Quelques mots de présentation du CNNum pour commencer. Il s'agit d'une commission consultative indépendante créée en avril 2011, dont les missions et la composition ont été redéfinies par un décret du Président de la République du 13 décembre 2012. Sa raison d'être est de formuler et de publier des avis et des recommandations sur toute question relative à l'impact du numérique sur la société et sur l'économie, de manière à la fois à préparer les décisions des pouvoirs publics dans ce domaine et de permettre à la société de mieux appréhender les questions et les enjeux essentiels du secteur.
Le décret de décembre 2012 a principalement visé à élargir et diversifier la composition du CNNum. Celle-ci doit désormais respecter un principe de parité entre les hommes et les femmes. Grâce à une meilleure représentation de l'ensemble des acteurs concernés par les évolutions dans le domaine du numérique, il doit également faciliter la rencontre et l'hybridation des idées et des points de vue. Il regroupe ainsi désormais, outre les représentants des gestionnaires des infrastructures de réseau et des gestionnaires de services, des personnes issues du monde de la recherche, du monde associatif, de la banque, des collectivités territoriales, etc.
Il est important d'encourager cette diversité qui renoue avec les origines de l'Internet. Celui-ci est en effet, historiquement aux États-Unis, le résultat d'une hybridation et d'une coopération entre des acteurs aux profils et aux origines très variés : chercheurs, universitaires, militaires, grandes sociétés, petites entreprises innovantes, etc.
En ce qui concerne les méthodes de travail du Conseil, je distinguerai trois types de saisine :
- d'abord, les saisines pour avis. C'est une saisine de cette sorte, à l'initiative de Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique, qui a aboutit à l'avis « Net neutralité » du 1er mars 2013 ;
- ensuite, les saisines pour concertation. Mme Fleur Pellerin en a initié une sur le thème de la fiscalité du numérique pour tâcher d'éclairer la question suivante : quelle adaptation de la fiscalité pour accompagner la transformation numérique ? Dans ce cadre, le CNNum a lancé une concertation permettant le questionnement, les appels à contributions et l'échange de tous les acteurs concernés. Le but est de faire remonter des contributions écrites qui seront ensuite soumises au débat public ;
- enfin, les saisines que je qualifierais de prospectives et que j'illustrerais par l'exemple de nos travaux en cours sur l'inclusion numérique.
De façon générale, je souhaite que le CNN fasse preuve d'innovation dans son travail de consultation, de concertation et de réflexion. Je souhaite que nous ne nous contentions pas du cadre formel et un peu convenu des auditions, pour nous engager le plus possible vers des rencontres contributives. Celles-ci ne doivent pas se limiter à laisser s'exprimer les acteurs, mais leur permettre d'échanger, de confronter leurs points de vue et de les faire évoluer. Je souhaite que l'innovation se manifeste également dans le domaine des modes de restitution de nos travaux, en dépassant le simple rapport ou avis, pour fournir la cartographie de controverses ou des documents pédagogiques permettant au grand public de s'approprier les débats.
J'en viens maintenant à la question de fond sur laquelle vous m'avez interrogé, Monsieur le Président, celle de la neutralité du web. Sur ce débat fondamental, le CNNum n'a pas souhaité s'engager dans une approche trop étroitement juridique et technique, car cet aspect de la question est déjà bien documenté, notamment grâce aux travaux de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). Nous avons tenu à élargir l'approche en prenant en compte aussi le point de vue des utilisateurs du Net, qu'il s'agisse des simples particuliers ou des entreprises afin de préserver notamment l'écosystème des jeunes entreprises innovantes. Deux grandes conclusions se dégagent de notre avis sur cette question.
La première est que la neutralité de l'internet devrait être mieux garantie par la loi. On sait en effet qu'elle est parfois contournée à travers des techniques de filtrage ou de blocage. Vous avez tous en tête la controverse récente qui a suivi la décision de Free de bloquer la publicité sur les pages Google. Cette décision a eu le mérite de poser la question de la neutralité au grand jour et de permettre au public de prendre conscience de son importance. Même si je dois dire qu'elle l'a fait de manière un peu paradoxale, puisqu'elle a remis en cause ce principe de neutralité en présentant cette entorse de manière sympathique comme une lutte contre les excès de la publicité. Ce n'est bien sur qu'un aspect du débat ! Cette décision peut aussi être regardée comme remettant en question de façon unilatérale les droits de certains utilisateurs du réseau, notamment ceux des entreprises dont le modèle économique repose sur le respect de la neutralité du web et ceux aussi des utilisateurs particuliers qui se voient imposés un accès restreint à des informations qu'ils peuvent juger utiles. Il y a donc un équilibre à trouver pour garantir à la fois la neutralité du web, la préservation d'infrastructures qui, dans notre pays, sont de très grande qualité, et le dynamisme du marché de la connexion Internet.
Ceci posé, le CNNum s'est penché sur les lois adoptées dans certains pays comme les Pays-Bas ou la Slovénie, qui ont inscrit dans leur droit le principe de neutralité du Net. Nous avons des débats pour savoir si, au-delà du rappel fort dans la loi du principe de neutralité, il fallait aller plus loin dans la définition de ses critères d'application. Notre réponse est négative. La neutralité ne doit pas être conçue comme un impératif juridique absolu. C'est un principe qui doit en permanence évoluer pour s'adapter aux conditions concrètes de fonctionnement du Net. Figer des critères dans la loi, c'est vider le principe de sa réalité. Je prends un exemple : en quelques années, les smartphones sont devenus un outil majeur de connexion au réseau. Si le législateur avait défini des critères concrets d'application du principe de neutralité il y a seulement quatre ou cinq ans, par exemple en fixant les conditions dans lesquelles l'ADSL peut ou non respecter la neutralité, il aurait défini des règles inadaptées à ce que sont aujourd'hui les enjeux économiques et sociaux de la neutralité du web, puisque ces enjeux portent largement sur des réseaux de téléphonie mobile et non d'ADSL.
Mieux vaut donc graver le principe de la neutralité dans la loi tout en conservant une souplesse de mise en oeuvre qui permette de tenir compte des changements très rapides du monde numérique en tolérant des exceptions ou en acceptant de lisser dans le temps certaines transitions. Cette démarche pragmatique passe par un renforcement des pouvoirs des autorités qui veillent à son respect, comme l'ARCEP, l'Autorité de la concurrence ou le pouvoir judicaire.
Le second axe de l'avis du CNNum concerne la communication en direction du grand public, l'objectif étant de lui faire comprendre à quel point ce principe de neutralité du Net est important pour l'avenir d'Internet et les usages qu'on peut en faire. La neutralité d'Internet n'est rien d'autre que le principe d'égalité dans l'accès au réseau. Les nombreux intermédiaires entre l'utilisateur du réseau et le réseau doivent rester neutres et ne pas discriminer en fonction d'intérêts ou de points de vue qui leur sont spécifiques les usages que chaque utilisateur souhaite en faire. Cette neutralité, c'est d'abord celle des tuyaux d'accès au Net, des infrastructures de réseau. C'est également celle des principales portes d'accès à Internet, qu'il s'agisse des grands portails, des principaux stores ou des moteurs de recherche. Une vision assez large de la neutralité du Net est nécessaire pour inclure ces différents aspects.
Le CNNum a eu un débat sur la question du véhicule législatif adapté pour faire évoluer le droit. Modifier la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication nous a semblé commode, même si nous avions conscience des réticences que cela pouvait engendrer de retoucher le texte qui crée le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).
Je conclurai sur la question de la neutralité en revenant sur les conditions de production de l'avis du CNNum. Il a été rendu dans des délais très courts, à peine trois semaines, ce qui a empêché de mener des concertations aussi larges et approfondies que nous l'aurions souhaité. Nous allons donc vraisemblablement relancer un groupe de travail dans les semaines à venir sur la définition des critères permettant d'apprécier le respect de la neutralité des grandes infrastructures de services d'accès. Ce n'est d'ailleurs pas qu'un débat national. Quelques affaires ont commencé à faire du bruit aux Etats-Unis ; je pense à l'annonce de la fermeture par Google de son site Google reader, qui condamne à mort tout un écosystème de start-up. C'est un outil de veille d'information qui est utilisé par un grand nombre d'entreprises. Un autre exemple pertinent concerne la gestion de ses stores par Apple : celui-ci peut décider d'y supprimer une application dont les images ne respectent pas le droit interne américain, alors même que les stores d'Apple sont déclinés nationalement et que l'application en question n'enfreint pas en réalité la loi américaine. Un article récent de l'économiste Paul Krugman parle à cet égard d'une quasi notion de service public incombant aux grands acteurs de l'Internet comme Google.