La question de la juste valeur, ou fair value, illustre le mieux l'écart entre les normes comptables au service de l'économie et les normes comptables actuellement appliquées. Un exemple : la banque américaine Goldman Sachs possède un stock de produits dérivés de 1 000 milliards de dollars, appréciés à la juste valeur. Pour la Société générale, ce sont 400 milliards d'euros, pour des fonds propres de 50 milliards d'euros ; de même pour BNP Paribas. L'enjeu de l'évaluation de ces portefeuilles est donc colossal, d'autant plus que leurs variations, à la juste valeur, entre dans le calcul du résultat et des rémunérations des opérateurs de marché.
C'est aussi un sujet d'actualité puisqu'au mois de décembre dernier, la Commission européenne a adopté, après consultation de l'EFRAG, la norme IFRS 13 qui prévoit que, dans l'hypothèse où des transactions sont observables sur un marché, d'actions, d'obligations, de devises, la meilleure estimation de la juste valeur est le prix de marché. La norme dit aussi que si des transactions ne sont pas observables, les banques doivent remplacer le prix de marché par un prix de modèle. Il y a alors deux cas de figure : ou bien le prix de modèle est établi sur la base de paramètres observables, en fonction par exemple de volatilité observée sur des produits comparables, ou bien le prix de modèle est établi sur la base de paramètres non observables. Les banques peuvent donc valoriser une partie de leur portefeuille de dérivés au prix de modèle sur la base de paramètres non observables ! Cela doit nous réveiller.
Les traders ont d'ailleurs des expressions pour cela. La valorisation au prix du marché, ils l'appellent le mark-to-market ; la valorisation au prix de modèle sur la base de paramètres observables, de niveau 2, le mark-to-model ; et la valorisation au prix de modèle sur la base de paramètres non observables, de niveau 3, le mark-to-myself... Et les variations latentes de ce portefeuille sont enregistrées dans le résultat !
Cela pose deux questions économiques. Est-ce qu'un prix de marché, associé à un volume de transactions faible, particulièrement dans une crise de liquidité, est pertinent pour évaluer un stock d'actifs ? Vous me demandiez si les normes étaient neutres : lors de la crise, le prix des actions s'est effondré, le volume des transactions également, les banques ont dû valoriser leurs actifs à la valeur de marché, sur la base de faibles volumes de transactions, d'où des pertes comptables, donc des fonds propres en diminution et la nécessité de vendre des actifs risqués à un mauvais moment...
Ma deuxième interrogation concerne le prix de modèle de niveau 3. Est-il anecdotique dans l'évaluation du portefeuille ? Chez Goldman Sachs, 99,8 % sont évalués sur la base d'un prix de modèle ; le portefeuille évalué en niveau 3 représente 15 milliards de dollars. A la Société générale, 92 % est évalué en prix de modèle, dont 20 milliards de dollars en prix de modèle de niveau 3, sur la base de paramètres non observables.
Même si cela va être révisé dans la prochaine norme IFRS 9, vous pouvez encore aujourd'hui valoriser au prix de marché votre propre dette. Dans ce cas, si l'entreprise va mal, la valeur de sa dette diminue, ce qui permet de dégager un résultat positif ! Ainsi, en décembre 2011, sur les huit milliards d'euros de résultat de la Société générale, 1,2 milliard d'euros est lié à la dégradation de sa dette. L'ordre de grandeur est le même pour Goldman Sachs, autour d'un milliard de dollars.
En conclusion, vous voyez que les normes comptables ne sont clairement pas neutres et qu'elles ont encore du chemin avant d'être au service de l'économie.