Le Conseil national de la Résistance avait perçu le caractère essentiel du contrôle public de ce secteur, pour l'indépendance nationale et pour la justice sociale. C'est pour cette raison qu'il l'avait inscrit prioritairement dans son programme.
Dès le 12 septembre 1944, le général de Gaulle annonçait « le retour à la nation des principales sources d'énergie ».
C'est donc en toute logique que les constituants incluaient dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 l'alinéa suivant : « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » A fortiori, cette propriété ne peut pas lui être retirée sans que le peuple se prononce.
Monsieur le ministre, c'est en effet le bien public que vous vous apprêtez à piller, au seul profit d'actionnaires qui, tel M. Albert Frère, premier actionnaire de Suez, guettent la bonne affaire.
Il est inacceptable, du point de vue démocratique, qu'une majorité contestée dans les urnes, poussée au recul par la rue, persévère dans sa fuite en avant libérale, à quelques mois d'échéances électorales majeures, en décidant de brader, de manière parfaitement anticonstitutionnelle, un service public national, protégé par les textes fondateurs de la République.
Puisque ni la majorité de droite de l'Assemblée nationale, ni la majorité de droite du Sénat n'ont l'intention de faire respecter la Constitution, puisqu'elles s'apprêtent l'une et l'autre à la violer, il faut donner la possibilité au peuple de rappeler à l'ordre les apprentis sorciers du libéralisme.
L'opposition sénatoriale n'est pas la seule à souligner cette mise en cause flagrante du préambule de la Constitution de 1946 qui, je le rappelle, fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité, au même titre que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et la Constitution de 1958.
Comme vous le savez, mes chers collègues, un titre du journal Les Echos fut : « De sérieux problèmes de conformité avec la Constitution ». L'auteur de l'article en question livrait cette analyse : « En clair, dès lors qu'une entreprise est en charge d'un service public, elle doit appartenir à l'État. C'est donc dans l'esprit de la Constitution, le service de l'intérêt général qui impose la participation majoritaire de l'État et non la participation de l'État qui créerait de fait un service public. La question est au coeur de tous les débats de privatisation. Bizarrement, cette fois, les parlementaires concentrés sur l'article 10 du projet qui abaisse la participation de l'État dans le capital du gazier sont passés à côté. »
L'autre quotidien économique, La Tribune, s'interrogeait également dans son édition du 9 octobre dernier : « Peut-on privatiser un service public national ? »
Monsieur Poniatowski, vous indiquiez alors dans ce journal que GDF n'est pas un service public national. Cette opinion, que vous venez de rappeler, n'est pas surprenante. Mais, dans le même article, M. Gérard Quiot, juriste, vous répondait en ces termes : « Il est certain que le préambule de la Constitution de 1946 qui est toujours partie intégrante de notre Constitution ne permet pas de privatiser une activité que les autorités publiques considèrent comme étant d'intérêt général, ce qui est le cas de Gaz de France. En droit, un service public national est une activité soumise à des obligations visant à garantir l'égalité des citoyens devant le service rendu, sa continuité et la capacité de l'opérateur à fournir la meilleure prestation en toutes circonstances. De surcroît, son intérêt est commun à l'ensemble de la collectivité. Dans le cas précis du gaz, la péréquation tarifaire, comme le maintien de l'obligation faite à GDF de fournir du gaz aux Français à un prix fixé par les autorités publiques, qualifie bel et bien l'entreprise comme étant un service public national. Que les opérateurs privés soient soumis à la péréquation tarifaire ne change rien. »
Je poursuis cette citation : « Le Gouvernement ne peut, d'un côté, conserver à GDF ses missions de service public en réaffirmant son attachement au maintien de ses missions et, de l'autre, sortir l'entreprise du secteur public, sans être en contradiction avec notre Constitution. Si le législateur considère qu'aujourd'hui les exigences du secteur privé sont conciliables avec celles du secteur public - ce que les auteurs du préambule de la Constitution de 1946 jugeaient comme étant parfaitement incompatibles -, il doit être cohérent et modifier la Constitution. »
Monsieur le ministre, qui pourrait, aujourd'hui, nier de bonne foi que l'exploitation de notre secteur énergétique relève d'un service public national, ne serait-ce que parce qu'il doit garantir notre indépendance énergétique ? Le fait que l'avenir du marché du gaz soit au centre des dernières conversations entre MM. Chirac, Poutine et Mme Merkel montre bien, n'en déplaise à M. Poniatowski, qu'il s'agit d'un enjeu national européen, et même planétaire.
C'est afin de respecter le préambule de notre Constitution que la forme juridique d'établissement public à caractère industriel et commercial avait été retenue par la loi du 8 avril 1946 sur la nationalisation de l'électricité et du gaz, introduisant dans notre droit un type de propriété des entreprises publiques sans capital social, ni actions ; l'État ne dispose pas de la propriété du capital de l'établissement public à caractère industriel et commercial, l'EPIC, qui est inaliénable et indivisible. La loi de 2004 a changé le statut des deux entreprises, mais n'a pas modifié leur rapport à la nation.
L'article 16 de la loi du 8 avril 1946 établissait, sans ambiguïté, que « ce capital appartient à la nation. Il est inaliénable ». Dès 2004 et plus encore aujourd'hui, une modification de la Constitution aurait dû précéder l'élaboration de ces projets de loi.
En l'absence d'une telle modification, ces textes sont manifestement anticonstitutionnels. Notre appel au peuple se fonde donc sur une atteinte grave à la Constitution. La conséquence de cette agression, c'est la mise en cause de l'indépendance énergétique de notre pays, c'est la certitude d'une augmentation forte des tarifs, source d'injustice sociale et d'inégalités.
Machiavel conseillait au prince de devenir « grand simulateur et dissimulateur », d'apprendre à manoeuvrer « par ruse [...] la cervelle des gens ». Et il rappelait souvent que « qui trompe, trouvera toujours qui se laisse tromper ».
Notre peuple a fréquemment montré pourtant qu'il ne se laissait pas tromper, pour peu qu'il soit informé.
Monsieur le ministre, vous, vous reniez la parole donnée. Nous vous l'avons dit hier, mon collègue vient de le rappeler, et nous le répétons parce que vos réponses nous donnent raison.
Vous aviez toutes les cartes en main en 2004. Or c'est le 15 juin 2004 que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, déclarait, la main sur le coeur : « Je l'affirme parce que c'est un engagement du Gouvernement, EDF et Gaz de France ne seront pas privatisés. » Il citait alors le Président de la République. Et il poursuivait ainsi : « Mieux, le Gouvernement acceptera l'amendement du rapporteur général prévoyant de porter de 50 % à 70 % le taux minimum de détention du capital d'EDF et de Gaz de France. »
Monsieur Poniatowski, vous n'étiez pas en reste ! Que déclariez-vous avec un certain agacement, il y a deux ans ? « La sociétisation est-elle une étape vers la privatisation ? C'est décourageant de le rappeler. J'ai rencontré les représentants des différents syndicats, j'ai participé à des débats télévisés et radiophoniques, je l'ai écrit dans des journaux et je ne sais plus à quel temps il faut le conjuguer : il est évident que l'ouverture du capital ne signifie en aucun cas la privatisation. »
Tout aurait changé depuis ?