Merci pour votre accueil. Le cinéma est à la fois un art et une industrie, comme l'a dit Malraux : pas de réalisation sans production. Nous avons créé « Le deuxième regard » en janvier dernier, car notre cinéphilie est majoritairement masculine : la part des réalisatrices n'est que de 25 % en France, de 12 % en Europe, et de 5 % aux États-Unis. Nous avons donc souhaité nous intéresser aux femmes qui travaillent dans le secteur du cinéma, et les mettre en avant en créant un réseau de femmes de l'industrie et de la création, car le processus d'identification et la visibilité sont essentiels pour faire bouger les choses. Notre association est aussi ouverte aux hommes, même s'ils y sont encore, hélas, peu nombreux. Le cinéma est un art populaire, sa force de frappe sur l'imaginaire collectif est très forte. Il fait la promotion d'un certain mode de vie, d'une certaine vision du monde, de la politique, et du rapport entre hommes et femmes. Son impact est donc important. Nous ne sommes pas partisanes de l'essentialisme, et ne pensons pas qu'il y a un cinéma de femmes, différent par nature de celui réalisé par des hommes. Mais, même en étant affranchie de la plupart des stéréotypes - ce qui est assez rare - nous grandissons en incorporant l'image de la femme que notre entourage, les médias ou les responsables politiques nous renvoient. Notre vision du monde est donc en partie conditionnée par le fait qu'on naisse fille ou garçon. Heureusement, d'autres données s'ajoutent : classes sociales, histoire personnelle et autres influences sont autant éléments qui participeront à définir l'identité d'une oeuvre. La polémique dont le Festival de Cannes a fait l'objet l'année dernière a montré que l'absence de femmes en compétition agaçait. Mais le festival est le bout de la chaine : il faut travailler la visibilité bien plus en amont. Cette année, beaucoup de films de réalisatrices sont prêts à être présentés au Festival, je doute que le comité de sélection cherche à s'attirer à nouveau les foudres des critiques. Quand il n'y a pas de femmes en compétition, on nous reproche de compter mais quand il y en a quelques-unes, on nous le demande ! A cet égard, il est très étonnant qu'aucun état des lieux chiffré n'ait été fait dans le cinéma. Nous avons donc commencé à établir nos propres chiffres, qui doivent être maniés avec précaution car certaines données nous manquent. Nous comptons d'ailleurs sur le soutien du Centre national du cinéma (CNC) et du ministère de la Culture pour obtenir des chiffres plus complets.
L'association va d'abord se concentrer sur quatre secteurs dans le domaine de la création : scénarisation, réalisation, montage et direction photo. Une première division apparaît : entre les postes autonomes (scénaristes et monteurs) et les postes nécessitant la gestion d'une équipe (réalisation et direction photo).
Dans le montage, les Césars indiquent une certaine prépondérance des femmes. Nous attendons une réponse de l'association des monteurs pour obtenir des chiffres détaillés, mais il semble que cette prépondérance tende à s'estomper depuis l'apparition de l'informatique dans le montage.
En ce qui concerne la scénarisation, il faut souligner qu'en France, les réalisateurs de cinéma sont très souvent les auteurs des scénarios de leurs films. Cela nous renvoie donc à la problématique des femmes dans la réalisation. Nous sommes en contact avec la Guilde des Scénaristes pour obtenir des chiffres précis sur le nombre de femmes scénaristes dans le cinéma, où elles sont bien moins nombreuses qu'à la télévision. Ainsi, seules ont été récompensées par des Césars Coline Serreau et Tonie Marshall ; sinon, il s'agit toujours de scénaristes femmes collaborant avec un scénariste homme.
Le directeur de la photographie coordonne les efforts de trois équipes, souvent majoritairement masculines car il s'agit de métiers physiques : caméra, machinerie et éclairage. Il peut aussi assumer le travail du cadreur. Nous avons contacté l'association des directeurs photos, qui comprend 12 % de femmes, et nous n'avons eu aucune réponse.
Une étude du CNC publiée en mars 2013 indique que 25 % des films produits en 2012 sont réalisés par des femmes. C'est la seule donnée genrée dont nous disposons sur le cinéma. Il serait intéressant de savoir quelle proportion de ces films sont des premiers, ou des deuxièmes films : une des difficultés est celle de la longévité des réalisatrices, de leur capacité à construire une oeuvre sur la durée.
La formation est une étape essentielle. L'année dernière, le directeur de la Fémis faisait état d'une parité dans quasiment toutes les sections, avec une part de femmes variant entre 48 % et 52 %. Il précise néanmoins que les femmes sont plus nombreuses au sein de la formation « script » et un peu moins nombreuses en réalisation. Cependant, certaines jeunes réalisatrices, comme Céline Sciamma ou Alice Winocour, viennent de la formation « scénario ». La visibilité de ces femmes semble donc diminuer une fois qu'elles entrent dans le monde du travail. Nous aimerions avoir le point de vue de la Fémis sur le suivi de ses anciens élèves. Nous sommes en contact avec cette école, ainsi qu'avec l'École Louis Lumière et la Fondation Culture et Diversité. Le financement est un point important. Les Commissions du CNC sont à peu près paritaires. Toutefois, d'après un rapide calcul, seules 30 % des avances sur recettes sont attribuées à des femmes. Mais il faudrait connaître, avant d'en tirer des conclusions, la proportion de dossiers soumis par des femmes. Il est important que les nouvelles générations puissent avoir des modèles de femmes artistes. A la Cinémathèque, seules trois réalisatrices ont fait l'objet de rétrospectives : Catherine Breillat, Naomi Kawase et Christine Pascal. Claire Denis, Agnès Varda ou Chantal Ackerman n'ont pas retenu l'intérêt où peut-être ont-elles refusé l'invitation ? Nous souhaitons rencontrer l'équipe de programmation afin de comprendre cette absence. Un jeune réalisateur talentueux comme Rabah Ameur Zaimeche, qui a seulement réalisé quatre films, a déjà eu droit à une rétrospective. En revanche, nombreuses sont les comédiennes dont la carrière a fait l'objet d'une programmation. Nous n'avons pas d'état des lieux précis pour les festivals de Berlin et Venise, mais à Cannes, au cours des cinq dernières années, les films réalisés par des femmes n'ont représenté que 8,7 % des films en compétitions, 10% des films labélisés « un certain regard », 18,5 % des films présentés à la Quinzaine des réalisateurs et 27 % des films présentés à la Semaine de la critique, où il n'y a que des premiers et deuxièmes films. Seules quatre femmes ont été présidentes du jury au cours de vingt dernières années, et toutes étaient comédiennes : Isabelle Huppert, Liv Ullmann, Isabelle Adjani et Jeanne Moreau. Au cours des cinq dernières années, le jury a été paritaire trois fois. Mis à part une réalisatrice (Andrea Arnold), une productrice japonaise et une écrivaine, seules des comédiennes y ont été représentées. Jane Campion est la seule femme à avoir obtenu la Palme d'Or (ex aequo avec Chen Kaige), en 1993. Seule Tonie Marshall a obtenu le César de la meilleure réalisatrice en 2000. En 37 ans d'existence, les Césars ont récompensés par le César du Meilleur Film seulement quatre films réalisés par des femmes. Je n'aborderai pas les aspects sociologiques voire philosophiques de la représentation de la femme dans les films : des universitaires comme Brigitte Rollet ou Geneviève Sellier le feraient bien mieux que moi.
Comme l'a dit Reine Prat, « Les critères de sélection sont, par définition, entièrement subjectifs. Le problème est qu'ils reflètent la subjectivité des quelques personnes sur qui repose tout le système ». Nous ne pensons pas que les décideurs écartent les femmes de manière consciente. Le problème est bien plus larvé et complexe que cela.