Intervention de Yves Fréville

Réunion du 22 décembre 2004 à 21h00
Ouverture du capital de dcn — Adoption d'un projet de loi

Photo de Yves FrévilleYves Fréville, rapporteur de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, ce projet de loi ouvre une nouvelle étape dans le processus de réforme de notre industrie navale de défense. Celle-ci doit permettre à la société nationale DCN de consolider son avenir en participant à la restructuration de l'industrie européenne de l'armement naval. Pour cela, il lui faut pouvoir ouvrir son capital, aujourd'hui détenu à 100 % par l'Etat, et, le cas échéant, créer des filiales pour participer à ce que j'appellerai des « projets joints ».

DCN est une société jeune, créée en 2003, mais elle est aussi l'héritière de la grande tradition colbertiste des arsenaux royaux et du génie maritime, tradition peut-être plus favorable à la compétence technologique qu'à la productivité économique et à la rentabilité financière.

Avec 13 400 personnels, de statuts très différents, dont beaucoup d'ouvriers d'Etat, DCN regroupe des établissements de constructions neuves, à Cherbourg et à Lorient, des établissements plus polyvalents, à Brest et à Toulon, et des établissements de fabrications spécialisées à Indret, à Ruelle ou à Saint-Tropez. Ces établissements, avec les sous-traitants, constituent un élément essentiel du potentiel industriel du grand Ouest.

Je poserai deux questions. Tout d'abord, l'objectif d'ouverture du capital de DCN est-il justifié au regard de son environnement industriel ? Ensuite, dans quelle mesure cette ouverture est-elle possible ?

DCN doit pouvoir s'adapter à la nouvelle donne industrielle en matière de constructions militaires navales. A cet égard, je formulerai trois observations.

Premièrement, l'industrie navale militaire subit une transformation profonde : aujourd'hui, un navire de guerre est très différent d'un navire de commerce ; il est devenu un ensemble intégré très complexe de systèmes d'armes faisant lui-même partie d'un système global d'information. Je pense évidemment au système d'exploitation navale des informations tactiques, le SENIT, de notre marine nationale.

Aujourd'hui, tout groupe industriel doit donc nécessairement se positionner sur une maîtrise d'oeuvre et de maintien en condition opérationnelle de systèmes complexes, ce qui conduit logiquement à la mise en place de nombreux partenariats.

Deuxièmement, il faut tenir compte de la structure du marché mondial des navires de combat. Ce marché est détenu à 45 % par les Etats-Unis, qui comptent cinq grands groupes industriels. L'Europe ne détient que 30% des parts de marché, que se partagent douze groupes industriels. C'est bien là que réside le problème.

En outre, le marché asiatique est en pleine expansion. Ces pays ne se contentent plus d'exporter ; ils transfèrent les technologies, ce qui constitue bien évidemment une source potentielle de concurrence.

Le morcellement actuel de l'industrie navale européenne et la concurrence entre projets ne permettent ni une rationalisation de l'outil de production, ni un étalement des charges de développement, ni un abaissement des coûts liés à l'effet de série. Par conséquent, si l'industrie européenne veut survivre, elle doit se réorganiser, sans doute en constituant des groupes plus importants que ceux qui existent aujourd'hui.

Troisièmement, on assiste à l'entrée en mouvement des acteurs industriels. Tout à l'heure, vous avez évoqué, madame la ministre, le rapprochement qui vient d'avoir lieu entre Thyssen et HDW. L'Espagne hésite dans le choix de ses partenariats. On voit donc apparaître des « projets joints ».

Telles sont les données du problème auquel nous sommes confrontés. Quelles conséquences faut-il en tirer ?

Il n'appartient pas au Parlement - il n'a ni la compétence ni la capacité d'expertise nécessaires - de dire ce qui sera bon pour la France, et en particulier pour DCN, en matière de regroupements industriels. C'est à l'exécutif et aux partenaires industriels qu'il revient de définir, sous le contrôle du Parlement, ce que doit être cette nouvelle donne.

Mais nous devons être conscients que la France ne peut être absente de ce mouvement de regroupement au motif que des règles juridiques devenues inappropriées ne lui permettent pas d'agir. Il y a urgence, car nos partenaires potentiels n'attendront pas.

L'objet de ce projet de loi est donc non pas de valider un projet industriel, mais de donner à DCN et au Gouvernement une boîte à outils juridiques qui leur permettront de négocier les accords nécessaires, tant vers le bas que vers le haut.

Tout d'abord, s'agissant de l'ouverture vers le bas, il faut que DCN soit capable, en partenariat, de créer des filiales fondées sur des apports industriels.

Aujourd'hui, il existe déjà des filiales entre DCN et Thales, telle Armaris, qui a elle-même constitué des sous-filiales, si je puis m'exprimer ainsi, en particulier pour la construction des frégates Horizon.

Toutefois, l'objet de ces filiales est limité, car celles-ci ne peuvent avoir que des activités de services, de promotion et de suivi de contrats à l'exportation. La loi de 2001 rend juridiquement impossible la création de filiales à vocation industrielle.

Face à cette difficulté, d'aucuns disent qu'il suffirait de continuer à créer des groupements d'intérêt économique, notamment des groupements européens d'intérêt économique. Cette voie a déjà été ouverte pour la construction de torpilles avec le GEIE Eurotorp. Mais cette solution connaît des limites en matière de partage des risques.

Le premier objectif consiste donc à permettre à DCN de créer, en partenariat, des filiales auxquelles elle pourrait faire un apport industriel, en particulier pour les constructions neuves.

Ensuite, pour ce qui est de l'ouverture vers le haut, le projet de loi prévoit l'ouverture minoritaire du capital : celle-ci doit être considérée comme possible, en particulier avec nos partenaires Allemands, de manière à permettre les financements croisés.

Mais, quels qu'ils soient, nos partenaires n'ouvriront la discussion le moment venu qu'à la condition qu'un retrait partiel de l'Etat soit envisageable. A cet égard, un signal politique fort doit être donné dès aujourd'hui. Il est illusoire de penser que nous pouvons attendre le bouclage d'un projet industriel pour nous prononcer.

Le présent projet de loi répond donc à une nécessité. Cela m'amène à ma seconde question : le redressement de DCN est-il suffisamment probant pour qu'une ouverture de son capital soit envisageable ? L'ouverture vers le grand large est-elle raisonnable ?

Mes chers collègues, nous connaissons tous la situation dans laquelle se trouvait DCN au milieu des années quatre-vingt-dix. Je rappellerai très brièvement quelques éléments figurant dans un rapport de la Cour des comptes : une gestion budgétaire hors de contrôle, une faible productivité témoignant d'un important sureffectif, des comptes irréguliers dépourvus de toute signification économique.

Heureusement, le redressement est là parce que l'Etat, quelle que soit la majorité politique, a fait son devoir dès 1995 pour sauver une capacité industrielle qui menaçait de sombrer.

Nous connaissons les prouesses techniques accomplies par ce que j'appelle encore la Direction des constructions et armes navales, la DCAN ; antérieurement, on parlait même de l'artillerie navale. Je pense, bien entendu, à la réussite des sous-marins nucléaires.

Il faut toutefois reconnaître que la productivité était faible au regard des standards internationaux. Il a donc fallu séparer les activités industrielles des activités régaliennes et mettre en place un plan social de grande ampleur, lequel s'est traduit par la suppression de plus de 7 500 emplois. Ces efforts ont permis la création, en 2000, d'un service à compétence nationale. C'est la première étape.

Mais, très vite, ce service a montré ses insuffisances, comme la précédente majorité l'a d'ailleurs reconnu : il fallait se débarrasser des carcans administratifs des marchés publics ; il fallait pouvoir recourir aux voies d'exécution de droit commun. Surtout, le compte de commerce était inadapté à une gestion financière rigoureuse puisqu'il ne permettait pas de déterminer les coûts complets de n'importe quelle opération, si bien que la plupart des contrats à l'exportation se soldaient par des pertes.

La seconde étape a donc abouti à la création, en 2003, de la société DCN. Mais il a fallu passer la paille de fer sur les comptes, et cela a coûté ô combien ! La capitalisation initiale s'élèvera au total à 563 millions d'euros. Le nouveau plan social d'adaptation devrait atteindre 124 millions d'euros. La Marine a dû reprendre des infrastructures qui lui appartenaient, pour 297 millions d'euros. Le coût total approche 1, 4 milliard d'euros. La commission des finances a constaté, madame la ministre, que ce coût avait peut-être été mal évalué lors de l'élaboration de la loi de programmation militaire, ce qui peut expliquer les difficultés rencontrées pour le financement du programme des frégates.

Cet effort financier de l'Etat a-t-il porté ses fruits ? Il semble que oui. Le retour à l'équilibre financier a été réalisé, et DCN n'est pas endettée. A la fin de l'année 2003, elle disposait même d'une trésorerie en valeurs de placement que l'on peut qualifier de très favorable : il est rare de voir une entreprise dont la trésorerie en valeurs de placement atteint 1, 376 milliard d'euros, même s'il est vrai que c'est en contrepartie d'avances et d'acomptes de ses clients, c'est-à-dire en grande partie de l'Etat. Le résultat positif de l'exercice 2003, qui devrait se renouveler en 2004, atteint 41 millions d'euros. Ces bons résultats pourraient être confirmés au cours des années à venir si l'on suit le contrat d'entreprise jusqu'en 2008.

Sur le plan financier, il est donc tout à fait possible d'envisager l'ouverture du capital de DCN. Encore faut-il que des garanties suffisantes soient apportées. C'est le cas avec le projet de loi, qui répond à la nécessité d'encadrer cette opération pour garantir les intérêts de la puissance publique, ceux de l'entreprise et ceux du personnel.

Il faut d'abord garantir les intérêts de la défense nationale.

Tout d'abord, le dispositif proposé prévoit que l'Etat restera majoritaire non seulement dans le capital de la société mère, mais aussi dans celui des filiales, grandes ou moyennes, puisque les seuils retenus sont plus bas que ceux qui sont fixés dans la loi de privatisation de 1986 : sont concernées les filiales dont l'effectif est supérieur à 250 personnes, au lieu de 1 000 ou de 2 500 suivant les seuils de règle générale, et le chiffre d'affaires est fixé à 375 millions d'euros ; j'y reviendrai tout à l'heure.

Ensuite, toute ouverture minoritaire du capital ou toute constitution de filiale « importante », au sens que je viens de définir, nécessitera une autorisation préalable à la fois du ministre des finances et du ministre de la défense. Il est en effet essentiel que, dans le cadre des filiales, toutes les garanties usuelles de sécurité militaire soient vérifiées de la part des partenaires.

Enfin, les conditions patrimoniales de telles opérations - que ce soient les ouvertures du capital ou les apports à une filiale, en particulier les traités d'apport -, devront être soumises à l'avis conforme d'une autorité indépendante : la Commission des participations et des transferts, mise en place en 1986. Le dispositif proposé est d'ailleurs plus restrictif que celui de droit commun, puisque le seuil de personnel a été considérablement abaissé.

Le projet de loi garantit aussi l'avenir de DCN et de ses filiales, notamment leur plan de charge, élément essentiel du dispositif.

Un contrat d'entreprise portant sur la période 2003-2008 sera conclu entre l'Etat et DCN et prévoira le plan de charge de DCN : deux tiers pour les constructions neuves et un tiers pour le maintien en condition opérationnelle. Il prévoira également - naturellement, à titre indicatif - les opérations d'exportation : celles-ci, on l'a vu avec l'affaire du sous-marin non vendu au Portugal, peuvent être soumises à des aléas.

Le projet de loi, tel qu'il vous est proposé, dispose que le champ de la garantie d'activité couvert par le contrat d'entreprise est étendu aux filiales de DCN. C'est particulièrement important au moment où l'on peut envisager la création d'une filiale « constructions neuves », en particulier sur les sites de Lorient et, peut-être, de Cherbourg.

Naturellement, maintenant que des autorisations de programme, à hauteur de 1, 7 milliard d'euros, ont été votées pour les frégates dans la loi de finances pour 2005, nous serons attentifs à ce que les contrats correspondants soient signés.

Enfin, des garanties sont accordées aux diverses catégories de personnel.

La loi du 5 juin 2003 garantit les droits du personnel de DCN recruté avant le changement de statut, c'est-à-dire avant la fin du mois de novembre 2004, ce qui représente environ 8 200 ouvriers de l'Etat mis à disposition de DCN - DCN remboursant l'Etat -, 660 fonctionnaires et militaires détachés et 170 agents sous contrat.

Les ouvriers sous statut sont aujourd'hui mis à disposition de DCN pour une durée indéterminée. Il est prévu que cette mise à disposition sera transmise au profit des filiales telles que je les ai définies tout à l'heure. Les ouvriers d'Etat appartenant à un établissement qui serait apporté à une filiale conserveront les mêmes garanties.

J'ai entendu les représentants des syndicats. Certains d'entre eux faisaient observer qu'il serait possible de tourner la loi en « saucissonnant », si vous me permettez l'expression, les établissements : il suffirait de les découper en unités de 200 ouvriers pour que la garantie n'existe plus. Vous comprenez, mes chers collègues, que ce serait une absurdité totale d'un point de vue industriel, et je suis sûr, madame le ministre, que vous confirmerez mon analyse : je ne vois pas l'intérêt qu'il y aurait à se priver de cette main-d'oeuvre d'Etat qualifiée en découpant l'établissement en rondelles. Cela ne répond à aucune logique économique !

De la même façon que les ouvriers d'Etat sont protégés, les fonctionnaires et militaires mis à disposition de DCN, s'ils sont affectés à une filiale, auront jusqu'au 1er juin 2005 pour choisir leur option.

En outre, l'article 2, qui résulte d'un amendement proposé par le Gouvernement et voté par l'Assemblée nationale, permet aux ouvriers et personnels d'Etat mis à disposition de l'entreprise DCN et de ses filiales d'être associés aux résultats de l'entreprise en fonction de leurs performances. Cette possibilité étant déjà ouverte au personnel sous convention collective, il paraissait logique d'assurer une égalité de traitement entre les différentes catégories de personnels, quelle que soit leur qualification juridique, même si elle peut paraître moins fondée en droit pour certaines.

L'article 3, voté dans les mêmes conditions que le précédent, permettra aux personnels d'Etat mis à disposition de DCN et de ses filiales de devenir, le cas échéant, actionnaires de leur entreprise, à laquelle ils sont naturellement attachés.

Enfin, la dernière garantie concerne l'information du Parlement, qu'il ne faut pas oublier.

Si le projet de loi est une « boîte à outils » industriels, il faut savoir à quoi elle servira. En conséquence, le Gouvernement devra rendre compte au Parlement, tous les deux ans, de l'évolution de la situation.

Le projet de loi apporte donc un ensemble de garanties qui permet d'affirmer que l'ouverture du capital de DCN confortera son efficacité industrielle et facilitera la construction d'une politique européenne de défense, qui sera naturellement nécessaire. Que serait un instrument essentiel de notre souveraineté s'il n'était pas compétitif ? Que serait le devenir de l'industrie européenne de défense si sa dispersion fragilisait son existence même ?

Le projet de loi n'apporte pas de solution toute faite, mais il permettra une évolution raisonnable de DCN. C'est pourquoi la commission des finances vous convie à l'adopter en l'état.

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