Intervention de Jean-René Lecerf

Réunion du 3 avril 2013 à 14h30
Droits sanitaires et sociaux des détenus — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Jean-René LecerfJean-René Lecerf :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, en introduction à mon intervention, après avoir remercié Aline Archimbaud de son initiative, je souhaiterais rappeler un certain nombre de points sur lesquels nous pourrions sans doute tomber d’accord – ce serait en quelque sorte notre propre conférence de consensus – et qui nous permettraient, je crois, d’avancer enfin dans notre appréhension de la prison, au bénéfice des personnes détenues comme des victimes, du personnel pénitentiaire comme de la société tout entière.

Tout d’abord, notre diagnostic est unanime, des commissions d’enquêtes parlementaires de 2000 – chacun se souvient du titre du rapport sénatorial Prisons : une humiliation pour la République – jusqu’aux déclarations du Président de la République devant le congrès en juin 2009.

Je le cite : « Comment accepter […] que la situation dans nos prisons soit aussi contraire à nos valeurs de respect de la personne humaine ? La détention est une épreuve dure, elle ne doit pas être dégradante. Comment espérer réinsérer dans la société ceux qu’on aura privés pendant des années de toute dignité ?

« L’état de nos prisons, nous le savons tous, concluait Nicolas Sarkozy, est une honte pour notre République, quel que soit, par ailleurs, le dévouement du personnel pénitentiaire ».

Ensuite, notre attachement à l’application volontariste de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 est très partagé, comme nous nous en sommes rendu compte, Nicole Borvo Cohen-Seat et moi-même, en rédigeant, au nom de la commission des lois et de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, notre rapport d’information sur l’application de la loi pénitentiaire. Néanmoins, plus de trois ans après son entrée en vigueur, des décrets d’application manquent encore à l’appel et bon nombre de ses dispositions, du régime des fouilles à l’expression collective des personnes détenues, de leur droit à l’image à l’obligation d’activité, ne font l’objet que d’une mise en œuvre évanescente.

Enfin, je suis convaincu qu’il est aujourd’hui indispensable de sanctuariser l’univers carcéral, ainsi, sans doute, que de larges aspects de notre politique pénale, afin de les prémunir de toute tentation politico-électoraliste.

Selon Pierre-Victor Tournier, dont je cite ici le titre du dernier ouvrage, la prison est « une nécessité pour la République », quelle que soit la majorité du moment. En ce qui me concerne, partageant cette réflexion attribuée à Albert Camus selon laquelle « une société se juge à l’état de ses prisons », j’aimerais, mes chers collègues, que nous puissions léguer, en ce domaine, une appréciation moins calamiteuse que celle que nous méritons depuis trop longtemps.

J’en viens maintenant au thème de notre question orale avec débat, à savoir les droits sanitaires des personnes détenues.

Comment ne pas évoquer une première évidence, dont il n’est cependant guère question ni dans la loi pénitentiaire ni dans les réflexions récentes sur la lutte contre la récidive, à savoir l’envahissement de nos prisons par la maladie mentale ?

Je rappelle que le Sénat a introduit dans la loi pénitentiaire un article sur le sens de la peine : « Le régime d’exécution de la peine de privation de liberté concilie la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue, afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions. »

Or, dans un rapport d’information que Gilbert Barbier, Christiane Demontès, Jean-Pierre Michel et moi-même avions réalisé au nom de la commission des lois et de la commission des affaires sociales, nous avions à la fois repris les estimations des pouvoirs publics, selon lesquelles il y aurait près de 25 % de personnes atteintes de troubles mentaux en prison, et surtout estimé, à la lumière de travaux récents et de constats plus empiriques, à 10 % de la population pénale la proportion des personnes atteintes des troubles mentaux les plus graves – schizophrénie et autres formes de psychoses – et pour lesquelles la peine n’a aucun sens. Pourtant, ces personnes ont été jugées responsables. On a considéré que leur discernement avait simplement été altéré et non aboli.

Il va de soi que le mouvement de désinstitutionalisation de la psychiatrie et la forte diminution des capacités d’hospitalisation sont passés par là.

Pis encore, les personnes dont le discernement a été pour le moins diminué sont plus sévèrement sanctionnées que celles dont on considère qu’elles étaient pleinement conscientes de la portée de leurs actes.

Dès lors, comment s’étonner des drames que connaissent nos prisons, à l’instar de celui qui est survenu à Rouen, où un détenu a assassiné son codétenu avant de commencer à dévorer ses entrailles ? Comment ne pas comprendre la peur des uns et des autres dans la situation de surpopulation carcérale dont nous souffrons, comme la détresse des personnels pénitentiaires ?

Gilbert Barbier, Christiane Demontès et moi-même avons déposé une proposition de loi relative à l’atténuation de responsabilité pénale applicable aux personnes atteintes d’un trouble mental ayant altéré leur discernement au moment des faits. Elle prévoit notamment de réduire d’un tiers la peine encourue tout en renforçant les obligations de soins.

Cette proposition de loi, qui eut Jean-Pierre Michel pour rapporteur, fut adoptée à la quasi-unanimité par le Sénat, malgré l’opposition du gouvernement de l’époque. Toutefois, elle attend toujours son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.

Parallèlement, comment la société est-elle protégée lorsque l’abolition du discernement est une évidence, ou dans le cas des personnes dont l’extrême dangerosité est connue mais qui ne sont pas, ou pas encore, passées à l’acte ? Je pense au témoignage de ce père qui me racontait le drame de sa vie, la maladie mentale de son fils, de la multiplication des alertes à l’égorgement de l’animal de compagnie dans la baignoire, de l’appel au secours de la famille aux autorités jusqu’au meurtre gratuit d’une voisine et à l’enfermement carcéral.

Lorsqu’une délégation de la commission des lois, dont je faisais partie, ainsi que Robert Badinter, s’est rendue à Tournai, en Belgique, pour y visiter un établissement de défense sociale, elle a été impressionnée par le respect de la dignité des personnes dans un univers médical fermé. Même si ce système ne présente pas que des avantages au regard des libertés, il nous avait semblé que la réflexion sur les liens entre justice et santé méritait d’être largement approfondie.

Même les UHSA, les unités hospitalières spécialement aménagées, qui marquent pourtant un progrès dans le traitement des situations de crise des détenus atteints de troubles mentaux, ne risquent-elles pas de nous conduire à laisser incarcérer, sans avoir trop mauvaise conscience, des personnes pour qui la peine n’a aucun sens, et à prendre acte de la place de la folie dans nos prisons ?

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de contester les progrès accomplis dans les soins aux personnes détenues depuis la fin de la médecine pénitentiaire. En matière de soins somatiques, beaucoup a été fait, même si dans son dernier rapport le Contrôleur général des lieux de privation de liberté recense encore de nombreuses insuffisances. En matière de soins psychiatriques, beaucoup reste à faire, sachant, en outre, qu’il est difficile de trouver des psychiatres dans les déserts médicaux, où nombre d’établissements pénitentiaires ont été construits.

J’en viens au second volet de notre réflexion de ce soir : l’exercice d’une activité en détention. La loi pénitentiaire a mis en place, non sans mal, une obligation d’activité, sur l’initiative de la commission des lois du Sénat. Si, dans un premier temps, on nous a reproché de vouloir rétablir les travaux forcés ou de ne pas respecter traités et conventions internationales, ces critiques n’ont pas duré. L’obligation d’activité traduit la volonté de faire du séjour en prison un temps utile et de la réinsertion un objectif volontariste et déterminé.

En effet, l’obligation d’activité ne pèse pas uniquement sur la personne détenue, loin s’en faut. Elle incombe aussi à l’administration pénitentiaire et, au-delà, à la société tout entière. Or le bilan en matière d’emploi carcéral et de formation est largement insuffisant. Des efforts importants restent à accomplir. À cet égard, monsieur le ministre, permettez-moi de tracer quelques pistes.

Où en est l’instauration d’une priorité pour les productions des établissements pénitentiaires dans le cadre des marchés publics, promise par nombre d’anciens gardes des sceaux, dont Mme Dati et Mme Alliot-Marie ? Elle nécessiterait une modification du code des marchés publics, qui relève de la compétence réglementaire, comme en son temps cette préférence fut accordée pour les SCOP, les sociétés coopératives ouvrières de production.

Ne peut-on cesser de compartimenter les compétences pour rechercher le travail carcéral ? Ainsi, même dans les établissements à gestion privée, les démarches des directeurs d’établissement auprès des chambres de commerce et d’industrie, des chambres de métiers et de l’artisanat et des associations d’employeurs sont irremplaçables.

Les nouveaux établissements doivent comprendre des locaux, des ateliers adaptés au développement d’activités. C’est souvent le cas, mais pas toujours. Ainsi, le centre pénitentiaire du Havre, qui est pourtant récent, n’est pas exemplaire sur ce point.

L’administration pénitentiaire ne peut-elle mieux tirer parti des initiatives efficaces qui ont parfois été prises et les multiplier ? Ainsi, dans mon département, le Nord, une plateforme de formation au tri sélectif des déchets avait été mise en place à la prison de Loos-lez-Lille, puis reconstruite à la maison d’arrêt de Douai.

Les personnes détenues bénéficiaient à leur sortie d’un contrat de travail avec une société d’économie mixte partenaire de Lille Métropole Communauté Urbaine. Les résultats se sont révélés particulièrement encourageants. Or toute prison produit des déchets, les métiers du tri sont recherchés et offrent des débouchés quasiment assurés partout. Aussi, pourquoi ne pas encourager de telles initiatives ?

La formation professionnelle des personnes détenues gagnerait à être confiée aux régions. Or l’expérimentation prévue dans la loi pénitentiaire s’est heurtée au cahier des charges avec les partenaires privés et à l’obligation de limiter la compétence des régions aux établissements à gestion publique. Il importe, me semble-t-il, de corriger cet obstacle imprévu.

J’exprimerai enfin quelques craintes.

L’ensemble des interlocuteurs sur le travail carcéral attirent l’attention sur les risques liés au passage à la rémunération horaire prévue par l’article 32 de la loi pénitentiaire, au lieu d’une rémunération à la pièce. Ce dispositif ne doit absolument pas conduire à évincer d’un poste de travail les personnes détenues les plus fragiles afin de répondre aux objectifs de rentabilité des entreprises concessionnaires.

De même, on en a parlé, le Conseil constitutionnel se prononcera prochainement, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, sur la compatibilité avec les droits garantis par la Constitution des dispositions de l’article 717-3 du code de procédure pénale, aux termes duquel « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail ».

Je rappellerai que l’urgence aujourd’hui est de fournir du travail aux personnes détenues, que nous sommes loin d’y parvenir dans des conditions satisfaisantes, que, contrairement à ce que l’on entend parfois, les entreprises qui fournissent aujourd'hui de l’activité aux personnes détenues sont des entreprises citoyennes et non des exploiteurs de la misère.

L’enfer peut être pavé de bonnes intentions. L’octroi d’un contrat de travail et de l’ensemble des droits qui y sont liés aux personnes détenues entraînerait inéluctablement l’effondrement de l’offre de travail et serait finalement un obstacle à la réinsertion. Il faudra procéder dans ce domaine par des progrès successifs, mais limités, afin de ne pas risquer de très sévères déconvenues.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, je conclurai en vous rappelant une date, celle du 24 novembre 2014, laquelle marque la fin du moratoire prévu, une fois de plus, dans la loi pénitentiaire et permettant de déroger à la règle de l’encellulement individuel.

C’est essentiellement grâce au Sénat que cette règle a été sauvegardée en 2009, bien que des dérogations indispensables aient été maintenues, notamment pour préserver certaines personnes détenues fragiles. Même s’ils ont sauvé le principe de l’encellulement individuel, les sénateurs n’en sont pas pour autant devenus des ayatollahs : ils considèrent qu’un taux de 30 % de cellules doubles, ce qui correspond au dernier programme 13 200, ne serait pas choquant.

Pour le reste, la surpopulation reste le principal facteur de dégradation des conditions de détention : elle nourrit les tensions et les violences, entraîne des suicides, rend insoluble les problèmes d’optimisation du travail et de formation professionnelle pour tous en milieu carcéral et pèse sur les conditions de travail du personnel pénitentiaire.

Il fut un temps où il fallait construire des places de prison. Les programmes Chalandon, Méhaignerie et Perben, notamment, furent les bienvenus. Aujourd'hui, la priorité est la réussite des aménagements de peine et des alternatives à l’incarcération. Toutefois, de même qu’une politique pénitentiaire ne saurait se réduire à l’évolution des capacités de détention, une politique d’aménagement des peines ne saurait se résumer à l’augmentation du nombre de bracelets électroniques.

Dans l’étude d’impact de la loi pénitentiaire, il était précisé que le recrutement de 1 000 conseillers d’insertion et de probation était un préalable à la réussite d’une telle politique. Nous en sommes loin.

La limitation des constructions de nouvelles places de prison doit permettre de résoudre le problème de tous ceux, personnels d’insertion et de probation et réseaux associatifs, qui permettront de conjuguer aménagement et réinsertion, retour des prisons de la République dans un État de droit intransigeant et progrès de la lutte contre la récidive, et cela pour la sécurité de tous.

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