Intervention de Serge Larcher

Réunion du 21 mai 2013 à 14h30
Zone dite des cinquante pas géométriques — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Serge LarcherSerge Larcher :

Plus de soixante ans après, nous examinons une proposition de loi – que j’ai déposée le 26 mars dernier avec l’ensemble des membres du groupe socialiste – qui porte sur ce véritable « serpent de mer » qu’est la problématique – essentielle aux Antilles – de la gestion de la zone des cinquante pas géométriques.

Avant d’en venir au contenu de ce texte, il ne me semble pas superflu de faire quelques rappels historiques, afin de vous expliquer ce qu’est la zone des cinquante pas géométriques, une zone bien connue en Guadeloupe et en Martinique, mais qui est, j’en suis sûr, un mystère pour vous, mes chers collègues de l’Hexagone !

Sous l’Ancien Régime a été créée une zone dite « des cinquante pas du roi », une bande de 81, 20 mètres située au bord du rivage. La création de cette réserve domaniale avait pour objectif d’assurer la défense des îles, l’avitaillement ainsi que l’entretien des navires.

L’édit de Saint-Germain-en-Laye de décembre 1674 a intégré la zone des cinquante pas au domaine de la Couronne. Les cinquante pas sont ainsi devenus inaliénables et imprescriptibles, ce qui a été confirmé par plusieurs textes, tels qu’un décret de 1790 sous la Révolution française et une ordonnance de février 1827 prise sous Charles X, sous la Restauration. Cette ordonnance indiquait qu’« aucune portion des cinquante pas géométriques réservés sur le littoral ne peut être échangée ni aliénée ».

Dès la fin du XVIIIe siècle, la zone des cinquante pas géométriques a commencé à être occupée par des personnes ne disposant pas de titres de propriété. Ainsi, l’abolition de l’esclavage a conduit les travailleurs des plantations à se diriger vers les terres disponibles du littoral afin de s’y établir, faute de moyens pour acquérir les terrains mieux situés, et pour cause ! L’administration a délivré dès le XIXe siècle des autorisations d’installation, en principe révocables mais qui sont progressivement devenues définitives.

Le fossé existant entre le droit et la réalité a conduit à modifier à plusieurs reprises – et dans des directions partiellement contradictoires – le régime de la zone des cinquante pas géométriques, pour tenter d’apporter des solutions au phénomène de l’occupation sans titre.

Deux décrets de 1882 et 1887 du président de la République ont introduit une exception à la règle de l’inaliénabilité du domaine public en autorisant, sous certaines conditions, la délivrance de titres de propriété.

Par ailleurs, un décret de juin 1955 a transféré la zone des cinquante pas dans le domaine privé de l’État, mettant fin à son imprescriptibilité. Il a permis de vendre des parcelles à certains occupants, tandis que les dispositions du code civil relatives à la prescription acquisitive ont pu s’appliquer.

En outre, la loi Littoral de 1986 a réincorporé les parcelles de la zone des cinquante pas géométriques dans le domaine public de l’État, tout en facilitant la cession aux communes et aux particuliers.

La zone des cinquante pas géométriques est finalement aujourd’hui régie par la loi du 30 décembre 1996 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des cinquante pas géométriques dans les départements d’outre-mer, une loi que la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui prévoit de modifier.

La loi de 1996 a cherché à améliorer la situation des occupants, en leur permettant d’acheter des terrains, à assurer l’aménagement des zones et à faciliter le développement économique de ces zones. Permettez-moi de vous en exposer les principales dispositions.

Tout d’abord, la délimitation par le préfet, au sein de la zone des cinquante pas géométriques, des espaces urbains et des espaces naturels, ces derniers étant confiés en gestion au Conservatoire du littoral.

Ensuite, la fixation des modalités de cession des terrains situés dans les espaces urbains : ils peuvent être cédés gratuitement aux communes et aux organismes d’HLM pour la réalisation d’opérations d’aménagement ou d’habitat social. Ils peuvent être cédés à titre onéreux aux occupants ayant édifié ou fait édifier des résidences principales ou des locaux professionnels avant le 1er janvier 1995. Une aide financière spécifique est prévue pour les acquéreurs de terrains occupés au titre de leur habitation principale.

Enfin, dans chaque département antillais est créée une « agence des cinquante pas géométriques », établissement public d’État dont la durée de vie était initialement fixée à dix ans. Ces agences avaient alors pour mission d’établir un programme d’équipements des terrains situés dans les espaces urbains et d’émettre un avis sur les projets de cession.

L’objectif de la loi de 1996 était simple : sortir du cercle vicieux dans lequel l’État était entraîné par la rigueur du droit et par son incapacité à le faire respecter.

Ainsi, en un peu plus d’un siècle, quatre textes sont intervenus, dans des directions en partie contradictoires, pour modifier le régime de la zone des cinquante pas géométriques. Cette « frénésie » législative s’explique facilement : 15 % à 20 % de la population de chacun des départements antillais vit sur cette zone. Ce sujet est donc tout, sauf anodin.

Pour autant, la frénésie législative ne s’est pas arrêtée. La loi de 1996 a elle-même été modifiée à plusieurs reprises.

Ainsi, la durée de vie des agences des cinquante pas géométriques a été modifiée pas moins de trois fois au cours des dix dernières années.

La nomination des directeurs des agences n’étant intervenue qu’en 2001, la loi de 2003 de programme pour l’outre-mer, la LOPOM, a finalement fixé à quinze ans leur durée de vie.

Puis, la loi de 2009 pour le développement économique des outre-mer, la LODEOM, a prévu qu’un décret pourrait prolonger la durée de vie des agences pour cinq ans, renouvelable deux fois, soit jusqu’au 1er janvier 2027.

La loi Grenelle 2 de 2010 a, enfin, prévu que la durée de vie des agences ne pourrait être prolongée que de deux ans, soit jusqu’au 1er janvier 2014, les missions de régularisation foncière des agences devant être reprises à leur disparition par des établissements publics fonciers d’État, des EPFE.

Par ailleurs, la loi Grenelle 2 a procédé à d’autres modifications importantes de la loi de 1996.

Ainsi, les agences se sont vu confier la conduite du processus de régularisation des occupants sans titre, une mission exercée jusqu’alors par les services déconcentrés.

De plus, afin d’accélérer le processus de régularisation, une date limite de dépôt des demandes de cession a été fixée au 1er janvier 2013.

Tel est aujourd'hui l’état du droit.

Dix-huit ans après son adoption, la loi de 1996 présente un bilan mitigé.

Le processus de régularisation a pris du retard : un nombre limité de dossiers a été déposé et peu d’offres de cession ont été acceptées. En Guadeloupe par exemple, plus de 5 000 demandes ont été déposées : l’agence des cinquante pas géométriques a formulé 2 200 avis favorables, pour moins de 700 régularisations effectives. Plusieurs facteurs expliquent ce résultat.

Tout d’abord, la population concernée est pauvre : de nombreuses cessions n’aboutissent pas du fait du prix proposé au regard des ressources des demandeurs. À cet égard, il faudrait réfléchir, monsieur le ministre, à l’institution d’un dispositif de financement, complémentaire à l’aide financière, afin de permettre à tous les occupants régularisables d’être effectivement régularisés.

Ensuite, la procédure de régularisation est particulièrement complexe et longue.

Enfin, nombre de locaux sont situés en « zones rouges », inconstructibles au titre des plans de prévention des risques naturels. Il s’agit de terrains non cessibles et donc non régularisables.

Les modifications apportées par la loi Grenelle 2 ont cependant permis une accélération du processus, avec une forte augmentation du nombre de dossiers de régularisation déposés : 57 % des dossiers déposés en Guadeloupe l’ont été au cours des trois dernières années et, en Martinique, la proportion est proche de 40 %.

Pour ce qui concerne les travaux, le bilan de ces agences est également mitigé, notamment en Guadeloupe, où seuls onze chantiers d’équipement ont été menés à terme. En Martinique, en revanche, près de 30 millions d’euros de travaux ont été réalisés depuis 2006. Comme j’ai pu le constater sur le terrain, l’agence dispose d’une véritable expertise et constitue un interlocuteur privilégié pour les maires et les élus locaux. Elle est ainsi en mesure de fournir du foncier équipé pour la réalisation de logements sociaux.

J’en viens à la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui.

La proposition de loi initiale comprenait deux articles : l’article 1er, qui permet la prolongation de la durée de vie des agences des cinquante pas géométriques jusqu’au 1er janvier 2016 ; l’article 2, lequel repousse au 1er janvier 2015 la date limite de dépôt des demandes de régularisation.

Au terme de mes travaux, qui m’ont conduit à auditionner les directeurs des deux agences des cinquante pas géométriques, les services de l’État en Guadeloupe et en Martinique, ainsi que le ministère des outre-mer, il apparaît que cette proposition de loi est bienvenue et même attendue dans les deux départements concernés. Il s’agit certes d’un texte d’urgence, mais qui n’a vocation à être, je tiens à le souligner, qu’un texte de transition.

La prolongation de la durée de vie des agences des cinquante pas géométriques est nécessaire car la création d’établissements publics fonciers d’État, qui auraient dû, conformément aux dispositions prévues dans le Grenelle 2, reprendre la mission de régularisation des agences, n’est plus d’actualité. Tant en Guadeloupe qu’en Martinique, les collectivités territoriales ont en effet décidé de mettre en place des établissements publics fonciers locaux, des EPFL. Un EPFL existe depuis juin 2011 en Martinique et un autre a été créé il y a quelques jours en Guadeloupe.

Dans ces conditions, la disparition de ces agences le 1er janvier 2014 risquerait de créer une rupture préjudiciable à la poursuite de la normalisation de l’occupation de la zone des cinquante pas géométriques.

Le report de la date limite de dépôt des demandes de régularisation est également nécessaire : on estime que plus de 3 000 dossiers de construction sont encore régularisables dans chacun des départements antillais.

Cette proposition de loi n’est cependant pas une fin en soi. J’estime que le délai de deux ans doit être mis à profit pour réfléchir à l’avenir des agences et, plus globalement, à la gestion de la zone des cinquante pas géométriques. Cette réflexion ne peut pas être déconnectée d’autres questions telles que la création des EPFL, la recherche de la mutualisation entre les différentes structures qui existent ou encore la mise en œuvre de la mission de reconstitution des titres de propriété.

Je me réjouis donc, monsieur le ministre, que vous ayez, avec la ministre de l’égalité des territoires et du logement, lancé, en avril dernier, une mission de l’Inspection générale de l’administration et du Conseil général de l’environnement et du développement durable sur la problématique générale du foncier dans les Antilles, la lettre de mission du 16 avril dernier évoquant clairement la problématique des cinquante pas géométriques. Le transfert des missions des agences en matière de régularisation foncière aux EPFL semble aujourd’hui clairement envisagé, notamment en Guadeloupe. Cette mission permettra donc d’y voir beaucoup plus clair.

Pour ce qui concerne l’avenir des agences et de la zone des cinquante pas géométriques, je souhaite formuler trois ultimes observations.

Si les agences sont amenées à disparaître, je souhaite attirer votre attention, monsieur le ministre, sur le sort qui sera réservé au personnel. Selon moi, le savoir-faire et l’expertise de ce personnel pourraient utilement être mis au service des structures qui succéderont aux agences.

Par ailleurs, si les EPFL reprennent les missions de régularisation des agences, ne serait-il pas temps de réfléchir au transfert de la domanialité de cette zone aux conseils régionaux, à l’instar de ce qui s’est passé à Saint-Martin ? Cette question mérite d’être posée.

Enfin, il convient de mener une réflexion sur la gestion par l’Office national des forêts, l’ONF, de la forêt domaniale littorale. Cette zone, qui relève du domaine privé de l’État, est dans les faits partiellement urbanisée : c’est ainsi que l’on compte plus de 500 occupations illicites en Martinique ! Or la gestion de cette situation par l’ONF est souvent jugée brutale – certains disent ferme, moi je dis brutale.

Pour en revenir à la proposition de loi, la commission des affaires économiques en a adopté à l’unanimité les articles 1er et 2. En outre, elle y a introduit un article supplémentaire, dont le champ géographique est plus large que les seuls départements antillais. Cet article 3, dont le Gouvernement est à l’initiative, comporte un dispositif très attendu dans nos outre-mer car portant sur une question majeure : la reconstitution des titres de propriété.

De fait, les outre-mer se caractérisent par l’absence massive de titres de propriété. Cette situation est liée à des successions non réglées et à des occupations de fait ou sans titre. Il s’agit d’un véritable fléau : on estime qu’il touche entre 45 % et 60 % du territoire de la Guadeloupe et de la Martinique, mais aussi de la Réunion et de Saint-Martin.

Ce problème a de graves conséquences sociales, puisque le titre de propriété est la base de l’accès au crédit bancaire et qu’il peut servir de garantie pour des engagements économiques ou permettre de bénéficier d’aides publiques. Par ailleurs, cette situation est un frein aux opérations d’aménagement et à la construction de logements sociaux, comme nos collègues Georges Patient et Éric Doligé l’ont souligné dans leur rapport sur le logement social.

Pour résoudre ce problème, l’article 35 de la loi du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer, la LODEOM, a prévu, sur le modèle de l’exemple corse, la mise en place d’un groupement d’intérêt public, un GIP, chargé de reconstituer les titres de propriété dans les outre-mer. Seulement, quatre ans plus tard, ce GIP n’a toujours pas vu le jour, faute de parution du décret d’application, ce que j’ai dénoncé à plusieurs reprises en tant que rapporteur pour avis des crédits de la mission budgétaire « Outre-mer ». Une mission de préfiguration a présenté son rapport en mai 2011 et un projet de décret a été soumis au Conseil d’État, mais celui-ci a estimé que les dispositions réglementaires envisagées ne respectaient pas les termes de la loi, puisqu’elles prévoyaient la constitution d’une structure distincte pour chaque collectivité.

Monsieur le ministre, je salue l’initiative prise par le Gouvernement, qui devrait permettre le lancement du processus de reconstitution des titres de propriété dans les outre-mer. La mission de titrement sera confiée à une structure propre à chaque collectivité : soit un GIP, soit un organisme foncier existant – par exemple, dans les Antilles, l’établissement public foncier local –, cette seconde option permettant d’éviter la création de structures supplémentaires.

Pour conclure, mes chers collègues, je vous invite à adopter la présente proposition de loi, qui permettra d’apporter quelques réponses urgentes aux importantes difficultés rencontrées par nos outre-mer en matière de foncier. J’espère qu’à la suite de la commission des affaires économiques, notre Haute Assemblée la soutiendra à l’unanimité, démontrant ainsi une nouvelle fois son profond attachement à nos outre-mer.

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