitution est une activité violente.
Les victimes ne troublent pas l’ordre public ; en revanche, elles dérangent notre confort moral, notre paysage. La complaisance de notre société à l’égard de l’achat de services sexuels interroge, à mon sens, nos définitions de la dignité humaine et du respect de l’autre.
On me dira : c’est une position morale. Sans doute, mais je le revendique. Nous élevons nos enfants en leur expliquant qu’on ne vole pas à la boulangerie les bonbons qui sont à l’étalage et qu’on ne règle pas ses conflits à coups de poing dans la cour de récréation. Nous leur apprenons aussi le respect du corps de l’autre, du désir de l’autre, du consentement de l’autre. Nous leur apprenons que la sexualité, c’est l’intime, qu’il faut protéger son corps des effractions et ne pas commettre d’effractions sur le corps des autres. Nous ne voulons pas la prostitution pour nos enfants et nous ne voulons pas non plus que nos fils en soient des clients.
La complaisance à l’égard des achats de services sexuels nourrit des représentations incompatibles avec l’égalité entre les femmes et les hommes. Car c’est bien une affaire de femmes et d’hommes ! En effet, 90 % des personnes prostituées sont des femmes et les clients sont à 99, 9 % des hommes.
La soumission de la sexualité des femmes par la prostitution est inscrite dans l’histoire de la domination masculine. Permettez-moi de vous en donner une version littéraire, celle de Théophile Gautier, selon lequel « la prostitution est l’état ordinaire de la femme », et une version moins littéraire, qui tient en trois mots : « toutes des putes ». Une telle conception nourrit le harcèlement de rue, la déstabilisation quotidienne des femmes, le droit, pour tous les hommes, de voir en chacune de nous, y compris celles qui se sentent particulièrement protégées, potentiellement des putes.
Mes chers collègues, nous votons cette proposition de loi ensemble, mais le débat ne fait que commencer. Car nous avons besoin d’une loi globale ! La France devra choisir à l’avenir : soit la banalisation du commerce du sexe et l’accroissement de l’offre par la mise en place d’un statut de travailleur sexuel – que ce soit dans les rues ou les maisons closes que vous revendiquez, mon cher collègue, c’est, d’un certain point de vue, la même chose –, soit sa réduction.