Madame la présidente, madame le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, les marées noires ont été nombreuses, trop nombreuses, depuis la catastrophe du Torrey Canyon, en 1967. Elles se sont même enchaînées : l’Amoco Cadiz en 1978, le Gino en 1979, le Tanio en 1980, l’Exxon Valdez en 1989, l’Erika le 23 décembre 1999 et le Prestige en 2002.
À chaque fois, ces catastrophes donnent lieu à des drames. Le naufrage de l’Erika, ce sont 400 kilomètres de littoral et les sept dixièmes des côtes vendéennes souillés, des oiseaux mazoutés, des paysages marins défigurés, sans compter les dégâts économiques et la désespérance de ceux qui travaillent grâce à la mer.
À chaque fois, ce sont les mêmes souffrances, de longues procédures à l’issue incertaine, et aussi la même antienne : plus jamais ça !... jusqu’à la fois suivante, malheureusement.
S’agissant de l’affaire de l’Erika, j’ai suivi chaque étape de ce long parcours juridique – je dirai même de ce combat ! –, qui a duré treize années et s’est révélé, jusqu’à son terme, aléatoire. Je vous rappelle que les conclusions de l’avocat général près la Cour de cassation ont failli ruiner les avancées obtenues au fond, les juges de première instance et d’appel ayant précédemment retenu l’existence d’un « préjudice écologique résultant d’une atteinte aux actifs environnementaux non marchands ».
C’est parce que j’ai vécu, avec d’autres, ces hésitations, et aussi parce que le temps paraît venu de consacrer dans le code civil la notion de préjudice écologique, que nous avons décidé de déposer cette proposition de loi.
Avant de présenter succinctement le texte, je voudrais adresser quelques remerciements : je remercie ainsi mes collègues du groupe de l’UMP, qui ont accepté d’inscrire l’examen de ce texte à l’ordre du jour, ainsi que les éminents juristes, qu’ils soient professeurs d’université ou conseillers d’État, qui m’ont aidé et soutenu dans cette démarche.
Je tiens aussi à remercier tout particulièrement le rapporteur, Alain Anziani, qui a réalisé, en collaboration avec le président et les membres de la commission des lois, un très beau travail. Nous avions déjà collaboré dans le cadre de la mission commune d’information sur les conséquences de la tempête Xynthia. Voilà quelques jours, préparant mon intervention, je me faisais la réflexion que c’étaient les catastrophes qui nous rapprochaient, monsieur le rapporteur, alors même que nous ne partageons pas les mêmes convictions politiques.
Il est d’ailleurs heureux que, à l’occasion de l’examen d’un tel texte, nous puissions nous retrouver, au-delà des clivages partisans, pour travailler dans l’intérêt général, celui-là même qui nous commande, en l’occurrence, de faire avancer la cause du préjudice écologique et de la protection de l’environnement dans notre droit.
Le point de départ de cette démarche est l’affaire de l’Erika, qui a donné lieu, je le disais, à treize années d’un combat juridique auquel ont participé de nombreuses parties civiles, qu’il s’agisse de communes, de départements, de régions ou de nombreuses associations de protection de l’environnement.
Le 25 septembre 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un grand arrêt, sans doute historique, aux termes duquel elle a consacré l’existence d’un préjudice écologique consistant en « l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement ».
Le préjudice écologique présente donc désormais un double caractère, à la fois objectif et collectif : ce préjudice est objectif en ce qu’il atteint un objet plutôt qu’un sujet, la nature n’étant pas un sujet de droit, et collectif en ce qu’il ne vise pas une personne.
En réalité, cet arrêt a suivi d’une année une décision importante d’une autre très haute juridiction, le Conseil constitutionnel, qui, le 8 avril 2011, avait ouvert la voie de deux façons : tout d’abord, en affirmant qu’un devoir de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement s’imposait à tous ; ensuite, en retenant la possibilité d’une action en responsabilité.
Mes chers collègues, la question qui se posait était la suivante : à partir du moment où deux de nos plus hautes juridictions, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, avaient reconnu l’existence de cette notion juridique de préjudice écologique – je parle bien là d’un préjudice écologique pur, autonome, distinct de ceux, traditionnels, que sont les préjudices matériel et moral –, fallait-il aller plus loin en ouvrant le code civil à celle-ci ? Et si oui, comment procéder ?
J’avais initialement proposé d’inscrire cette nouvelle disposition dans le fameux article 1382 qui, comme l’indique M. Anziani dans son rapport écrit, est un « monument du droit », une sorte de totem, puisqu’il s’agit du texte fondateur du régime de la responsabilité civile.
Pour ne choquer personne, et tout en poursuivant néanmoins le même objectif, nous avons déplacé l’inscription du préjudice écologique dans un titre IV ter, intitulé « De la responsabilité du fait des dommages à l’environnement », spécifiquement créé à cette fin, comme nous le verrons dans quelques instants.
Pourquoi fallait-il ouvrir le code civil au préjudice écologique ? Fondamentalement, pour trois raisons.
La première tient au fait que le code civil est en quelque sorte un chaînon manquant, la clef de voûte faisant encore défaut à l’édifice juridique qui s’est construit, notamment en France par la voie jurisprudentielle, et qui vise à protéger l’environnement en sanctionnant les atteintes qui y sont portées.
Cet édifice s’est construit en France, mais aussi au niveau international.
S’agissant du niveau international, je citerai les grands sommets internationaux consacrés à la protection de l’environnement, comme ceux de Stockholm, de Rio et de Johannesburg. Le principe 13 de la Déclaration de Rio demandait ainsi aux États d’« élaborer une législation nationale concernant la responsabilité pour des dommages à l’environnement ».
Au niveau européen, l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le TFUE, nous rappelle, en posant le principe pollueur-payeur, que l’environnement est un bien précieux.
En outre, la directive de 2004, que nous avons transposée dans la loi sur la responsabilité environnementale du 1er août 2008, dite loi LRE, représentait une avancée, même si cette dernière, très insuffisante, s’est révélée depuis lors largement inopérante pour deux raisons : premièrement, son champ d’application extrêmement limité exclut nombre de faits générateurs et de cas de figure ; deuxièmement, ce texte institue un régime de police administrative centré sur le préfet, et non un régime de responsabilité.
Cet édifice s’est également construit au niveau national, avec la constitutionnalisation en 2007 de la Charte de l’environnement.
Nous ne devons donc pas nous étonner, mes chers collègues, que l’ensemble des réflexions et travaux menés sur le sujet, ainsi que les conclusions des groupes de travail et des divers rapports y afférents, convergent tous dans le même sens : la nécessité d’inscrire dans le code civil la notion de préjudice écologique. C’était ainsi le cas dans le rapport Catala en 2006, dans le rapport Lepage en 2008, dans le rapport Terré en 2011 et dans le rapport de la commission Environnement du Club des juristes en 2011, sur lequel mes travaux sont fondés.
Je sais aussi que vous avez institué au sein de votre ministère, madame le garde des sceaux, un groupe de travail ayant pour mission d’inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil.
Il y a donc bien là la force d’une logique, d’une cohérence.
La deuxième raison de la nécessité d’une ouverture du code civil au préjudice écologique tient aux difficultés spécifiques de la responsabilité civile à saisir et à appréhender la notion de préjudice écologique pur.
Je tiens d’ailleurs à faire observer que ce sont précisément ces difficultés qui peuvent expliquer les hésitations de la jurisprudence depuis une dizaine d’années, et parfois même ses contradictions.
Cela peut enfin expliquer qu’il s’en soit fallu de peu, dans l’affaire de l’Erika, pour que, comme le préconisait dans ses conclusions l’avocat général près la Cour de cassation, le préjudice écologique ne soit purement et simplement évincé au profit d’autres notions, sans doute plus traditionnelles et orthodoxes sur le plan du droit mais qui auraient été profondément injustes.
Quelles sont les difficultés de la responsabilité civile traditionnelle à saisir la notion de préjudice écologique ?
La première est importante. Les civilistes qui siègent dans cet hémicycle savent que, traditionnellement, un dommage est réparable dès lors qu’il concerne une personne.
Le dommage écologique est une atteinte à la nature. Or celle-ci n’est ni un bien personnel ni une personne, mais un bien commun, collectif. Là se pose la première difficulté, qui est importante.
La nature n’étant pas une personne, le dommage qui lui est causé n’atteint personne. Or si personne n’est victime, une responsabilité peut-elle être engagée ? C’est ce type d’enchaînement juridique qu’il s’agit de traiter et de dénouer !
Deuxième difficulté, les préjudices écologiques sont souvent des préjudices premiers, dans le sens où ils entraînent d’autres préjudices que la responsabilité civile connaît bien, car ils sont traditionnels.
Il peut ainsi s’agir d’un préjudice matériel : c’est le cas lorsqu’un port ou des espaces naturels, qui sont par exemple la propriété d’un département, sont pollués par une marée noire.
Il peut aussi s’agir d’un préjudice moral, notamment en cas d’atteinte à l’image d’une région entraînant des perturbations pour les professionnels du tourisme concernés.
La jurisprudence montre bien que les juges, ne trouvant pas dans le droit positif l'outil approprié, se sont saisis du préjudice écologique par une voie détournée, en essayant d'appréhender les deux autres préjudices que je viens de citer et que l’on peut qualifier de préjudices seconds ou dérivés. Cet enchevêtrement de préjudices pose deux problèmes : d'une part, il rend beaucoup plus complexe la reconnaissance de l'autonomie conceptuelle, voire notionnelle, du préjudice écologique ; d'autre part, il est la cause d'une autre confusion en matière de réparation.
La troisième difficulté tient à l’inadaptation des deux principes traditionnels dans ce cas, inadaptation qui justifie à elle seule une modification du code civil.
Il s’agit tout d’abord du principe de liberté du juge : celui-ci dispose en effet d'un véritable pouvoir d'appréciation pour décider si la réparation d'un dommage se fait en nature ou en argent.
Il s’agit ensuite du principe de non-affectation des indemnités, c'est-à-dire des dommages et intérêts, à un usage particulier.
L’application de ces deux principes au préjudice écologique comporte un double risque.
Il y a en premier lieu un risque de détournement de l’indemnité réparatrice, laquelle peut se voir affectée à une autre destination qu’à la réparation du dommage causé dans la mesure où le titulaire de l'action devant les tribunaux est un tiers et non la nature elle-même, cette dernière n'étant pas une personne.
Il faut envisager en second lieu le risque, plus traditionnel – on en trouve un certain nombre de cas dans la jurisprudence –, de la redondance de la réparation ou au contraire de son caractère partiel. Ainsi, il peut y avoir redondance, lorsque le juge indemnise plusieurs associations pour un même préjudice, comme, à l'inverse, caractère partiel, lorsque le juge se contente d'une indemnité unique pour réparer des préjudices qui sont multiples, c'est-à-dire à la fois d’ordre matériel, écologique ou moral.
C'est pour prévenir ces difficultés que le texte prévoit une réparation prioritairement en nature. Celle-ci est plus juste parce qu’elle permet une remise en l'état initial. Elle est également plus efficace, parce qu’elle supprime la cause d'autres préjudices, notamment de préjudices dérivés.
Je tiens à remercier une fois encore le rapporteur de son action. Les travaux de la commission des lois ont permis de compléter le dispositif, en prévoyant non seulement des mesures permettant de se substituer à l’indemnisation en nature lorsque celle-ci est impossible, mais également un dispositif de vigilance et de prévention, qui répond précisément à l'injonction du Conseil constitutionnel dans sa décision du mois d'avril 2011.
Ces ajouts me semblent extrêmement judicieux. Il est ainsi proposé d'adapter le régime de réparation et de s'écarter du droit commun de la réparation.
Il s’agit tout d’abord de remplacer le principe de liberté du juge par un principe de hiérarchie : la réparation se fait prioritairement en nature, sans exclure les indemnités ni les dommages et intérêts.
Il s’agit ensuite de substituer au principe de liberté d'usage des dommages et intérêts une possibilité d'affectation à la restauration de l'environnement.
Enfin, une troisième raison, de nature symbolique, justifie l’introduction du préjudice écologique dans le code civil. Comme vous le savez, madame le garde des sceaux, le symbole est important en politique : il est ce qui relie, ce qui donne du sens.