La question orale de notre collègue Jean-Vincent Placé sur la lutte contre l’obsolescence programmée est d’une grande importance, car elle renvoie à l’avenir de notre modèle économique.
Cette notion d’obsolescence programmée, qui a été vulgarisée dans les années cinquante, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Médiatisée récemment, elle a aussi fait l’objet de nombreux rapports et études.
Cependant, cette notion revêt plusieurs acceptions. M. Placé a repris celle qu’avait proposée l’ADEME dans une étude publiée en 2012, selon laquelle il s’agit d’un stratagème par lequel un bien verrait sa durée normative sciemment réduite dès sa conception.
Pour d’autres, l’obsolescence programmée consiste également en la dévalorisation de l’image d’un produit auprès du consommateur, notamment par des sauts technologiques ou des effets de mode, ce qui favorise un renouvellement prématuré des produits.
Dans ces deux cas, soit techniquement et a priori, soit subjectivement et a posteriori, il s’agit de réduire artificiellement la durée de vie des produits.
Toutefois, il semble difficile de croire que les fabricants puissent, à une grande échelle, affaiblir techniquement leurs produits ou programmer délibérément leur fin de vie dès leur conception, sans avoir la certitude d’en tirer profit pour leur propre marque. Il est plus logique de penser que la plupart d’entre eux arbitrent en fonction de contraintes de coût, de techniques de fabrication, donc d’efficacité ou de rendement, ou de phénomènes de concurrence.
La durée de vie d’un bien ne peut être dissociée de son coût et les producteurs vont tendre, dans la majorité des cas, à offrir le meilleur rapport qualité-prix dans une optique de production de masse et de consommation optimale.
Le consommateur est assurément placé dans cette même logique lorsqu’il arbitre entre un produit bon marché, mais fragile, et un produit fiable, mais cher.
Les producteurs vont également, pour continuer à vendre sur nos marchés très concurrentiels et déjà suréquipés, inciter le consommateur à renouveler ou à diversifier le plus souvent possible les biens qu’il possède.
Ce système sous-tend toute notre économie industrialisée et, dans cet esprit, l’arrêt de la production de pièces détachées est, cela a été dit, un levier d’action puissant à la disposition des industriels.
Cependant, cette économie de la surconsommation et de la surproduction soulève de graves questions environnementales et pèse sur notre balance commerciale.
Il est certain que notre mode de consommation actuel est facteur de gaspillage des ressources naturelles et génère toujours plus de déchets. Aussi, dans un contexte de raréfaction des matières premières et d’amplification de la pollution, est-il devenu urgent de réguler notre consommation, notamment par un allongement de la durée de vie des produits fabriqués. C’est la raison pour laquelle cette question avait été évoquée par le Président de la République, puis par vous, monsieur le ministre, il y a quelques mois.
Aujourd'hui, tout le monde semble décidé à s’emparer de cette problématique et à proposer des mesures pour lutter contre l’obsolescence programmée. Toutefois, il paraît évident que la mise en place trop brutale de mesures qui ne prendraient pas en compte l’ensemble des paramètres et conduiraient à freiner fortement notre consommation pourrait affecter gravement l’économie nationale, déjà atone. En effet, la priorité, dans le contexte actuel, est de préserver l’emploi.
La société de consommation a bien des défauts, qui sont stigmatisés depuis près de cinquante ans, et l’ont notamment été par les contestataires de 1968.
Ces critiques apparaissaient comme un luxe culturel à la fin des Trente Glorieuses, dans une société de quasi-plein emploi. Nous n’en sommes plus à cette époque, durant laquelle les risques de hausse du chômage étaient faibles. Aujourd'hui, l’emploi constitue le bien le plus précieux. C'est pourquoi les initiatives qui pourraient ralentir la production à l’intérieur de nos frontières ne doivent pas nuire à l’emploi.
En revanche, en ce qui concerne les produits importés qui inondent notre marché à des prix compétitifs, tels le textile chinois ou l’électronique asiatique, cet argument est beaucoup moins pertinent.
Par conséquent, la lutte contre l’obsolescence programmée ne peut concerner notre seul cadre économique hexagonal, mais doit être envisagée, comme l’a souligné Jean-Vincent Placé, à l’échelle de l’Union européenne, afin que tous les États membres soient soumis aux mêmes règles, voire à l’échelon international, bien que cette perspective semble peu réaliste.
M. Placé nous a présenté un certain nombre de dispositions, détaillées plus précisément dans la proposition de loi qu’il a déposée sur le bureau du Sénat. Elles s’inscrivent globalement dans une approche qui vise à modifier radicalement la relation entre les entreprises et leurs clients. À terme, il s’agit de passer d’une économie de consommation à une économie d’usage, dite encore économie de la fonctionnalité, qui implique de remplacer la vente d’un ou de plusieurs biens et services par celle de leur usage.
Je ne débattrai pas ici de ce modèle économique et de ses avantages, mais il est indispensable de faire preuve d’une grande vigilance dans la mise en œuvre de ces mesures qui constituent, à l’évidence, des dispositifs bien plus complexes qu’il n’y paraît.
Comment garantir, en effet, la durée de vie d’un produit qui, bien que de fabrication française, comporte une part importante d’intrants fabriqués hors de notre pays ? A-t-on bien mesuré l’impact des distorsions de concurrence que cela implique ? Quels sont les risques pour nos filières industrielles ? Enfin, quel sera le coût social réel de ces dispositifs ? Autant de questions qui méritent que le débat soit posé de manière réaliste et réfléchie, afin d’écarter les solutions précipitées et inadaptées et d’éviter de s’engager, de fait, dans une impasse.
Je gage que vous saurez, monsieur le ministre, prendre la mesure de tous les enjeux, à la fois économiques et sociaux, et proposer les justes réponses à cette problématique. §