Monsieur le président, madame, monsieur les ministres, chers collègues, penser un projet pour l’école, c’est penser un projet pour la société.
Or, l’une des dimensions fondamentales des évolutions en cours repose sur la mutation des formes de savoirs et de raisonnement. Dès lors, comment poser la question de l’école sans aborder celle, fondamentale, de la place des savoirs et de leur évolution ?
En effet, notre société est de plus en plus structurée par des savoirs complexes, savants, qui modèlent les situations auxquelles sont confrontés les citoyens et les travailleurs. Cette évolution pose indéniablement à notre société le défi de l’élévation du niveau de connaissances.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’apprendre par cœur et de restituer un savoir, mais de comprendre, de substituer, de mettre en relation des savoirs. Cette exigence de réflexion se conjugue avec des contenus devenus plus notionnels. De récents travaux de recherche montrent d’ailleurs que ces exigences croissantes sont présentes dès l’école maternelle.
Cette évolution doit nous conduire à nous poser deux questions : quelle finalité conférer aux savoirs ? Les destine-t-on à tous ? Un projet pour l’école doit, selon nous, répondre sans ambiguïté à cette double interrogation.
Lors du précédent quinquennat, la droite a mené, via la RGPP, une politique de démantèlement du service public, concrétisée par la suppression de près de 80 000 postes. Cette politique a profondément déstabilisé les personnels dans l’exercice de leur mission, en imposant une logique de gestion de la pénurie que les écoles et les établissements subissent encore actuellement.
Dans le même temps, confrontée au défi de l’élévation du niveau de connaissances, la droite a, par ses réformes, jeté les bases d’un autre objectif pour l’école : l’employabilité, avec, comme principaux outils de tri des élèves, l’individualisation des parcours et la notion de « compétences », consacrée en 2000 par la stratégie dite de Lisbonne et devenue, hélas, la boussole des réformes éducatives libérales en Europe.
L’école subit aussi la panne du processus de démocratisation scolaire, dont relevait l’exigence de la poursuite d’études. Il a débouché sur une « démocratisation quantitative », laquelle « ne s’est pas accompagnée d’une diminution des inégalités sociales qui se sont juste décalées dans le temps », pour reprendre les mots du chercheur Jean-Yves Rochex.
Les outils employés pour conduire cette massification ― orientation, classes de quatrième et de troisième technologique, chute du nombre de redoublements ― ont bien débloqué des verrous, mais ils ont aussi montré leurs limites en ne permettant pas de lutter efficacement contre l’échec scolaire. Ainsi, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, le taux de passage en seconde n’évolue plus, ou seulement très lentement.
La loi Fillon de 2005 n’a pas relancé ce processus. Bien au contraire, avec l’inscription dans la loi d’un socle minimal de connaissances et de compétences, un recentrage s’est opéré sur la scolarité obligatoire, dont l’instauration remonte tout de même au décret Berthoin de 1959 !
Selon nous, pour répondre au défi de l’élévation du niveau de connaissances, une relance du processus de démocratisation scolaire est nécessaire, car seule celle-ci peut permettre de construire une école au service de l’émancipation individuelle et collective. Telle est l’ambition qu’il nous faut avoir pour l’école.
Conscients de cet enjeu de démocratisation scolaire et confrontés, dans le même temps, aux conséquences des réformes de la droite, les personnels de l’éducation se sont mobilisés en nombre pour défendre une réponse de service public. De là sont nées des frustrations, une souffrance ordinaire liées à un sentiment de « travail empêché », mais aussi des réflexions sur la pratique et les métiers, qui ont nourri des attentes et des exigences en matière de transformation en profondeur du service public. Ces dernières ont trouvé un écho dans la refondation annoncée par le Gouvernement.
C’est, en effet, à ce haut niveau d’exigence qu’il faut se placer. Nous partageons ce choix, car l’heure n’est pas à « moins d’école », mais à « plus et mieux d’école ». Dès lors, il faut imaginer et bâtir le service public national d’éducation correspondant à ces ambitions.
Si nous approuvons la priorité accordée au primaire, la réaffirmation du collège unique ou la remise en chantier de la formation des enseignants, il nous semble que ce projet de loi ignore des dispositions essentielles qui auraient pourtant dû l’irriguer.
Quelles sont ces dispositions qui, selon nous, devraient nourrir notre débat ?
Oui, il y avait bien urgence à porter un coup d’arrêt à la révision générale des politiques publiques, contrairement à ce que la droite affirme. Il faut saluer la décision du Gouvernement de redonner des moyens, en termes de postes, à l’école. Mais, nous le savons, ces moyens, qui relèveront des prochaines lois de finances, ne suffiront pas à faire reculer mécaniquement les inégalités scolaires ; ils doivent s’appuyer sur l’engagement d’une réforme pédagogique profonde. C’est sous cet aspect que le projet de loi ne prend pas suffisamment la mesure des transformations à opérer et risque, peut-être, de manquer à son ambition de refondation.
La première de ces transformations consisterait à considérer que tous les enfants sont capables d’apprendre et de réussir, et à faire évoluer en conséquence le service public. Parce que les différences entre les élèves sont non pas naturelles, mais socialement construites, et que l’échec scolaire n’est pas une fatalité, l’affirmation de la capacité de tous les élèves à suivre les apprentissages scolaires doit être au fondement du projet éducatif.
La deuxième transformation porte sur le contenu des enseignements. Relever le défi des savoirs à enseigner à tous est une nécessité pour aller vers une société plus juste. À l’individualisation des parcours et des enseignements, il faut opposer une conception ambitieuse et émancipatrice de l’école, que recouvre le concept de culture commune, par la transmission des mêmes contenus à tous les élèves.
Suivre un cursus commun, que ce soit dans le cadre de la scolarité unique ou au travers des disciplines étudiées ensemble dans une même filière, n’interdisant évidemment pas la mise en œuvre de pédagogies différenciées et ouvrant la possibilité de découvrir de nouveaux centres d’intérêt jusqu’alors insoupçonnés, afin de faire l’expérience d’un apprentissage partagé : c’est cela aussi qui fonde le vivre ensemble.
Il est urgent de mettre en œuvre le « tous capables », l’appréhension de savoirs toujours plus complexes, l’ambition de transmettre une culture commune, qui posent l’exigence d’allongement de la scolarité obligatoire.
L’éducation nationale doit pouvoir disposer de plus de temps pour former les jeunes et prendre en charge, bien en amont du décrochage, les élèves qui rencontrent des difficultés. C’est pourquoi nous proposons d’instaurer une scolarité obligatoire de 3 à 18 ans. Cela permettrait d’ouvrir une réflexion globale sur les cycles et les rythmes, de dégager le collège de la pression de l’orientation, laquelle se joue aujourd’hui trop tôt et n’autorise pas le droit à l’erreur, faute de réelles passerelles.
La formation des enseignants est également essentielle à la refondation de l’école. Il est temps de rendre aux enseignants la maîtrise de leur travail et de leur donner les moyens de faire évoluer leurs pratiques pour assurer la réussite de tous les élèves. Cela implique une formation de haut niveau, construite selon un continuum conjuguant le disciplinaire et le professionnel, dans un système d’aller-retour en lien avec la recherche.
Pour que l’entrée dans le métier se fasse dans de bonnes conditions, et eu égard à la crise sérieuse du recrutement, que les emplois d’avenir ne résoudront pas, je continue de plaider en faveur de véritables pré-recrutements dès la licence. De plus, rappelons que les enseignants interviennent au sein d’équipes pluri-professionnelles, qu’il nous faut reconnaître et renforcer, et non pas diluer.
Seul un service public national peut être le garant de l’égalité d’accès aux savoirs sur tout le territoire. En effet, le poids des inégalités territoriales pèse fortement dans la réussite des élèves. Le maintien d’un cadrage et d’un pilotage nationaux forts n’exclut nullement les coopérations et les partenariats. Je pense notamment aux parents, qui doivent être considérés comme des acteurs à part entière de la réussite des élèves. C’est la raison pour laquelle nous avons déposé un amendement tendant à instaurer un statut des délégués de parents d’élèves.
Mais ces partenariats ne doivent pas servir de paravent à un désengagement de l’État. Or, la mise en œuvre de la réforme des rythmes et les forts accents de territorialisation de plusieurs dispositions de ce projet de loi, qu’il s’agisse de la définition de la carte des formations professionnelles initiales, du parcours d’éducation artistique et culturel, du service public du numérique ou encore du service public de l’orientation tout au long de la vie, recèlent ce danger.
Voici, brossées à grands traits, les fondations sur lesquelles devrait s’appuyer, selon nous, une refondation du service public national d’éducation. Ces réflexions ont guidé les propositions que nous avons formulées en commission pour amender le texte issu de l’Assemblée nationale. Sous l’impulsion de notre rapporteur, la commission a apporté à celui-ci des améliorations, auxquelles nous avons pris toute notre part : je pense notamment à la notion du « tous capables », introduites à l’article 3A du projet de loi et inscrite parmi les principes généraux de l’éducation.
Sur la question des contenus d’enseignement, le projet de loi amende le socle commun de connaissances et de compétences issu de la loi Fillon, qui institutionnalisait le principe d’objectifs différenciés en fonction des élèves, avec ce socle comme minimum à garantir à tous et les programmes comme finalités pour les élèves « destinés » à la poursuite d’études. Mais, si l’on prétend supprimer cette distinction, pourquoi le projet de loi conserve-t-il le socle à côté des programmes ?
Je l’ai rappelé précédemment, la refondation passe à nos yeux par l’affirmation d’un même niveau d’exigence pour tous les élèves. C’est le sens de la réécriture de l’article 7 que nous avions proposée et dont une partie a été retenue. Cependant, un autre amendement adopté contre notre avis contredit cet objectif. Le présent débat devra permettre de trancher cette question.
Notre combat visant à privilégier une coopération État-région, plutôt qu’une mainmise de la région sur la carte des formations professionnelles initiales, a trouvé un début d’issue en commission par l’adoption d’un de nos amendements à l’article 18.
Enfin, notre travail pour replacer une formation initiale de haut niveau des enseignants au cœur de la refondation a permis d’inscrire dans le projet de loi que les écoles supérieures du professorat et de l’éducation assureront les actions de formation utiles aux étudiants se destinant au professorat et ne se contenteront pas de les organiser. Cette précision était utile, car le flou règne quant à la mission qui sera dévolue à ces écoles.
Ces premiers pas en appellent d’autres. Or nous constatons, à l’ouverture du débat en séance publique, que le Gouvernement revient, par voie d’amendements, sur des améliorations que nous avions apportées aux articles 7, 18 et 51. De plus, il propose de faire adopter, via ce texte, la réforme du service public de l’orientation inscrite aux articles 14 et 15 du projet de loi de mobilisation des régions pour la croissance et l’emploi et de promotion de l’égalité des territoires. Le débat qui va s’ouvrir maintenant est donc extrêmement important. J’estime que les enjeux liés à l’orientation scolaire, qui s’adresse à des jeunes gens en devenir, sont d’une telle spécificité qu’ils ne pourront trouver une réponse pleinement satisfaisante au sein d’un « service public de l’orientation tout au long de la vie » indifférencié, dont la région, de fait, deviendrait le maître d’œuvre.
On le voit, de nombreux points restent en discussion. Les débats de cette semaine détermineront donc l’appréciation finale de mon groupe sur le présent projet de loi. §