Je voudrais partir de la question que vous nous avez adressée : comment remettre les normes comptables au service de l'économie « réelle » ? Il y a dans ce mot l'évocation d'opérations réalisées dans le passé, dont on peut rendre compte de façon certaine, et qui sont précisément celles qui sont retracées par les comptes. Probablement veut-on opposer le « réel » à l'« irréel » ou au « virtuel », c'est-à-dire l'économie réelle à l'économie financière. La métaphore de cette comptabilité de l'économie réelle, comme représentation du passé, serait plutôt celle d'un documentaire que d'une fiction - un documentaire ennuyeux, mais après tout, le mot de « comptable » est souvent associé à l'idée de quelque chose d'un peu roboratif, austère, ennuyeux. Je n'hésite donc pas à dire que de bons comptes font un documentaire ennuyeux. Le problème, c'est que nous avons aussi à faire à d'autres normalisateurs comptables, et notamment au normalisateur comptable international, qui préfèrent les oeuvres de fiction plus colorées et excitantes - mais ces oeuvres finissent par décrire la réalité comme ils la voudraient plus que comme elle est, et à créer un écart entre les comptes et l'économie.
Je prends d'emblée cet angle car, à vrai dire, la question que vous nous posez n'aurait jamais été posée ainsi à personne avant 2002, ni dans les décennies précédentes ni même dans les cinq siècles de comptabilité qui nous séparent de la Renaissance italienne. Si la question se pose ainsi aujourd'hui, c'est parce que nous avons vécu le passage des International Accounting Standards (les IAS) aux International Financial Reporting Standards (les IFRS), c'est-à-dire le passage, qui n'a rien d'anodin, de la comptabilité au « reporting financier » - il n'y a d'ailleurs pas de mot français pour le dire exactement.
Avant de partager avec vous l'état des lieux et d'évoquer les pistes d'action pour l'avenir, il faut replacer le sujet dans une perspective historique. Au départ prévalait l'idée que les normes européennes, qui avaient 500 ans, n'étaient pas satisfaisantes - ce qui est selon moi une « vraie fausse » idée. On leur reprochait deux choses.
Le premier reproche était qu'elles ne traitaient pas de la finance : ces normes dataient en effet des années 1970, et la finance des années 1980. La seconde était qu'elles comportaient trop d'options - mais vous verrez que nous y reviendrons, parce qu'il y a bien des différences dans l'économie réelle dont il faut savoir rendre compte, sans nécessairement vouloir enfermer toutes les représentations dans une forme unique. Nous avons donc adopté les normes internationales - même si ces normes n'avaient en 2002 jamais été testées ni adoptées par personne, et qu'elles étaient manifestement incomplètes. Et nous avons beaucoup appris. Ces normes étaient et sont toujours très riches, très intéressantes, et représentent un progrès dans la science, une sorte d'« état de l'art moderne » auquel je rends hommage. Des dizaines de spécialistes et d'experts ont travaillé pendant très longtemps pour produire ce jeu de normes, à tel point qu'il a paru équivalent à tous les autres jeux de normes possibles existant dans le monde.
Très vite, il est cependant apparu que ce jeu de normes comportait un certain nombre d'hypothèses non explicites. L'une est que les entreprises sont moins bien placées pour parler d'elles-mêmes que des tiers, à commencer par les marchés financiers. L'autre est que, pour bien rendre compte de l'activité de l'économie, il ne faut pas seulement parler du passé, mais aussi de l'avenir. Or en ouvrant la voie à l'introduction de l'avenir dans les comptes, on ouvrait la possibilité d'y inclure des profits non réalisés.
Puis vient la crise financière, qui est une confirmation : il y a dans les comptes en réalité l'évolution des marchés, on ne distingue plus ce que fait une banque de ce que fait le marché, la bulle se constitue, on ne la voit pas, on s'en aperçoit trop tard, et la chute est d'autant plus forte. Nous l'avons écrit, aujourd'hui beaucoup d'universitaires partagent cette vision, tout comme de nombreux documents officiels depuis cinq ans, et pas uniquement d'origine française. Les solutions proposées jusqu'à présent ne répondent pas véritablement à ce qui s'est produit. De fait, sur la question financière, nous n'avons adopté aucune norme depuis cinq ans. Le G20 a fixé des délais, d'abord en juin 2011, maintenant reportés à fin 2013. Ce retard est en partie dû à l'obligation que nous nous sommes donnée de travailler en convergence avec les États-Unis, mais ceci n'est pas une excuse. L'IASB (International Accounting Standards Board) a voulu cette convergence, de la manière la plus virulente qui soit, et force est de constater que nous avons aujourd'hui un vrai problème de fond.
Vous avez parlé, monsieur le Président, de « court-termisme ». Je voudrais ajouter qu'au-delà des questions strictement financières, nous assistons aujourd'hui à un développement de normes beaucoup plus nombreuses que ce que nous imaginions en 2005-2006, qui manifestent un approfondissement de cette tendance vers une mesure de l'économie sous forme instantanée - et c'est évidemment pour nous le principal problème.
Le second problème est lié aux questions de gouvernance, qu'il s'agisse des financements, du pouvoir ou de l'utilisation réellement faite des normes au sein de l'organisme privé qu'est l'IASB.
Troisièmement, il existe un problème de qualité des normes, que je n'évoque que d'un mot, et qui tient à leur nature conceptuelle, à leur complexité, à leur abstraction, à la quantité de problèmes quotidiens auxquels nous devons faire face pour les appliquer.
J'insiste : ce débat est un débat minoritairement français, majoritairement européen, mais aussi australien, sud-africain, canadien. Et c'est évidemment un débat qui existe aussi dans les pays où les normes ne sont pas appliquées, parce que la perception de tous ces enjeux de fond ou de mise en oeuvre sert de critère de jugement pour l'adoption des normes internationales. Les États-Unis, après quatre rapports en moins de 18 mois, n'ont pour l'instant pas pris de décision, le Japon progresse mais n'a pas non plus décidé, sans parler de tous ceux qui appliquent ces normes mais à leur choix.
Que faire ? Je citerai seulement des axes.
La première des recommandations est de respecter la sagesse du législateur européen, qui n'a demandé l'application de ces règles qu'aux comptes consolidés des grandes entreprises cotées, et de surtout ne pas soumettre à cette obligation d'autres entreprises que les très grandes entreprises, dotées de très lourds moyens, pour des marchés financiers très profonds et savants, qui savent plus ou moins - peut-on penser - démêler le bon grain de l'ivraie.
La deuxième recommandation est de continuer de travailler encore avec nos voisins aux questions de gouvernance au rythme approprié.
La troisième recommandation porte sur le travail européen : pour ma part, je travaille énormément depuis deux ans avec mes trois collègues britannique, italien et allemand, avec qui nous représentons l'essentiel des enjeux en Europe. Nous avons demandé une réforme de l'EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), association privée qui représente le pôle d'expertise européen aujourd'hui. Nous avons fait des propositions concrètes l'an dernier, qui ont été rejetées par Pedro Solbes, ancien commissaire européen qui présidait le conseil d'administration de l'EFRAG, et c'est ce qui a débouché notamment sur les initiatives de Michel Barnier que vous avez rappelées. Nous avons demandé un débat sur l'évolution de cet organisme, et aussi à cette occasion sur l'ensemble des questions de fond et d'organisation que j'ai citées.