directrice du Paris Mozart Orchestra, vice-présidente de la Section Culture-Éducation du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ancienne députée européenne. - En tant que vice-présidente de la Section Culture-Éducation du Conseil économique, social et environnemental (CESE), j'ai écrit un rapport sur l'éducation artistique tout au long de la vie qui sera remis à M. Delevoye le 18 juillet 2013. C'est un combat que je mène depuis de nombreuses années : à l'Opéra de Lyon déjà, j'étais responsable de la maîtrise de jeunes enfants ; aux côtés de Claudio Abbado, plus tard, j'ai organisé des concerts dans des établissements pénitentiaires ; aujourd'hui, le Paris Mozart Orchestra a noué un partenariat avec l'éducation nationale, dans le cadre du Réseau Ambition Réussite dans les collèges et lycées.
Le Paris Mozart Orchestra est le seul orchestre qui traite des questions d'égalité. Il n'a aucun musicien permanent et ne reçoit pas de fonds publics. Son financement est assuré par des fonds privés d'entreprises et d'associations familiales. Ses membres ont tous signé une charte instaurant la parité aux postes de solistes, dispositif qui n'existe nulle part ailleurs. J'ai d'ailleurs été contactée par le collectif La Barbe, ce groupe d'action féministe venu il y a deux semaines féliciter le directeur de l'Opéra Bastille pour avoir élaboré une programmation dépourvue de femme chef, librettiste ou compositeur, ce à quoi celui-ci a répondu qu'il n'en connaissait pas « de talent » ! Il s'est ensuite défendu en citant les femmes danseuses ou chanteuses, mais nous savons bien que la parité ne pose pas de problème dans les rôles pré-distribués...
Mon analyse est la suivante : cette inégalité de fait est liée à l'omniprésence des hommes aux postes de direction des institutions culturelles. Lorsque j'étais au Parlement européen, j'ai demandé à obtenir des statistiques sur ce point. Elles se sont révélées très parlantes : les femmes qui sont à la tête d'une institution culturelle ont créé elles-mêmes leur entreprise. C'est pourquoi, de retour dans le monde musical à l'issue de mon mandat, je n'ai rien attendu des institutions françaises. Je venais de diriger Idomeneo à Washington avec Placido Domingo, ainsi que d'autres oeuvres à la Scala de Milan et à Berlin, et pourtant, de l'Opéra de Rennes ou de l'Orchestre de Chambre de Toulouse auxquels j'avais envoyé ma candidature, je n'ai reçu aucune réponse ! Force est de constater que ni Laurence Equilbey, ni Laurence Haïm, ni Nathalie Stutzmann, ni moi-même ne sommes invitées par les institutions culturelles françaises. Nous avons donc chacune créé notre propre orchestre.
Les femmes ont-elles assez d'autorité ou de résistance nerveuse, se demande-t-on souvent ? L'autorité, les femmes l'ont : j'ai déjà dirigé 700 choristes, et croyez-moi, on entendait les mouches voler ! Et il est vrai que notre métier est fatiguant physiquement et nerveusement, mais à un degré bien moindre que celui de danseuse étoile, par exemple. La vérité, c'est qu'un certain nombre de symboles virils restent attachés à ce métier, comme la baguette ou la queue-de-pie. Le style d'autorité qui le caractérisait au temps de Toscanini ou de Karajan n'est toutefois plus de mise. Les femmes contribuent grandement à faire évoluer les formes d'autorité, en mettant l'accent davantage sur l'humanité et la justice. Certaines formations recrutent leurs membres par cooptation, ce qui renforce la convivialité, le partage, la transmission. Au Paris Mozart Orchestra, nous partageons plus que de la musique. Notre charte impose le « respect de la personne et de ses droits sans distinction de couleur, d'orientation sexuelle, de langue, de religion, d'opinions politiques ou toutes autres opinions, d'ascendance nationale ou d'origine sociale, ni discrimination concernant la santé ou le handicap ».
C'est également l'esprit qui anime le Réseau Ambition Réussite. Alors que j'intervenais au collège de Gassicourt à Mantes-la-Jolie, un petit garçon noir de 11 ans m'a demandé pourquoi notre orchestre ne comprenait ni Noirs ni Arabes. Je lui ai expliqué en quoi consistait le déterminisme socio-culturel. Il m'a ensuite fait valoir que la discrimination liée à la couleur de peau était plus difficile à vivre que la discrimination liée au genre : manifestement, la petite fille noire assise à côté de lui n'était pas du même avis ! En résumé, je crois qu'il est vain d'isoler les discriminations les unes des autres. Dans notre formation, nous nous battons pour les combattre toutes.
Dans le rapport que j'ai réalisé pour le Parlement européen, nous insistons sur la nécessité de rendre obligatoire l'audition des solistes derrière un paravent. J'ai été interviewée à ce sujet par le Herald Tribune, qui s'étonnait que ce système, pratiqué aux États-Unis depuis 40 ans, ne trouve pas d'écho en France. A ce propos, je vous recommande la lecture très instructive de Musiciennes, de la sociologue Hyacinthe Ravet, dans lequel elle analyse, pour chaque instrument, la proportion d'hommes et de femmes qui le pratiquent. Le parcours de Martine Bailly est, à cet égard, éloquent : il y a trente ans, elle fut la première femme admise au poste de violoncelle solo de l'orchestre de l'Opéra national de Paris, à l'issue d'un concours organisé entièrement derrière paravent. Lorsque le jury a vu cette jeune femme si mince, il a eu peine à croire qu'elle était l'auteure de ce son si ample et de ce jeu si profond. Si les syndicats ne l'avaient pas soutenue, le résultat du concours aurait été annulé. Notez que les choses ont changé sur ce point, car lorsque j'ai commencé, les syndicats ne m'auraient jamais défendue... Martine Bailly vient de prendre sa retraite : elle m'a confié que sa carrière avait été très difficile. Rien ne lui a été épargné, même de la part de ses amis proches. Lorsqu'elle tentait de se reposer le bras avant d'attaquer un grand solo, ses collègues cessaient de jouer !
Les statistiques européennes montrent que les femmes n'accèdent aux postes de solistes que lorsque le concours est organisé derrière paravent. Les jurys sont toutefois de moins en moins enclins à s'y résoudre passé le stade des éliminatoires, car un soliste doit avoir des compétences d'animation et de pédagogie pour conduire les répétitions par pupitre, difficiles à déceler si l'on ne voit pas la personne. Le paravent n'est généralement utilisé que jusqu'aux demi-finales, ce qui rend théoriquement possible une finale composée exclusivement de femmes...
La parité des jurys serait une excellente avancée. Mais personne n'y pense, car comme dans tous les réseaux de pouvoirs, les managers d'orchestre sont des hommes. J'ai pu être directrice musicale de la fondation Musica per Roma parce que sa présidente de l'époque était une femme, comme j'ai pu donner quelques concerts à la Comédie française grâce au soutien de son administratrice générale Muriel Mayette. L'année prochaine, je donne des concerts au théâtre des Célestins de Lyon grâce à sa présidente Claudia Stavisky.
La France n'est certainement pas le pays le moins misogyne. D'ailleurs, le journaliste de Radio Classique Olivier Bellamy a publié récemment dans le Huffington Post un article vilipendant la ministre de la culture Aurélie Filippetti pour avoir envoyé une lettre invitant les responsables des principales institutions culturelles à tenir compte du principe de parité. Non seulement sa prose était haineuse, mais il a été suivi par d'autres journalistes. Le collectif La Barbe l'a sacré « abruti de la journée ».
A notre échelle, nous luttons contre les représentations sexuées au sein des orchestres. Nous essayons de recruter des femmes cornistes, contrebassistes, ou à l'inverse des harpistes masculins. Hyacinthe Ravet explique dans son ouvrage que les instruments sont sexuellement connotés. Savez-vous pourquoi la clarinette est le dernier instrument dont la pratique s'est féminisée au sein des orchestres ? Parce que c'est le seul qui se met dans la bouche et se tient entre les jambes. Une amie clarinettiste m'a confié sa stupéfaction de voir le malaise de ses collègues masculins lorsqu'elle retirait de sa bouche le bec de son instrument pour en ôter la salive qui s'y était déposée. Il ne faut pas oublier qu'au XIXème siècle, les classes du conservatoire n'étaient pas mixtes. Les premiers instruments à s'ouvrir aux femmes ont été le piano, puis la harpe, encore qu'on considérait celle-ci comme de nature à offrir trop largement au regard le corps féminin.
Les femmes accèdent plus difficilement aux postes à responsabilité, bien qu'elles soient plus nombreuses à suivre des études musicales classiques que les garçons. En revanche, elles sont moins nombreuses dans la musique populaire, car dans les familles moins favorisées, les filles ne sont pas encouragées à poursuivre des études musicales.
De même, il y a une sociologie de l'orchestre : ses derniers rangs sont ainsi composés majoritairement de personnes issus de familles moins aisées, qui ont fait leurs classes dans les fanfares municipales par exemple, tandis que les premiers rangs accueillent les enfants qui ont eu accès plus tôt aux instruments considérés comme plus nobles. Les choses changent toutefois : il y a en France d'excellentes trombonistes et de merveilleuses trompettistes qui n'ont en rien renoncé à leur féminité.
Une anecdote encore : il y a quelques temps, je devais diriger un opéra au théâtre du Châtelet. Celui-ci, dépourvu d'orchestre résident, fait généralement appel à celui de Radio-France. Les choses étaient convenues depuis des mois avec le directeur du théâtre lorsque, deux mois avant le concert, le manager de l'Orchestre de Radio-France chercha à me faire remplacer par un homme pour ne pas perturber sa formation ! Le directeur du Châtelet n'a pas cédé, ce qui montre qu'il y a des hommes décidés à accompagner le progrès. Mais il reste d'importants efforts à fournir.