Monsieur le rapporteur du Conseil économique et social, j'ai plaisir à vous saluer et, à travers vous, l'institution que vous représentez, laquelle a toujours joué un rôle majeur dans la lutte contre l'exclusion.
Dans ce domaine, en effet, deux lois importantes sont venues concrétiser les réflexions du Conseil exprimées dans les rapports de Joseph Wresinski et de Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Nul doute que l'adoption du présent projet de loi, qui fait suite à un autre rapport du Conseil économique et social, en l'occurrence le rapport de Didier Robert publié l'année dernière, marquera une étape importante dans la lutte contre l'exclusion.
La lutte contre la misère et l'exclusion, d'une part, et pour le progrès de la cohésion sociale, d'autre part, est d'une particulière gravité et touche le coeur même de nos sociétés et de notre avenir.
Certes, la misère est, hélas ! universelle et a toujours existé à des degrés d'extension plus ou moins larges. Sa réalité mondiale, aujourd'hui, est cependant particulièrement grave et lancinante.
Le Président de la République, devant l'assemblée générale des Nations unies, a récemment fait des propositions pour mieux armer le combat contre la misère au niveau mondial. Toutefois, la France, plus que tout autre pays, en raison même de sa devise et de sa fierté républicaine passée, ne peut qu'être plus touchée que toute autre nation par la perception de ce « chancre » qui la ronge et qui est comme une négation vivante de ce qu'elle prétend être et de ce qu'elle ne doit jamais renoncer à être.
Depuis bientôt vingt ans, des lois essentielles ont été votées pour endiguer les décrochages massifs de centaines de milliers et même, aujourd'hui, de millions de personnes qui vivent dans des conditions indignes.
En 1988, la loi portant création d'un revenu minimum d'insertion laissait espérer de « remettre en selle » environ 300 000 personnes susceptibles d'en bénéficier. Chacun sait que la vague des personnes concernées dépasse aujourd'hui le million et que la sortie même du régime de revenu minimum reste problématique.
La solution est-elle d'ailleurs à notre portée ? Il est permis d'en douter, depuis que des gouvernements s'efforcent de lutter contre ce mal aux allures endémiques qui « ronge » la société, avec des résultats qui ne sont pas toujours à la hauteur des attentes.
Au demeurant, si ce combat n'est pas constamment livré, sans désemparer, il est absolument certain que les scénarios les plus catastrophiques ravageront ce qu'il reste encore de cohésion sociale.
C'est dans ce contexte que nous est présenté le projet de loi de programmation pour la cohésion sociale.
Ce texte se situe, d'emblée, comme l'une des phases essentielles du combat mené depuis près de vingt ans, auquel le Président de la République a voulu donner une nouvelle impulsion. Les qualités du texte que vous avez préparé, monsieur le ministre, avec vos collègues du « pôle social », ont été soulignées et considérées comme une source d'espoir par le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale que j'ai l'honneur de présider. Je n'insisterai pas sur ce point, sauf pour remercier Mme Nelly Olin du soutien et de l'énergie qu'elle apporte, avec toute son équipe, pour faciliter le travail de cette instance.
J'ajouterai quelques considérations plus personnelles.
Tout d'abord, au sujet des contrats aidés, certains savent que, voilà un an, j'ai remis au Premier ministre un rapport intitulé Pour un contrat d'accompagnement généralisé.
Je ne cacherai pas ma satisfaction de retrouver dans le projet qui nous est soumis non seulement la philosophie que j'avais discernée dans les expériences efficaces en matière d'insertion professionnelle et sociale, mais aussi des avancées significatives vers la simplification des outils disponibles pour ce combat.
Je n'ai jamais pensé que l'instrument unique et polyvalent en matière de contrat aidé était à portée de main. J'ai surtout souligné l'absolue nécessité de l'accompagnement. Certes, les contrats aidés eux-mêmes doivent être unifiés au maximum, dans un souci de simplification instrumentale, mais le paramétrage sera toujours variable en fonction des situations individuelles des bénéficiaires ou des acteurs qui seront appelés à mettre en oeuvre de tels contrats. C'est au plus près de la réalité du terrain que l'adaptation de ces contrats à chaque situation personnelle doit être effectué. A cet égard, l'accompagnement joue un rôle essentiel.
Nous avons besoin d'une ingénierie facilement maîtrisable et modulable, sinon la complexité et la rigidité deviennent elles-mêmes sources d'exclusion. Il faut que les acteurs, quels qu'ils soient, comprennent et maîtrisent facilement l'ensemble du dispositif et les outils mis à leur disposition, pour que l'essentiel de l'énergie dépensée dans la lutte contre l'exclusion ne soit pas consommé par la simple gestion des instruments.
A ce titre, le projet de loi marque un progrès incontestable, que le débat parlementaire pourrait, je le souhaite, encore améliorer grâce au travail de très grande qualité de nos rapporteurs.
Je voudrais ensuite insister sur la nécessité de donner la parole à ceux qui sont eux-mêmes les victimes de situations de misère et d'exclusion, et de la leur donner dans des conditions qui tiennent compte de la dissymétrie des positions entre ceux qui disposent d'une parcelle de pouvoir dans la société, ne serait-ce que par la sécurité de leur insertion sociale, et ceux qui n'ont rien et dont, pourtant, le besoin de reconnaissance sociale est équivalent à celui des premiers.
La cohésion sociale telle que nous la voulons est le résultat, non pas d'un simple processus technique, mais d'une relation vivante et permanente de réciprocité humaine. La vie sociale dans la justice et la paix partagées par tous peut seule qualifier une cohésion sociale digne de l'homme. Cet échange à travers lequel chacun donne et reçoit est la véritable finalité de notre ambition sociale.
C'est pourquoi je reprendrai ici la suggestion à laquelle le président du Sénat, Christian Poncelet, a bien voulu prêter une oreille attentive lors de la journée mondiale du refus de la misère qui s'est tenue au Sénat le 17 octobre, il y a tout juste dix jours. Nous avons connu, dans ce même hémicycle, un moment d'une particulière intensité avec le mouvement ATD-Quart Monde, lors d'une séance du « Sénat junior ».
Nous devons nous efforcer individuellement de chercher à partager un peu de la vie de ceux qui sont plongés dans ces situations d'exclusion, afin de recevoir d'eux l'enseignement qui nous fait défaut pour nous insérer nousmêmes dans une société conforme, non pas à des exigences techniques, mais à des exigences humaines.
A l'instar des stages d'immersion dans des entreprises ou des juridictions, la présidence du Sénat pourrait concevoir de nouvelles immersions dans une réalité qui nous est quotidiennement étrangère, afin que notre état d'esprit soit accessible à la compréhension profonde de ce qui est en cause dans la misère et l'exclusion.
Cette immersion doit pouvoir s'organiser au sein des réseaux d'associations et d'entreprises qui sont engagés dans ce combat moderne contre la négation de notre humanité.
Il apparaît clairement, en effet, que notre cohésion sociale repose pour beaucoup sur la diversité des acteurs et des rôles.
Les sociétés techniques sont très largement sélectives, et elles le seront certainement de plus en plus si on les laisse évoluer sans contrepoids. Une compétition acharnée y règne. Tant que leur performance est mesurée à travers des comptabilités de flux financiers, il est possible de mettre en lumière les succès, mais aussi de masquer les dégâts humains engendrés par le processus d'uniformisation issu de la globalisation de l'économie.
Mais c'est bien parce que ce « masque » commence à glisser et que les esprits les plus lucides nous ont alertés depuis des années sur le processus d'exclusion que nous avons pris aussitôt des initiatives et que, fort heureusement, nos économies ont encore un visage polymorphe.
En effet, la société doit et devra toujours pouvoir offrir une palette diversifiée de situations de participation à la vie économique et sociale, parce que nous n'avons pas, les uns et les autres, les mêmes exigences ni les mêmes performances face aux mécanismes implacables des processus techniques. C'est à cette exigence de diversité que répond, en partie, la sphère de l'économie solidaire.
Allons plus loin, et concevons que c'est toute une écologie humaine qui doit être désormais à l'ordre du jour de nos réflexions et de nos actions, dans une approche qui ne soit donc pas limitée à la nature animale et végétale. Le milieu humain a des exigences qui ne peuvent se satisfaire d'une organisation de la vie économique dictée par la seule compétitivité recherchée dans la production de biens d'équipements ou de consommation.
Les agences de développement éthique, qui commencent à apparaître, sont le signe du virage pris par une humanité qui ne veut pas s'enfermer dans une vision réductionniste de l'avenir. La perception des situations d'exclusion et la lutte que celles-ci appellent, nous préparent à la mise en oeuvre de solutions plus efficaces parce que moins génératrices elles-mêmes d'exclusion.
C'est dans cette perspective que nous devons écouter non seulement les demandes de ceux qui sont en situation d'exclusion, mais aussi les requêtes de ceux qui sont les principaux acteurs de ce combat, c'est-à-dire les associations, les entreprises et les services publics qui oeuvrent à tous les niveaux dans le combat pour l'insertion, notamment par l'activité économique et sociale.
Sachons reconnaître à ces acteurs la place qui leur revient dans les dispositifs prévus par ce grand texte de loi.
La valeur ajoutée que ces acteurs apportent à notre société est essentielle, car elle est humaine et pour cela, bien sûr, insaisissable par quelque comptabilité que ce soit.
C'est en définitive sur ces acteurs que repose la cohésion sociale au niveau de la réinsertion, tandis que le rôle primordial de la prévention incombe à la famille, à l'appareil éducatif et de formation professionnelle.
A nous de faire, par la cohérence de toute notre législation sur l'ensemble de ces plans, que notre cohésion sociale soit, non pas résiduelle, mais renaissante.
Ce projet de loi nous en offre l'occasion. Sachons la faire fructifier !