Il faut en tout cas accepter que la discussion porte sur des niveaux différents de protection des personnes et, éventuellement, de protection de la nature. Toutefois, s’il n’est pas interdit d’élever le niveau de protection des personnes, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur l’écart qu’entraînerait l’adoption du texte proposé pour l’article 1386-19 tel qu’il est actuellement rédigé.
Le texte proposé pour l’article 1386-20 est ainsi rédigé : « La réparation du dommage à l’environnement s’effectue prioritairement en nature. » L’idée est indiscutablement très belle. Nous en avions d’ailleurs débattu lors du colloque. Toutefois, tel qu’il est rédigé, cet article me paraît lui aussi un peu général : la réparation en nature se conçoit pour des préjudices collectifs causés à la nature ou à l’homme. Pour le reste, je ne sais pas si la réparation en nature est la bonne réponse.
La difficulté – il est dit « prioritairement » et non pas « exclusivement » dans l’article –, c’est que les conditions de cette réparation ne sont pas définies dans le texte, non plus que les modalités d’exécution et de suivi de cette réparation. Or, l’efficacité de notre droit, c’est aussi le respect de ce droit : lorsqu’une décision de justice est prononcée, il faut s’assurer qu’elle sera exécutée. Comment le sera-t-elle ? Le suivi sera-t-il judiciaire ou administratif ?
Nous avons des précédents. D’autres types de dommages sont évidemment causés aux êtres humains. Des fonds d’indemnisation ont été mis en place, des procédures que nous connaissons permettent d’assurer le suivi de la réparation, le respect de son volume et du calendrier. Or le texte que nous examinons aujourd'hui ne prévoit pas de tels mécanismes, et ceux qui existent ne sont pas suffisants, car ils ne peuvent pas être appliqués sans d’autres dispositions.
Il nous faut donc travailler sur un mécanisme général qui couvrirait toutes ces questions : les types de dommages, les conditions et les modalités d’exécution. Ce mécanisme pourrait éventuellement s’articuler avec le code des assurances, par exemple – dans certaines situations, il faudra mobiliser les assurances –, et avec le code de l’environnement.
Comme l’a rappelé M. le rapporteur tout à l’heure, la loi relative à la responsabilité environnementale, transposant la directive européenne de 2004, a permis de mettre en place, sous l’autorité du préfet, autorité strictement administrative, un mécanisme qui retient surtout les préjudices graves, soit un champ relativement restreint. Un ensemble de préjudices en sont donc exclus.
Il est vrai que, selon un principe général de notre droit, on ne traite pas de choses extrêmement mineures. Toutefois, il faut tout de même être en mesure d’estimer le caractère extrêmement mineur d’un préjudice. Je pense donc que nous devons approfondir ces questions pour disposer d’un instrument nous permettant d’y répondre.
Il faut donc travailler davantage sur la définition du dommage et de la réparation. Il faut également définir qui sont celles et ceux ayant vocation à agir : qui pourra estimer le préjudice collectif, le fameux préjudice « pur » ? Qui pourra agir ? Qui pourra prévoir les dommages ? Qui pourra procéder aux réparations, notamment aux réparations en nature ? Dans quelles conditions ? Avec quel encadrement ? Il faut traiter toutes ces questions.
Je le répète, il faut beaucoup d’audace, monsieur Retailleau, pour toucher au code civil, quel que soit le chapitre auquel on s’attaque, et ce compte tenu de la construction très cohérente et structurée de ce code.
De l’audace, vous en avez fait preuve en la circonstance ! Vous avez choisi de ne pas toucher à l’article 1382, que vous avez qualifié de « totem », qualification qui me paraît judicieuse – nombreux sont ceux qui vous auraient sévèrement critiqué si vous aviez touché à ce « monument du droit » –, préférant introduire un titre nouveau, le titre IV ter, composé de quatre articles, les articles 1386-19 et suivants.
Il reste que l’introduction d’un titre nouveau modifie l’équilibre général des titres. En outre, vous prévoyez un régime spécial.
Nous devons donc nous assurer que le nouveau régime spécial de responsabilité que vous souhaitez introduire dans le code civil est compatible avec les principes généraux. Certes, il existe déjà soixante-dix régimes spéciaux, dont certains sont d’ailleurs intégrés au code civil, même si la plupart résultent de lois extérieures.
Ces régimes spéciaux – et vous le savez mieux que quiconque, monsieur Anziani, vous qui avez rédigé avec M. Béteille, en 2009, un excellent rapport d’information relatif à la responsabilité civile – permettent de donner des réponses à des préjudices très particuliers. Toutefois, même si nul n’est censé ignorer la loi, les justiciables ne savent généralement pas forcément de quel régime spécial ils relèvent.
Il existe par exemple un régime spécial pour la responsabilité du fait des produits défectueux, un régime spécial pour la responsabilité des conducteurs de véhicule automobile. Il n’en existe pas en revanche pour les cyclistes, même si des dispositions concernent ces derniers : ainsi, un cycliste titulaire d’un permis de conduire grillant un feu rouge – pour ma part, j’ai un permis de conduire, mais je ne grille pas les feux ! §–, peut voir l’effet porter sur son permis de conduire. Nous ne sommes donc pas, s’agissant des cyclistes, dans une situation de non-droit.
Il existe également un régime spécial pour la responsabilité en matière d’économie numérique.
Si nous avons donc déjà plusieurs régimes spéciaux, nous devons nous interroger sur l’introduction d’un nouveau régime de ce type. L’avantage d’un projet de loi, c’est qu’il contraint à effectuer une étude d’impact. Une telle étude nous permettra d’évaluer tous les aspects de la question et de réfléchir à la nécessaire conciliation entre ce nouveau régime et les différents régimes existants.
Par ailleurs, il faut également réfléchir à la question de l’articulation de cette proposition de loi avec un certain nombre de textes internationaux : je pense par exemple à la convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures conclue à Bruxelles en 1969, qui porte sur la responsabilité des propriétaires de navire transportant des hydrocarbures. Je me demande s’il ne faut pas travailler un peu plus sur cet aspect. Je pense également à la convention de Paris sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire. Il y a là un potentiel de préjudices et d’impact élevé.
Je le répète, il nous faut à mon avis travailler un peu plus sur l’articulation entre ce texte et les textes internationaux, les directives européennes que nous avons transposées dans notre droit, nos textes nationaux, notamment la loi du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale, loi qui transposait une directive européenne de 2004, et le code civil actuel. Une cohérence est en effet nécessaire.
Vous avez indiscutablement effectué un travail de fond et de qualité, mesdames, messieurs les sénateurs. Je serai la dernière à le nier, car je sais toutes les questions que vous vous êtes posées avant, pendant et après le colloque, lesquelles ont permis d’aboutir à cette proposition de loi. Nous ne manquerons pas de faire bon usage de ces travaux.
Compte tenu de la méthode très originale du Sénat, méthode qui consiste, notamment sur les grands sujets d’intérêt général, à travailler sur des bases transpartisanes, les groupes qui se sont impliqués aussi fortement sur cette question vont vraisemblablement voter en faveur de ce texte, même si ce n’est bien sûr pas automatique. Il serait donc aventureux de ma part de vous inviter à rejeter cette proposition de loi… J’attendrai par conséquent le vote avec une grande sérénité.
Je vous confirme simplement que le groupe de travail constitué à ma demande est réellement au travail, que je lui ai demandé de réfléchir à des thématiques portant sur le champ des responsabilités, sur le principe de réparation, sur les modalités de réparation et de contrôle, sur les personnes ayant vocation à agir. En un mot, ce groupe de travail, à qui j’ai demandé des réponses juridiques et techniques précises, a vocation à couvrir la totalité des thématiques que vous avez abordées et que j’ai reprises pour certaines ici. Il remettra son rapport le 15 septembre prochain.
J’ajoute que la direction des affaires civiles et du sceau a déjà produit un travail extrêmement élaboré sur la responsabilité en général et sur notre droit contractuel, en particulier dans la perspective de l’introduction dans le code civil de la notion de préjudice écologique. Ce travail est d’ailleurs à votre disposition, mesdames, messieurs les sénateurs. En outre, des séances de travail avec les responsables de cette direction sont possibles si vous le souhaitez : ces fonctionnaires seront en effet heureux de vous présenter le produit de leur travail et de discuter des éléments qu’il reste à élaborer. En votre qualité de parlementaires, vous serez les bienvenus.
Il sera bien entendu de ma responsabilité que soient respectés dans le projet de loi les principes de lisibilité, de prévisibilité et d’efficacité du droit : comme nous y appelle la jurisprudence, nous devrons parvenir à concilier le plus haut niveau de protection des personnes – il peut arriver qu’il y ait des victimes humaines – avec ces principes.
Dans le même temps, nous devrons mettre à la disposition tant des acteurs particulièrement mobilisés par la défense de l’environnement, à savoir les associations, que des entreprises, notamment des très petites, des petites et des moyennes entreprises, déjà fragilisées par un contexte économique difficile, les outils les plus précis pour qu’ils soient en mesure autant que possible d’anticiper l’engagement de leur responsabilité et d’éviter à répondre d’un préjudice écologique.
Pour autant, il nous faut veiller à ce que les grands pollueurs ne puissent contourner la loi. Nous devons faire preuve d’une grande vigilance dans l’écriture du texte afin d’éviter toute faille que des batteries de juristes pourraient utiliser pour éviter à ceux qui polluent avec cynisme ce bien commun qu’est la nature d’être condamnés.
C’est à toutes ces contraintes que nous allons nous plier.
Mesdames, messieurs les sénateurs, une fois de plus, je vous remercie du travail accompli. Je compte sur vous pour contribuer à améliorer la rédaction du texte gouvernemental au cours des prochains mois et je me réjouis d’ores et déjà de vous retrouver d’ici à la fin de l’année pour débattre de ce nouveau projet de loi.