Intervention de Jacques

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 27 mars 2013 : 1ère réunion
Renouvellement du régime fiscal applicable au rhum traditionnel des dom — Examen de la proposition de résolution européenne sur le renouvellement du régime fiscal applicable au rhum traditionnel des dom

Jacques :

Gillot, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, les rhums traditionnels des DOM bénéficient d'un régime fiscal propre leur permettant d'accéder au marché national et garantissant ainsi la survie d'une filière canne-sucre-rhum dans ces territoires. Le maintien de cette filière revêt une importance fondamentale pour ces territoires aux économies peu diversifiées et qui connaissent des taux de chômage record et en progression constante. Cette aide fiscale, autorisée par plusieurs décisions du Conseil et de la Commission européenne, vient à échéance le 31 décembre 2013, soit dans moins d'un an.

Or, les discussions avec la Commission européenne pour le renouvellement de ce régime n'ont pu s'ouvrir, du fait d'un différend entre les autorités communautaires et françaises sur l'application du dispositif en 2012 et 2013. C'est pourquoi notre délégation a souhaité se saisir de ce dossier important pour les économies ultramarines et m'a nommé, avec Gérard César, rapporteur.

Comme vous le savez, nous avons mené plusieurs auditions devant la délégation, qui nous ont permis d'entendre des dirigeants de distilleries indépendantes et des représentants de la filière, du ministère de l'agriculture, du ministère de l'économie et des finances, ainsi que des représentants de la Délégation générale à l'Outre-mer, de l'ODEADOM et d'Eurodom. Nous avons également eu le plaisir de recevoir le ministre des outre-mer, M. Victorin Lurel.

À l'issue de ces travaux, nous vous soumettons cette proposition de résolution européenne qui vise à faire valoir auprès des autorités européennes l'impérieuse nécessité de renouveler le régime fiscal pour la période 2014-2020 et à souligner l'urgence de ce renouvellement du fait de la proximité de l'échéance.

Tout d'abord, la filière canne-sucre-rhum revêt une importance considérable pour les DOM. La surface agricole utile consacrée à la culture de la canne en témoigne. En effet, tous DOM confondus, la surface cannière occupe 40 000 ha, soit 34 % de la SAU. Cette part est encore supérieure en Guadeloupe (43 %) et à La Réunion (57 %).

La surface cannière connaît toutefois depuis quelques années une légère diminution, avec une baisse de 2,86 % entre 2006 et 2011, qui reste néanmoins inférieure à celle de la SAU totale (- 3,06 %), montrant ainsi que la culture cannière résiste bien à la pression foncière.

Malgré ce léger retrait de la surface cannière, la production de canne est, pour sa part, en augmentation (+ 1,5 % sur cinq ans), ce qui traduit une hausse des rendements.

Au total, on comptait, en 2011, plus de 8 000 exploitations cultivant de la canne, réparties essentiellement en Guadeloupe (4 300 environ) et à La Réunion (près de 3 500). Outre la production sucrière, ces exploitations fournissent la matière première aux distilleries pour la fabrication du rhum.

S'agissant de la production de rhum, on distingue le « rhum agricole », produit par fermentation alcoolique et distillation du jus de la canne, du « rhum de sucrerie », produit à partir de la mélasse, résidu du raffinage du sucre.

La part relative de chaque type de production varie d'un territoire à l'autre : La Réunion produit quasi exclusivement du rhum de sucrerie quand la Martinique produit très majoritairement, à 83 %, du rhum agricole. La situation est plus équilibrée en Guadeloupe, avec près de 45 % de rhum agricole. Enfin, la Guyane ne produit que du rhum agricole. Le nombre de distilleries pour l'ensemble des DOM s'élève à 24 : 12 en Guadeloupe, 8 en Martinique, 3 à La Réunion et 1 en Guyane.

Il s'agit d'un secteur productif dynamique où le rhum joue un rôle moteur. En témoigne la production, pour l'ensemble des DOM qui connaît une progression importante, avec une augmentation en hectolitres d'alcool pur (HAP) de 17,8 % entre 2006 et 2011.

Il faut en outre souligner une spécificité de cette filière dans les DOM par rapport à d'autres pays : son intégration. Celle-ci découle de la définition communautaire du rhum traditionnel qui exige qu'il soit exclusivement produit à partir de matières premières locales.

Ainsi, l'aide fiscale portant sur le rhum profite à l'ensemble de la filière et la fragilisation de son activité la plus porteuse risquerait de la mettre en péril dans sa globalité.

L'importance économique de cette filière s'illustre dans la place qu'elle occupe dans la balance commerciale de ces territoires. Les échanges des DOM sont largement déficitaires : le déficit global est supérieur à 10 milliards d'euros avec un taux de couverture restreint, de seulement 6 % à La Réunion et de 11 % à la Martinique. Si l'on considère les seules exportations, elles s'élevaient, en 2010, à environ 830 millions d'euros dans les trois départements où la production de rhum est la plus significative, à savoir la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion.

La filière canne-sucre-rhum représente pour sa part un chiffre d'affaires de 250 millions d'euros pour les quatre départements. Elle contribue donc de façon significative à limiter le déséquilibre de la balance commerciale. L'impact local en termes d'emplois est considérable : on peut estimer que dans les trois départements précités, les plus concernés par la production et la transformation de la canne, cette filière est pourvoyeuse d'environ 40 000 emplois, dont 22 000 emplois directs. Ces chiffres sont cités par la Commission européenne elle-même dans sa décision du 27 juin 2007.

La filière canne-sucre-rhum joue également un rôle substantiel en matière de préservation de l'environnement.

Tout d'abord, la culture de la canne prévient l'érosion des sols dans des territoires souvent accidentés et soumis à des phénomènes climatiques extrêmes ; cette culture est en outre économe en eau car elle ne nécessite pas d'irrigation systématique.

Par ailleurs, la mélasse et la paille peuvent être utilisés comme fertilisants, et contribuer ainsi au maintien de la qualité agronomique des sols, ou pour l'alimentation du bétail, ce qui réduit la nécessité d'importer des aliments, importations génératrices d'émissions de gaz à effet de serre.

Enfin, la filière participe à l'indépendance énergétique de ces territoires et à la lutte contre le changement climatique, grâce à la bagasse. Ce résidu fibreux résultant de l'exploitation de la canne est utilisé comme source d'énergie par combustion pour produire de l'électricité dans les sucreries et distilleries, à La Réunion et en Guadeloupe.

Ainsi, à travers un dispositif fiscal consacré au rhum, c'est bien l'ensemble de la filière canne-sucre-rhum qui est touchée, et au-delà de la filière, l'ensemble de l'économie et de l'environnement de ces territoires.

La Commission européenne partage d'ailleurs ce jugement : elle considérait ainsi dans sa décision précitée que « la fiscalité préférentielle bénéficie aux différents acteurs de la filière canne-sucre-rhum » et assure « le maintien de la culture cannière, la pérennisation des emplois qui lui sont liés, et contribue à l'aménagement du territoire des régions d'outre-mer ».

J'en viens au deuxième point de mon exposé : le dynamisme du marché du rhum profite avant tout aux pays tiers et ACP. Les rhums des DOM sont confrontés à une concurrence toujours plus importante. Une part prépondérante de la production de rhum des DOM est consommée sur place ou exportée d'un DOM à l'autre, notamment des Antilles vers la Guyane. Mais environ le quart de la production est exporté vers le marché communautaire, dont 70 % vers le marché métropolitain.

Sur ces marchés, les rhums des DOM doivent affronter la concurrence de groupes internationaux comme le groupe Bacardi, qui possède notamment la marque de rhum éponyme, ou le groupe français Pernod-Ricard, qui commercialise la marque Havana Club. Ces rhums bon marché et de bien moindre qualité bénéficient d'une politique commerciale agressive de captation de marché qui tend à façonner les modes de consommation.

Ces dernières années, on a également observé la montée en puissance sur le marché communautaire des rhums des pays tiers (Cuba, Venezuela, Brésil, États-Unis, Mexique) et des pays ACP (Barbade, Guyana, Trinité et Tobago, Jamaïque, République dominicaine).

Il faut noter que les accords commerciaux conclus par l'Union européenne avec les pays d'Amérique centrale ou d'Amérique latine aggravent cette concurrence. Ainsi, le groupe Diageo, premier groupe de spiritueux au niveau mondial, a-t-il récemment investi au Guatemala pour profiter de cette libéralisation.

Face à cette concurrence, les rhums des DOM doivent supporter des contraintes qu'ignorent leurs concurrents. Le règlement du Conseil du 15 janvier 2008 définit les boissons spiritueuses dans l'Union Européenne, et en particulier le rhum et le rhum traditionnel des DOM. Celui-ci doit tout d'abord, comme cela a été dit précédemment, être produit uniquement à partir de produits alcooligènes originaires du lieu de production considéré.

Les distilleries des DOM ne peuvent donc pas profiter du coût plus faible de la canne ou de la mélasse sur d'autres marchés ; bien au contraire, ce coût inférieur sur ces marchés renchérit comparativement le rhum des DOM.

À l'inverse, le groupe Bacardi, qui produit exclusivement du rhum issu de mélasse, fait varier son approvisionnement en fonction des cours mondiaux. De même l'implantation de la production varie selon les opportunités fiscales ou en fonction des possibilités offertes de percevoir des subventions. Ainsi, le groupe Pernod-Ricard est-il implanté à Cuba où il bénéficie d'aides et de coûts de production moins élevés, tandis que les États-Unis n'hésitent pas à subventionner massivement les producteurs de rhum : on estime à 263 millions de dollars par an les aides accordées aux Îles Vierges et à Porto Rico.

Au total, le prix de la canne payé par une distillerie des DOM peut être six fois supérieur à celui payé par son homologue brésilien. À ce surcoût de la matière première, s'ajoutent les surcoûts induits par les normes environnementales et sociales ou par la différence du niveau des salaires, ceux-ci n'étant évidemment pas les mêmes dans les DOM et dans les pays tiers. Enfin, s'ajoutent encore des surcoûts liés au transport, au prix de l'énergie ou aux intrants.

Par ailleurs, pour des raisons culturelles et historiques, les rhums des DOM se caractérisent par un degré d'alcool plus élevé : 60 % de la production est à 40 °, un quart est à 50 ° et même 13 % à 55 °. D'autre part, les rhums des DOM sont pour plus de moitié commercialisés en bouteilles d'un litre, le reste étant commercialisé dans des bouteilles de 70 centilitres.

À l'inverse, les produits des pays tiers sont essentiellement des rhums à 37,5 °, commercialisés en bouteilles de 70 centilitres. Or, ces différences ne sont pas anodines dans la mesure où la fiscalité sur les alcools - que ce soit le droit d'accise ou la vignette de sécurité sociale - porte sur le volume d'alcool pur contenu par chaque bouteille.

Ainsi, une bouteille de rhum d'un litre à 50 ° comportera environ deux fois plus d'alcool pur qu'une bouteille de rhum de 70 centilitres à 37,5 °. Cette différence sur le prix d'une bouteille rend plus difficile le référencement en rayon des rhums des DOM par la grande distribution : c'est le surcoût lié à « l'accès au marché ».

Si l'on s'intéresse maintenant au marché du rhum, on observe que celui-ci est en expansion. Au niveau communautaire, les ventes de rhum ont ainsi augmenté de 2,3 % entre 2006 et 2011. Sur le marché français, le rhum (hors punch) occupe une place encore limitée : 7 % des spiritueux contre 40 % pour les whiskies ou 30 % pour les anisés. Mais il connaît une évolution particulièrement dynamique : + 9,8 % par an en moyenne sur les 10 dernières années.

Cependant, du fait des surcoûts présentés précédemment, les rhums des DOM ne profitent pas à plein de ce dynamisme. Ainsi, leur part de marché communautaire régresse : elle est passée de plus de la moitié en 1986 à près d'un tiers en 1996 et un quart en 2011.

Sur le marché français, entre 2008 et 2011, les rhums des DOM ont connu une progression de 9 %, quand elle était de près de 39 % pour les rhums des pays tiers ou ACP. Et encore, cette différence de progression est-elle probablement sous-estimée dans la mesure où ces chiffres portent uniquement sur les ventes en grande surface ; en effet, les rhums de marques disposent d'une grande puissance marketing et sont largement consommés dans les bars ou les discothèques, souvent sous forme de cocktails comme le mojito.

Enfin, j'en viens au troisième point, conséquence des deux premiers : le dispositif d'aide revisité en 2012 doit désormais être renouvelé pour l'après 2013.

C'est afin de compenser ces surcoûts et de maintenir l'accès du rhum des DOM au marché hexagonal qu'a été mis en place un régime fiscal dérogatoire pour le rhum traditionnel produit dans les DOM, à travers un droit d'accise sur les alcools inférieur pour ce produit à celui applicable aux autres alcools.

Cette aide repose juridiquement sur l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui prévoit, dans la mesure où « la situation économique et sociale structurelle » des régions ultrapériphériques « est aggravée par leur éloignement, l'insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles », la possibilité d'arrêter des mesures spécifiques à ces régions portant, en particulier, sur la politique fiscale et les aides d'État, « en tenant compte des caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires ».

Le régime dérogatoire est encadré par une décision du Conseil du 9 octobre 2007, complétée par une nouvelle décision du Conseil du 19 décembre 2011, et par une décision de la Commission européenne du 27 juin 2007, au titre des aides d'État.

Ces décisions prévoient notamment que :

- le taux d'accise ne peut être inférieur de plus de 50 % à celui pratiqué sur les autres alcools,

- qu'il s'applique uniquement au rhum traditionnel défini au plan communautaire,

- et dans la limite d'un contingent s'élevant, en 2011, après plusieurs augmentations, à 120 000 HAP.

La dernière augmentation de volume consentie par la Commission européenne pour 2011 n'est cependant entrée en vigueur que tardivement, fin 2011, ce qui a empêché les producteurs d'en bénéficier effectivement.

Le montant de l'aide initialement notifié à la Commission, en 2007, s'élevait à 66,4 millions d'euros. En 2011, avec un taux d'accise de 1 514 euros par HAP applicable au rhum des pays tiers et un taux réduit de 859 euros applicable au rhum des DOM, le différentiel de taxation s'élevait à 42 % et le montant de l'aide à 78,6 millions d'euros.

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2012, complétée par la première loi de finances rectificative pour 2012, ont modifié la fiscalité applicable au rhum des DOM.

Les montants des droits d'accise ont été relevés, de sorte que le différentiel est passé de 655 euros à 757 euros par HAP. Parallèlement, la vignette de sécurité sociale, précédemment assise sur le litre volume, a été augmentée et assise sur la quantité d'alcool pur, comme le droit d'accise. C'est important. Elle a également fait l'objet d'un plafonnement à 40 % du droit d'accise, ce plafonnement ne s'appliquant, dans les faits, qu'aux rhums traditionnels des DOM.

Ainsi, le différentiel total de fiscalité (droit d'accise et vignette de sécurité sociale) a été porté au total à 111,4 millions d'euros en 2012.

Cette nouvelle fiscalité a :

- augmenté le montant de l'aide sur le droit d'accise au-delà de la limite de 20 % de taux d'accroissement fixée par la réglementation européenne sur les aides d'État. Était donc nécessaire une nouvelle notification ;

- créé une nouvelle aide d'État du fait du plafonnement de la vignette de sécurité sociale, sans notification préalable, ce qui rend la mesure « illégale » au regard des règles de la concurrence de la Commission européenne. Nous avons des arguments pour expliquer cette absence de notification qui aurait dû intervenir en début d'année 2012, et qui n'a été envoyée que le 7 août 2012 à la Commission.

Mais cette dernière remet en cause le montant de l'augmentation de l'aide depuis 2011, qui lui semble excessif. La DG concurrence analyse ainsi la possibilité d'inscrire l'aide au registre des aides illégales.

Afin de vider ce contentieux potentiel, le Gouvernement français a transmis à la Commission européenne, le 18 février 2013, une proposition, qui prévoit :

- le déplafonnement de la vignette de sécurité sociale ;

- la modification du taux d'accise de façon à ce que le différentiel soit porté au maximum autorisé par la décision du Conseil, c'est-à-dire 50 % ;

- un mécanisme spécifique pour les petites distilleries, c'est-à-dire celles produisant moins de 2 000 HAP, qui seraient les plus touchées par la nouvelle vignette du fait du haut degré alcoolique de leur production.

Avec un tel dispositif, le montant global de l'aide serait ramené à 103 millions d'euros. La hausse par rapport à 2011 s'explique par l'augmentation des coûts de production (+ 9,5 millions d'euros), du coût d'accès au marché (+ 6,4 millions d'euros) et par la mise en place du dispositif relatif aux petites distilleries (+ 1,3 millions d'euros).

Il faut également y ajouter 7,4 millions d'euros pour tenir compte du fonctionnement de la vignette de sécurité sociale avant 2012 : en effet, jusqu'en 2011, celle-ci portait sur le volume de boisson et non sur le volume d'alcool pur, ce qui représentait, de fait, un avantage comparatif pour les rhums des DOM.

Cette proposition vise à résoudre le différend avec la Commission pour la période courant depuis le 1er janvier 2012.

Nous estimons, avec mon collègue Gérard César, que ce dispositif est particulièrement équilibré. En effet, il est de nature à continuer à assurer la survie de la filière canne-sucre-rhum des DOM en prenant en compte ses spécificités sur la base de l'article 349 du TFUE, tout en répondant aux préoccupations de respect du principe de libre concurrence émanant de la Commission européenne. Il devrait donc préfigurer, à notre sens, le régime fiscal applicable au rhum des DOM à compter du 1er janvier 2014. Telle est notre proposition.

Enfin, nous soulignons l'urgence à faire aboutir la procédure afin de donner la visibilité économique indispensable aux entreprises de la filière, dont nous rappelons encore une fois le rôle majeur pour la vitalité économique et donc l'emploi, le maillage des territoires ainsi que la préservation de l'environnement.

Je vous remercie de votre attention au terme de cet exposé quelque peu technique !

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