Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 27 mai 2013 à 15h00
Adaptations dans le domaine de la justice en application du droit de l'union européenne — Adoption en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission modifié

Christiane Taubira :

Monsieur le président, madame, monsieur les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, le présent projet de loi a été adopté le 15 mai dernier à l’unanimité par l’Assemblée nationale, après avoir été modifié en commission des lois puis en séance plénière. Il contribue à la mise en œuvre du programme de Stockholm, portant sur la période 2010-2014, qui vise à construire un espace de liberté, de justice et de sécurité.

À l’heure où nous constatons une assez forte désaffection à l’égard de l’Union européenne, ce projet de loi, qui transpose près d’une douzaine d’instruments juridiques européens et internationaux, vient à bon escient rappeler que, souvent, celle-ci a été à l’origine d’une progression des droits et des libertés individuelles.

L’obligation s’imposant à nous de transposer les instruments juridiques de l’Union européenne se trouve renforcée par le traité de Lisbonne, qui a accentué les dispositions introduites dans le traité d’Amsterdam. Cette obligation est en outre prévue par notre Constitution. Nous nous exposons à des sanctions en cas de retard.

Cela étant dit, ce n’est pas la crainte des sanctions qui nous conduit à vous proposer aujourd’hui de procéder à la transposition des instruments juridiques visés par ce texte : c’est essentiellement parce que nous partageons les principes qui les sous-tendent, la France participant d’ailleurs en amont à l’élaboration de ces normes.

Les textes dont le projet de loi tend à permettre la transposition portent, pour l’essentiel, sur la lutte contre la criminalité organisée internationale. Ils visent à harmoniser la définition des incriminations pénales, à renforcer la coopération afin d’accroître la capacité répressive, à améliorer les relations entre les autorités compétentes des différents pays en vue de l’instauration d’un meilleur dialogue et d’une meilleure coordination des actions au sein de l’Union européenne et, pour les instruments qui concernent le Conseil d’Europe ou les Nations unies, avec l’ensemble des pays auxquels la France est liée par des conventions et des traités multilatéraux ou bilatéraux.

L’Assemblée nationale a introduit trois modifications significatives, notamment la possibilité, pour les associations, de se constituer partie civile dans les affaires de traite d’êtres humains, dans les conditions déjà prévues dans notre code pénal, à savoir que leur objet soit lié à cette incrimination, qu’elles existent depuis au moins cinq ans au moment de la procédure et qu’elles disposent de l’accord des victimes. L’Assemblée nationale a également modifié le dispositif proposé pour le fonctionnement d’Eurojust et élaboré une définition de l’incrimination d’esclavage et de servitude. Je reviendrai sur ces deux points dans quelques instants.

En ce qui concerne la lutte contre la traite des êtres humains, il s’agit de transposer le contenu d’une directive qui elle-même reprend les stipulations d’une convention du Conseil de l’Europe signée à Varsovie en 2005 et du protocole additionnel de la convention de Palerme contre la criminalité transnationale organisée.

L’infraction de traite des êtres humains fait en général référence à trois éléments : une action, un moyen – habituellement considéré à travers l’échange de rémunération –et un but. Le projet de loi élargit le champ de cette incrimination, en y introduisant des éléments tels que le prélèvement d’organes, et inclut parmi les éléments constitutifs des éléments qui, jusqu’à présent, constituaient des circonstances aggravantes. L’Assemblée nationale a toutefois bien vu que cela pourrait avoir pour conséquence qu’une sanction soit inférieure à ce qui est prévu aujourd’hui. Elle a donc précisé qu’il suffirait que deux éléments constitutifs de l’infraction soient cumulés pour que la peine encourue s’élève à dix ans.

Deux articles concernent l’obligation d’interprétation et de traduction des documents essentiels de la procédure pénale. Une obligation procédurale nouvelle se trouve ainsi introduite dans notre droit qui, vous le savez, tant par l’usage que par la jurisprudence, consacre déjà l’obligation de l’interprétation.

Nous transposons également en droit interne un instrument extrêmement important concernant les abus sexuels commis contre les enfants, l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie. Conformément aux dispositions de la convention signée à Lanzarote en 2007, nous introduisons dans notre législation pénale des éléments supplémentaires qui permettront dorénavant de couvrir la totalité du champ des abus infligés aux enfants. Désormais, tous ces abus relèveront d’infractions punies par la loi.

Le projet de loi procède en outre à la transposition de l’instrument relatif à la décision-cadre de 2008 qui modifiait la décision-cadre de 2002 instaurant Eurojust. L’Assemblée nationale a souhaité aller plus loin : elle a introduit dans le texte des dispositions qui augmentent de manière significative les compétences et les prérogatives du membre national d’Eurojust.

Au nom du Gouvernement, j’ai plaidé pour que nous en restions à la transposition de la décision-cadre, considérant que nous ne pouvons pas anticiper sur le règlement européen actuellement en cours d’élaboration, qui permettra d’améliorer les moyens, les procédures et les pouvoirs d’Eurojust. Le contenu de ce règlement n’étant pas encore définitivement fixé, il serait quelque peu audacieux d’inscrire dans notre législation pénale des dispositions relatives au membre national d’Eurojust. Le Gouvernement a expliqué, à l’Assemblée nationale, qu’il n’était peut-être pas pertinent de confier au membre national d’Eurojust une véritable capacité d’exercice de l’action pénale alors qu’il n’est pas fondé aujourd’hui à exercer directement celle-ci.

Monsieur le rapporteur, vous avez procédé à une analyse juridique extrêmement fine, portant sur les aspects fondamentaux de notre système de justice pénale, les prérogatives et les missions de la police judiciaire, des magistrats du parquet et des juges du siège, ainsi que sur les contraintes constitutionnelles et organiques qui pèsent sur les magistrats du siège et sur ceux du parquet. Cette analyse vous a conduit à observer que le membre national d’Eurojust est un magistrat hors hiérarchie. Il ne participe pas de la structure pyramidale de l’institution judiciaire, et il n’y a pas d’articulation formalisée entre son action et celle de cette dernière sur le territoire national. C’est pourquoi vous proposez que le membre national d’Eurojust puisse formuler des suggestions d’actes d’enquêtes. Cela augmenterait incontestablement ses capacités en tant que membre d’Eurojust tout en apportant de la sécurité juridique aux actes dont il serait appelé à être à l’origine.

Le Gouvernement partage cette analyse et soutient cette proposition. Il reviendra bien entendu au Sénat de décider du sort qui doit lui être réservé.

Par ailleurs, nous introduisons des dispositions tendant à l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions pénales, sur le fondement des principes définis par la Cour européenne des droits de l’homme, que la France respecte déjà : reconnaissance mutuelle des décisions pénales y compris en l’absence de la personne mise en cause, reconnaissance mutuelle des décisions en matière de transfèrements.

Il nous restera encore trois instruments à transposer avant décembre 2014. L’un concerne la lutte contre le racisme et la xénophobie, les deux autres portent sur la reconnaissance mutuelle en matière de décisions de justice s’agissant de la probation, d’une part, et de la privation de liberté antérieure au jugement, c’est-à-dire de la détention provisoire, d’autre part.

Outre la transposition d’instruments juridiques, ce projet de loi comporte des adaptations d’instruments internationaux émanant du Conseil de l’Europe et de l’Organisation des Nations unies. Trois d’entre elles sont particulièrement importantes.

La première concerne les disparitions forcées, visées par la convention des Nations unies de décembre 2006.

La deuxième a trait à la procédure de remise entre l’Union européenne, d’une part, et la République d’Islande et le Royaume de Norvège, d’autre part, conformément à l’accord du 28 juin 2006.

La troisième porte sur la très importante convention du Conseil de l’Europe signée à Istanbul le 11 mai 2011, qu’évoquera dans un instant Mme Vallaud-Belkacem.

Concernant les disparitions forcées, nous aboutissons, au terme d’un combat de vingt-cinq ans dans lequel la France a été extrêmement active, essentiellement grâce aux initiatives et à la forte mobilisation de M. l’ambassadeur Bernard Kessedjian, dont je tiens à saluer ici la mémoire et qui avait élaboré une proposition d’instrument normatif relatif à la protection des personnes contre les disparitions forcées.

Cette adaptation vise d’abord à définir précisément les disparitions forcées. Jusqu’à présent, cette définition était liée aux stipulations de l’article 7 du traité de Rome de juillet 1998 portant statut de la Cour pénale internationale, mais il est également important de prendre en compte les disparitions forcées ne relevant pas des crimes contre l’humanité et, par conséquent, de définir la prescription et les conditions dans lesquelles la compétence quasi universelle de nos juridictions pourra jouer.

Concernant ensuite la procédure de remise entre les États membres de l’Union européenne et l’Islande et la Norvège, celle-ci est assez proche du mandat d’arrêt européen mais s’en distingue par deux points.

D’une part, la remise de nationaux n’est pas autorisée, comme le prévoient déjà les procédures d’extradition.

D’autre part, la règle de double incrimination est assortie de dérogations pour six types d’infractions particulièrement graves, à savoir le terrorisme, le trafic de stupéfiants, l’homicide volontaire, l’enlèvement et la séquestration, la prise d’otage, les coups et blessures graves, le viol.

Enfin, je laisse le soin à Mme la ministre des droits des femmes de vous parler plus amplement de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, signée à Istanbul le 11 mai 2011. Il faut savoir que l’essentiel des dispositions de cette convention figurent déjà dans notre législation pénale, qui sanctionne les violences physiques, les violences psychologiques et sexuelles, les mariages forcés, les mutilations sexuelles, la stérilisation forcée, l’interruption volontaire de grossesse sans consentement. Toutefois, la convention du Conseil de l’Europe comporte d’autres incriminations, qu’il convient de transposer.

Comme je vous l’ai indiqué, l’Assemblée nationale a introduit une définition de l’esclavage et de la servitude, qui manque actuellement dans notre code pénal.

Cependant, ainsi que je l’ai souligné devant les députés, il est important que la définition d’une telle incrimination soit la plus compatible possible avec les engagements de la France en tant que partie à, notamment, la convention des Nations unies relative à l’esclavage de 1926, dont la définition de l’esclavage a été reprise par la convention relative à l’abolition de l’esclavage de 1956.

Aux termes des articles 212-1 et 212-2 du code pénal, la France punit le génocide et les autres crimes contre l’humanité, parmi lesquels l’esclavage. Cependant, il s’agit en l’occurrence de l’esclavage pratiqué de façon collective et systématique, et non par des personnes physiques se livrant à l’enlèvement et au commerce d’êtres humains, débouchant sur des abus sexuels, du proxénétisme, l’obligation de s’adonner à la mendicité, des brutalités et des violences diverses. La tradition juridique française était de punir ces effets de l’esclavage. De fait, aucune définition de l’esclavage ni de la servitude n’existe en droit français, alors que l’instrument juridique que le projet de loi tend à transposer évoque très précisément l’un et l’autre.

Les échanges que nous avons eus, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, nous amènent à considérer qu’il faut réfléchir à une définition de l’esclavage. Simplement, nous voulons lui conférer la plus grande sécurité juridique. Il n’y a pas, fort heureusement, de vide juridique en la matière, puisque notre législation permet déjà de punir tous les effets de la réduction en esclavage, mais il s’agit ici d’une incrimination générique plus globale, qui vise, outre ceux-ci, des éléments qualitatifs supplémentaires, tels que l’atteinte à la dignité de la victime et à sa liberté.

L’Assemblée nationale a souhaité maintenir la définition de l’esclavage et de la servitude qu’elle avait élaborée, mais, comme je l’ai dit devant les députés, il me paraît nécessaire de prendre le temps de la réflexion. Je crois que M. le rapporteur partage cette analyse.

Je m’engage à créer un groupe de travail sur ce sujet, qui serait composé de parlementaires, de représentants d’associations et d’ONG, ainsi que d’experts, provenant notamment de la direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie. Je mettrai à sa disposition la logistique, la documentation et les moyens matériels propres à lui permettre de travailler dans les meilleures conditions à l’élaboration d’une définition précise, compatible avec nos engagements internationaux et, surtout, d’une grande sécurité juridique. Je n’ai pas identifié de véhicule législatif de nature à permettre au Gouvernement d’introduire, dans un avenir proche, la définition de l’esclavage et de la servitude qui résultera de la réflexion de ce groupe de travail, mais rien n’empêche le Sénat ou l’Assemblée nationale de prendre une initiative à cette fin. Je m’engage par avance devant vous à la soutenir.

En conclusion, le travail accompli par la commission des lois du Sénat sous la houlette de son rapporteur me paraît améliorer le texte de façon substantielle et j’approuve la rédaction issue de ce travail. §

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