Intervention de Jacques Mézard

Réunion du 11 juin 2013 à 22h30
Débat sur les conclusions de la commission d'enquête sur l'influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé

Photo de Jacques MézardJacques Mézard :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, notre ordre du jour me procure une satisfaction particulière en ce qu’il me permet de revenir sur l'enquête que mes collègues et moi-même avons menée pendant six mois, d'octobre 2012 à mars 2013, et d'exposer les conclusions auxquelles, ensemble, nous sommes parvenus.

Ce soir, je voudrais remercier une nouvelle fois notre collègue Alain Milon, dont la présidence à la fois vigilante et sage a donné à nos travaux, audition après audition, réunion après réunion, un esprit d'ouverture et de courtoisie dont tous ceux qui ont participé à cette mission garderont un excellent souvenir. Par-delà ces qualités, quel meilleur choix que celui d'un médecin, que sa formation autorisait à rappeler, au fil des jours et des semaines, certaines vérités scientifiques quand cela était nécessaire à l'édification de la commission ?

Je veux aussi dire à quel point j'ai été impressionné par l'implication de tous les membres de la commission d’enquête et par la pertinence de leurs interventions au cours de nos nombreuses réunions. Le rapport que nous avons adopté le 2 avril dernier, à l'unanimité des commissaires présents, est le résultat d'un travail collectif, dans lequel j’inclus celui des collaborateurs que l’administration du Sénat avait mis à notre disposition.

Je crois pouvoir dire que nous avons tous vécu des moments forts, de l'audition des victimes, qui fut à plusieurs reprises très impressionnante, à celle de personnages parfois très inquiétants.

Notre commission d'enquête n'était pas une première au Parlement : l'Assemblée nationale a consacré au sujet des dérives sectaires trois rapports qui ont marqué les esprits. Je tiens donc aussi à saluer le travail accompli par nos prédécesseurs – nous en avons d'ailleurs auditionné certains au début de nos travaux.

Si mes collègues et moi-même n'étions pas des pionniers au Parlement, nous l'étions au Sénat puisque cette commission d'enquête était la première que la Haute Assemblée consacrait à un sujet lié aux dérives sectaires.

Nous tous, membres de cette commission, quelle que soit notre sensibilité, sommes attachés à la liberté de conscience et à la liberté d'expression. Simplement, nous avons considéré, au regard de nombreuses constatations que nous avions faites auparavant, que la santé était un domaine privilégié pour les dérives sectaires et que cela pouvait conduire à ce que la santé, précisément, d’un certain nombre de nos concitoyens se trouve mise en danger, aussi bien sur le plan mental que sur le plan physique.

Il est toujours simpliste de nous opposer l'approche anglo-saxonne. Du reste, de l'autre côté de l'Atlantique, on est capable de prononcer des sanctions extrêmement sévères à l’encontre de certaines dérives, selon un cheminement juridique différent du nôtre, mais avec une incontestable efficacité.

Ces dernières décennies, ce sont souvent les mouvements à caractère sectaire qui ont utilisé la lutte contre la vaccination, la transfusion ou la psychiatrie pour développer des méthodes que nous avons – avec d'autres – considérée comme dangereuses pour la liberté ainsi que pour l'équilibre et la santé de nos concitoyens.

Il est facile de surfer sur les peurs, surtout avec des maladies graves comme le cancer. Il est facile de promettre des guérisons par le verbe, la spiritualité, par des harmonisations, des purifications, l'utilisation de l'« énergie » ou de la physique quantique, par le retour à la nature…

Tous ces mots, toutes ces notions sont utilisés pour éliminer le « savoir » au profit du « croire ».

Nous avons relevé avec une certaine inquiétude l'introduction à l'hôpital, à titre de soins complémentaires, de pratiques telles que la fasciathérapie, d’autant qu’il nous est apparu que, depuis longtemps, aucune évaluation sérieuse, propre à justifier des pratiques de cette sorte, n’était ressortie d'une quelconque enquête.

De même, nous avons constaté avec regret qu’un rapport du Centre d'analyse stratégique du Premier ministre mettait en valeur le recours à certaines pratiques dans des conditions qui peuvent donner lieu à des utilisations regrettables. Selon moi, il serait bon de faire le nécessaire pour éviter ce genre d'errements.

Nous avons aussi constaté le laxisme de certains ordres professionnels.

Nous avons relevé l'utilisation d'Internet qui, ici comme ailleurs, a complètement changé les données du problème.

Nous avons également noté l’existence d’une certaine presse très axée sur la psychologie et vivant de l'engouement pour ces pratiques dites – à tort – « douces » ou « innovantes ».

Nous le savons tous ici, c'est la médecine qui, malgré ses imperfections et même certains errements, est innovante et en constant progrès. Elle a fait accomplir à notre société, à notre civilisation, des avancées considérables, que chacun, sans doute possible, est en mesure de constater.

On peut comprendre que des personnes malades, ou qui ont peur de le devenir, cherchent une écoute et des discours rassurants. C’est tout le problème de l'accueil dans les hôpitaux qui se trouve ainsi posé et il est vrai que la situation à cet égard est préoccupante. C’est au demeurant, de façon générale, le problème de la relation humaine : lorsqu'on apprend qu’on est malade, lorsqu’on est très inquiet, il est évident que la manière dont la relation humaine est gérée apparaît essentielle.

Voilà les raisons qui m'ont conduit à demander, au nom du groupe RDSE, la création de cette commission d'enquête que j'ai proposée dans le cadre du « droit de tirage » des groupes. M’étaient en outre parvenues, comme à d'autres, des informations sur l'existence de pratiques déguisées en soins et qui, sous couvert de promesses de guérison ou de bien-être, exploitent les peurs et les espoirs de certains de nos concitoyens pour leur extorquer de l'argent ou les entraîner dans des groupes à caractère sectaire.

Dans ce domaine des pratiques thérapeutiques extravagantes, les résultats de nos investigations ont même parfois dépassé ce que faisaient apparaître les messages d'alerte que nous avions reçus. Nous avons eu affaire à un immense marché de soins et, madame la ministre, la visite d'un « salon du bien-être » a laissé à ceux qui s’y étaient rendus un souvenir tout à fait impérissable.

Ces pratiques ont en commun d'être dénuées, le plus souvent, de tout fondement scientifique. Parfois, un substrat scientifique semble exister, mais il ne constitue alors qu'un habillage destiné à singer la science pour donner une apparence de respectabilité à des pratiques dont beaucoup sont pour le moins douteuses, voire, parfois, dangereuses pour la santé et l'équilibre de nos concitoyens.

D'autres informations faisaient état d'un lien entre ces pratiques thérapeutiques douteuses et certaine dérives sectaires. Nous avons constaté que, dans certains cas, la dérive thérapeutique empruntait beaucoup de traits à la dérive sectaire, au point l’une et l’autre se rejoignent, voire se confondent. À cet égard, nous avons souvent parlé de porosité.

Le rapport met en évidence, parmi ces points communs, une influence tellement forte sur les victimes qu'elle relève de l'emprise mentale, catégorie identifiée par les spécialistes de la lutte contre les dérives sectaires.

Cette emprise si puissante, contre laquelle ni la victime ni ses proches ne peuvent lutter, explique que les malades puissent croire à des promesses de guérison invraisemblables, qu’il s’agisse de traitements du cancer à base de jus de citron, de lavements au café ou d'appareils – nous avons pu en voir ! –dont des prospectus vantent, descriptions à l’appui, les effets sur le traitement de maladies aussi graves que la maladie de Parkinson ou la sclérose en plaque… Il est tout de même incroyable que des traitements puissent être vendus partout sur le territoire national, en recourant, par exemple, aux ressorts complexes de la physique quantique pour étayer leur efficacité sur un certain nombre de pathologies…

Cette emprise explique aussi certaines transformations de la personnalité des victimes, au point d'empêcher toute communication avec leurs proches, voire de conduire à des ruptures familiales complètes.

Nous avons rapidement acquis la conviction que, face au danger que présentent les pratiques thérapeutiques douteuses et leurs interactions avec des procédés empruntant à la dérive sectaire, les pouvoirs publics devraient intervenir de manière plus énergique.

Certains objecteront que chacun est libre de ses choix thérapeutiques : si le système médical a le devoir de soigner, personne n'est tenu de se faire soigner. Il n'y a pas non plus d'obligation, pour les malades, de recourir à des traitements médicaux classiques.

Toutefois, si le libre consentement derrière lequel s'abritent les défenseurs de ces traitements fantaisistes est une chose, le consentement éclairé en est une autre ! Nombre de témoignages – ils sont retranscrits, madame la ministre, dans les 677 pages du tome II de notre rapport, et je ne doute pas que vous en ferez le meilleur usage possible – montrent très clairement que le danger est certain, car les victimes de ces praticiens douteux ne sont pas vraiment informées des conséquences de leurs choix thérapeutiques.

En matière de santé, le risque est tellement grave que le libre choix des personnes en faveur de telle ou telle pratique de soins ne peut être un argument pour laisser nos concitoyens compromettre leurs chances de guérison.

Tels sont, mes chers collègues, les enjeux de cette enquête complexe.

Je ne m’attarderai pas sur les méthodes et sur les 72 auditions auxquelles nous avons procédé.

Nous avons entendu des responsables des services de l’État et des grandes institutions. Nous avons entendu des spécialistes des dérives sectaires. Nous avons entendu des victimes et je vous invite, madame la ministre, à lire les comptes rendus de leur audition : elles parlent mieux que quiconque de ce qui peut se produire en la matière.

Nous avons aussi reçu des représentants de mouvements et des défenseurs de pratiques thérapeutiques mis en cause par les témoignages de victimes, afin d’avoir une approche équilibrée de ces problèmes. Cette confrontation de points de vue a été rendue possible à plus de dix reprises.

Divers thèmes se sont rapidement dégagés de ces auditions.

Nous constatons un développement certain des pratiques de soins dénuées de tout fondement scientifique. Internet est un vecteur très important de cette propagation : une part importante de notre enquête s’est faite sur la Toile, d’où les nombreuses sorties d’écran illustrant le rapport. La formation professionnelle est également un moyen de transmission de techniques de soins souvent fantaisistes, au travers de stages prétendant former à telle ou telle technique en quelques heures. Enfin, la réponse apportée par les pouvoirs publics semble à ce stade perfectible – c’est un euphémisme –, notamment s’agissant de la réponse judiciaire aux dérives sectaires.

Nous avons formulé un certain nombre de propositions et de recommandations, mais, considérant que la loi de la République telle qu’elle existe permet, dans la plupart des cas, de faire le nécessaire dans les meilleures conditions, nous n’avons pas voulu que ce rapport débouche sur des propositions de modifications législatives lourdes.

Laissant le soin à Alain Milon d’aborder les questions strictement médicales, je vais rapidement balayer cette série de propositions.

Certaines de nos préconisations visent à améliorer le traitement judiciaire des dérives sectaires en général, car, selon divers témoignages, les poursuites judiciaires semblent difficiles à mettre en œuvre.

Ainsi, la loi du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, dite « loi About-Picard », qui a créé le délit d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse, doit être davantage appliquée.

Sur le plan technique, nous avons préconisé d’aménager à la marge le point de départ du délai de prescription pour le délit d’abus de faiblesse.

Nous avons aussi souhaité que les plaintes et signalements déposés par des proches de victimes dans un contexte de dérives sectaires soient plus largement pris en compte par les procureurs.

Il nous a semblé opportun qu’il soit rappelé aux fonctionnaires ayant connaissance de faits relevant potentiellement de dérives sectaires qu’ils ont le devoir de les signaler, en application de l’article 40 du code de procédure pénale.

Nous avons en outre considéré que la formation des magistrats aux dérives sectaires devait être généralisée. Je ne sais pas si tout le monde peut être victime d’emprise mentale, mais je suis certain que chacun, à travers un proche, peut en subir les terribles effets. Il faut donc aider les magistrats et les experts à mieux appréhender ce problème.

D’autres propositions concernent l’amélioration du pilotage administratif de la lutte contre les dérives sectaires. À ce titre, il nous a semblé indispensable que, dans les préfectures, les groupes de travail se réunissent. Ce n’est pas souvent le cas et nous avons même constaté que beaucoup de ces groupes n’avaient jamais été créés.

Nous avons aussi proposé le renforcement du statut de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la MIVILUDES, et souhaitons que soit examinée la question de l’immunité de son président, afin que celui-ci ne subisse pas tous sortes de recours et procédures totalement injustifiés.

S’agissant des propositions qui concernent plus spécifiquement notre sujet, nous avons demandé l’instauration d’un contrôle spécifique de la publicité et de la vente d’appareils à finalité médicale, ou plutôt pseudo-médicale. Quand une personne se rend dans un magasin de jouets, elle peut être certaine que tous les jouets ont été contrôlés et leur absence de dangerosité, vérifiée. Or, dans certains salons, dans certains magasins et sur Internet, des appareils à vocation pseudo-médicale sont en vente libre, sans aucun contrôle. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la DGCCRF, apparaît comme la structure administrative la plus adaptée pour traiter ce problème.

Nos conclusions ont également porté sur l’influence d’Internet et nous avons souhaité que l’information médicale en ligne soit mieux encadrée, avec un renforcement de la sécurité des internautes, mais aussi un renforcement des moyens des enquêteurs de la cyberpatrouille de la gendarmerie nationale – eux-mêmes le demandent –, car ce qui existe en matière de pédopornographie doit s’étendre au domaine dont nous parlons.

Nous avons formulé un certain nombre de propositions en matière de formation, ainsi qu’en ce qui concerne l’utilisation abusive de l’intitulé d’université ou du titre de docteur en médecine par des personnes ayant été radiées de l’Ordre des médecins. Se pose aussi la question des diplômes d’université, dont certains, il faut le dire, sont fantaisistes. À cet égard, madame la ministre, il y a du ménage à faire…

Enfin, nous avons proposé un certain nombre d’avancées en matière de protection de l’enfance.

Après cette présentation des constatations que nous avons faites et ce bref aperçu de nos préconisations, je conclurai en faisant part de notre souhait que ces propositions soient suivies d’effet et qu’elles ne soient pas destinées à être finalement reprises, dans l’avenir, par une autre commission d’enquête sur les dérives sectaires. Nous veillerons d’ailleurs à présenter des amendements dans ce sens à l’occasion de l’examen de projets ou propositions de loi se prêtant à leur introduction par leurs liens avec ce dossier.

Il appartient au Gouvernement de la République et à chacun d’entre nous, dans les deux assemblées, toutes sensibilités politiques confondues, de prendre suffisamment au sérieux les avertissements contenus dans ce rapport pour que nos propositions puissent dès maintenant trouver une application concrète. §

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