Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 16 mai 2013 à 9h00
Préjudice écologique — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Christiane Taubira :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, il est vrai que M. le rapporteur, M. Retailleau et moi-même nous rencontrons régulièrement depuis quelques mois pour débattre de ce sujet.

J’avais ainsi tenu à intervenir en conclusion du colloque que vous aviez organisé ici même au Sénat, Monsieur Retailleau, et auquel vous aviez vous aussi participé très activement, Monsieur Anziani. Je me souviens de la qualité de vos travaux et des interrogations qui se faisaient déjà jour à l’époque. À cette occasion, j’avais annoncé que j’avais commencé à faire travailler sur le sujet les services de la Chancellerie, lesquels avaient identifié un certain nombre de questions majeures auxquelles il nous faudrait répondre. J’avais également indiqué que, pour ma part, je ne savais pas encore s’il valait mieux prévoir un véhicule de procédure civile permettant de couvrir tous les préjudices, y compris les préjudices sériels – je travaillais encore à l’époque sur le projet de loi relatif à l’action de groupe – ou nous contraindre à travailler strictement sur le préjudice écologique.

Compte tenu de la segmentation et de la spécialisation de notre droit – celle-ci ne me paraît pas être, à terme, une condition d’efficacité –, j’avais alors très clairement exprimé ma préférence pour un véhicule de procédure civile qui permettrait d’englober l’ensemble des préjudices.

J’avais toutefois conscience des difficultés, qui étaient ressorties des consultations que j’avais commencé à mener, et qui tenaient notamment au caractère assez singulier du préjudice écologique.

Cette étape de la réflexion est aujourd’hui derrière nous, puisque le projet de loi relatif à l’action de groupe sera finalement limité au champ de la consommation. C’est sans doute une condition d’efficacité et de rapidité. À long terme, je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure formule, mais le fait est qu’il en est ainsi, et que ce texte est le fruit d’un travail extrêmement sérieux mené par le ministre chargé de l'économie sociale et solidaire et de la consommation, avec l’appui de la Chancellerie – c’est en effet la grandeur et la servitude du ministère de la justice que d’intervenir sur tous les textes de loi, y compris ceux qui sont portés par d’autres ministères !

À long terme, je le répète, je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure solution pour notre droit, mais, comme le disait Keynes, à long terme, nous sommes tous morts… §Mieux vaut donc faire en sorte que nous ayons dès à présent des outils législatifs, juridiques et judiciaires nous permettant de répondre aux besoins de nos temps.

Vous avez parfaitement raison de considérer qu’il y a urgence à légiférer, messieurs. À l’occasion de ce colloque, je vous avais d’ailleurs promis de revenir vers vous avec un projet de loi. Disons que cette proposition de loi m’oblige à revenir devant vous un peu plus vite que prévu !

Mais c’est avec plaisir que je débats avec vous ce matin, d’autant que je suis convaincue, compte tenu de la qualité du travail fourni pour la rédaction de la proposition de loi et pour l’élaboration du rapport de la commission des lois, que nos échanges seront de très grande qualité.

Vous avez eu l’amabilité, messieurs Retailleau et Anziani, d’indiquer que j’ai installé un groupe de travail chargé de réfléchir à ces questions. Il mobilise trois ministères, dont le mien, bien entendu, et se réunit à la Chancellerie. Il est présidé par le professeur Yves Jégouzo, un publiciste reconnu qui ne restera assurément pas campé sur des positions fermées, mais sera capable d’écouter les différentes sensibilités en présence et les diverses appréciations portées sur le sujet.

Ce groupe de travail interministériel, auquel sont associés le ministère de l’écologie, conduit par Mme Batho, et celui de l’économie et des finances, conduit par M. Moscovici, est composé de personnalités diverses – magistrats, avocats, universitaires et praticiens du droit –, qui ont toutes réfléchi et produit des écrits sur ces questions, et qui ont été chargées de travailler sur des thématiques très précises.

Le groupe de travail fera son miel de vos travaux et du rapport de la commission. Il tirera incontestablement profit de ce débat et, en retour, il me paraît normal que vous puissiez intervenir dans les discussions comme bon vous semble. J’espère aussi que vous me ferez l’honneur d’être présents pour la remise du rapport, fixée au 15 septembre 2013.

Avant la fin de l’année, je reviendrai devant vous avec un projet de loi sur cette question. Nous verrons comment les choses évoluent à la suite du débat d’aujourd’hui.

Vous avez raison de considérer qu’il y a une réelle urgence à légiférer. Le sujet est en effet extrêmement important, mais il est aussi très complexe.

Vous avez eu l’audace, monsieur Retailleau, de nous soumettre une proposition de loi. Vous avez aussi indiqué dans votre intervention que vous n’ignoriez pas que certaines questions techniquement complexes restaient en suspens, et qu’il conviendrait de faire des choix. Il nous faudra avancer sur ces points d’ici à l’examen du projet de loi.

C’est toutefois un fait que, en l’état, notre droit de la responsabilité civile n’est pas approprié pour réparer un préjudice subi par une victime qui est non pas une personne, mais la nature.

Il est donc nécessaire de légiférer et d’introduire dans notre code civil cette notion de préjudice écologique. On dit, un peu trop vite parfois, que la nature a horreur du vide. Des réponses ont en effet d’ores et déjà été apportées. Vous avez rappelé, messieurs Retailleau et Anziani, les dispositions du code de l’environnement et la jurisprudence des deux hautes instances judiciaires que sont le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.

Nous ne sommes donc pas dépourvus de matière. Nous pouvons aussi nous appuyer sur la jurisprudence construite par les juridictions de première et de deuxième instance, qui ont prononcé des jugements et des arrêts, même si ces derniers sont fortement basés sur la notion de troubles anormaux du voisinage, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle n’est pas pleinement satisfaisante.

Le sujet est donc si prégnant que des réponses judiciaires ont déjà été avancées. Il nous faut aujourd’hui apporter une réponse juridique, mais je souhaiterais qu’elle passe plutôt par l’adoption du projet de loi que je vous présenterai, lequel se sera bien entendu enrichi de vos travaux et des conclusions du groupe de travail. Nous serons ainsi contraints de répondre à toutes les questions qui sont encore en suspens et par lesquelles M. le rapporteur a conclu son intervention.

Il reste une difficulté : la définition du préjudice écologique, constitué par l’atteinte aux actifs environnementaux non marchands. C’est une définition relativement générale qui se concilie assez difficilement avec le principe de responsabilité dans notre droit, lequel doit reposer sur un préjudice certain, direct et personnel.

Nous devons donc œuvrer pour concilier ce préjudice, qui est par nature général, avec le principe du préjudice direct, certain et personnel.

C’est ce que vous faites, monsieur Retailleau, au travers de ce texte, dont l’article 1er introduit, avec une grande audace, un titre nouveau dans le code civil.

Comme vous le rappeliez, ainsi que M. Anziani, tout le monde tremble à l’idée de toucher à l’article 1382 du code civil. Il faut dire qu’il est immuable depuis 1804 et que sa rédaction, d’une grande sobriété, est assez époustouflante : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » C’est à la fois sobre et précis.

Cet article a survécu deux siècles, mais est à l’origine d’une abondante jurisprudence.

Le texte proposé par la commission pour l’article 1386-19 du code civil introduit un dommage autonome causé à l’environnement et un principe de responsabilité sans faute. C’est à mon avis l’essentiel. Il faut introduire ce dommage et cette responsabilité sans faute.

Toutefois, si notre droit civil permet depuis deux siècles de réparer les dommages causés à des personnes, trois faits générateurs de responsabilité sont distingués : le préjudice doit relever du fait personnel, du fait d’autrui ou du fait des choses.

Le premier article de la proposition de loi a un caractère plus général et donc plus imprévisible pour les potentiels auteurs de préjudices. Or, conformément à l’un des principes de la Constitution, le droit doit être prévisible. Mais je ne reviendrai pas sur ce fameux principe, évoqué récemment, afin de ne pas réveiller certains souvenirs, lesquels ne sont d’ailleurs pas désagréables finalement ! §

Les principes de la Constitution, les principes à valeur constitutionnelle, les principes généraux du droit, ainsi que le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, nous obligent à disposer d’un droit prévisible et lisible. Il nous faut donc travailler sur ce point afin de nous assurer que notre droit est bien prévisible et lisible.

Il faut également retenir que, tel que le préjudice aux personnes est défini pour apprécier la responsabilité civile, la protection des personnes est encadrée. Donner une définition plus générale pour la nature aboutirait à faire bénéficier celle-ci d’une protection plus large, plus vaste, que les personnes. A priori, je ne suis pas persuadée qu’il faille le faire.

J’adore les arbres, les rivières et les paysages. Je sais que la nature est vivante, qu’elle nous est indispensable. Je sais que des espèces vivantes ont disparu lorsque la nature a été abîmée, qu’il existe un lien intrinsèque, indéfectible, entre toutes les espèces vivantes, y compris la nôtre, et la nature. J’avoue toutefois que j’éprouve tout de même un tremblement plus fort face aux êtres humains, que j’ai une tendresse plus grande encore, en tout cas plus continue, pour eux. §

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