Par rapport aux interventions que je viens d'entendre, il importe à mon sens de se demander ce que signifie le sujet, l'individu, de surcroît lorsqu'il est adolescent. De quoi l'adolescence est-elle le nom ?
Je reprendrai une notion évoquée par Anne-Marie Bazzo, selon laquelle il n'existe de mémoire que plurielle. En d'autres termes, la mémoire est une notion singulière qui se conjugue au pluriel. Lorsque l'on parle de culture dans le champ du social et de l'économique, il serait dangereux de penser qu'il puisse y avoir une unique culture commune. Il convient de s'autoriser à penser qu'une culture est toujours prise dans une dimension de multi-appartenance. Il n'y a de culture que parce qu'il y a diversité. Il n'y a de rencontre que parce qu'il y a des différences. La rencontre du même revient à la mort du lien social. Yahya Cheikh, vous avez parlé de religion comme d'une transmission familiale. D'un point de vue étymologique, la religion signifie « ce qui relie ». Elle relie l'individu à quelque chose que l'on appelle, dans le champ de la psychanalyse, un « grand autre », une sorte d'idéal.
La notion de mémoire nous renvoie à qui nous sommes. Or, à cet égard, l'adolescent se trouve dans une sorte d'entre-deux. Il se demande : « Qui suis-je ? » L'adolescence renvoie à un passage entre les liens de l'enfance, déterminés par une sorte de toute-puissance infantile, vers d'autres liens affectifs. Vous avez tous ici l'expérience des adolescents, surtout les enseignants. Vous savez que lorsque vous leur dites quelque chose, c'est ce qu'il ne fallait pas dire. Et quand vous ne leur dites rien, c'est ce qu'il ne fallait pas faire.
Ramenée dans le champ de l'économique et du social, l'adolescence représente cette crise, cette incapacité à choisir quelque chose. L'adolescent se trouve dans un vivre-ensemble, mais sans autrui. Quasiment tous les adolescents fantasment d'ailleurs un jour ou l'autre sur le fait d'avoir été adoptés. Il s'agit d'une étape nécessaire, qui équivaut à la question difficile de la séparation. L'adolescent se sépare ainsi des liens de l'enfance. L'adolescence commence lorsque l'enfant se débarrasse de ses doudous, de ses anciens jouets.
Je parle sur la base de travaux issus de rencontres avec des adolescents, que j'ai menées en tant que musicien, c'est-à-dire au moyen d'une médiation, afin d'établir un contact. Dans le rapport à l'autre, l'adolescent se retrouvera confronté à un triptyque psychiquement déterminant chez l'humain : honte, culpabilité et angoisse.
Dans les quartiers difficiles, comme les quartiers nord de Marseille, que je connais très bien, ces trois formations psychiques ramènent l'adolescent à la question du rejet, non pas des parents, mais des images parentales.
Que faire au niveau des années collège pour faire intervenir un enseignement, un lien avec l'autre ? La mémoire est fondamentale à cet égard. La question de l'adolescent est identitaire. Nous parlons de crise d'identité. Mais comment peut-on imaginer un devenir sans un rappel à un point d'origine, qui soit au-delà même du religieux, c'est-à-dire qui touche au mythe ? Lorsque l'on demande à un jeune des quartiers nord de Marseille d'où il vient, cette question est déjà vécue comme une insulte. La mémoire est le lieu même, le point d'origine, qui permet d'aller au-delà de tout ce qui résiste.
L'adolescence renvoie à une autre notion, propre à l'école et au collège : celle d'autorité. Cette dernière est non pas le pouvoir, mais une forme particulière de pouvoir, qui suppose la confiance. L'autorité ne peut se décréter. Elle implique une réciprocité. La question du collège consiste à savoir quelle réciprocité créer avec l'adolescent. La réciprocité permet d'obtenir l'obéissance. Celle-ci n'équivaut pas à la servitude. Elle revient à reconnaître une autorité, à se trouver en paix et à créer un lien. Dès lors que l'autorité est présente et que ce lien s'installe, les personnes se mettent à parler de leur histoire, de leur point d'origine.
Ainsi, dans les travaux que je mène, je lis des textes à des jeunes, et je leur demande ensuite d'écrire ce qu'ils ressentent. J'ai ainsi abordé la question de l'histoire. Ayoub, quatorze ans, mauvais élève, rejeté dans les classes car indiscipliné et agressif, a écrit ce texte, dont je vous donne lecture : « On écrit l'histoire, on lit l'histoire, on change l'histoire, on décrypte l'histoire. L'histoire en moi, l'histoire m'inspire, l'histoire me métamorphose, mon bonheur est l'histoire, l'histoire me fascine, l'histoire est ma passion, ma passion, mon élément, ma seule passion d'écrire. L'histoire m'épanouit, l'histoire m'adoucit, me rend joyeux, heureux. L'histoire referme ma blessure. Ma vie sans écrire l'histoire ? Et bien, je ne vis plus. L'histoire me comprend, m'écrit. Écrire, c'est moi qui l'écris. Toi, tu lis quand j'écris. Ma passion est d'écrire et pouvoir lire. L'histoire, encore, c'est ma mémoire, c'est mon avenir. » À mon sens, toute la prospective se trouve à cet endroit.