Mesdames, messieurs, chers collègues, chers amis, je suis particulièrement heureux de vous accueillir ce matin au Palais du Luxembourg pour cet atelier de prospective consacré à l'avenir des jeunes dans les quartiers sensibles.
Cette initiative de la délégation à la prospective doit beaucoup, si ce n'est tout, à Fabienne Keller, qui s'est investie dans ce domaine avec beaucoup d'énergie et de compétence, sur un sujet qui ne peut laisser indifférents ni les parlementaires que nous sommes, ni les professionnels de terrain que vous êtes, et qui requiert une réflexion d'ensemble.
Voilà deux ans, en mars 2011, notre collègue sénatrice avait présenté, au nom de notre délégation, un premier rapport sur le thème de l'avenir des « années collège » dans les quartiers réputés difficiles des banlieues de nos grandes villes. Ce travail avait, à l'époque, été très remarqué, pour au moins trois raisons.
D'abord, il était l'aboutissement d'un long cheminement, rythmé par de nombreuses auditions, rencontres, visites de terrain, ainsi que par plusieurs manifestations associant directement les collégiens concernés, qui s'étaient eux-mêmes impliqués dans des opérations d'ampleur.
Ensuite, il reposait sur une véritable démarche de prospective, résultant de la conception de trois scénarios - allant du plus sombre au plus optimiste - sur l'avenir de ces quartiers et des jeunes qui les habitent.
Enfin, il élaborait de vraies préconisations pour mettre toutes les chances du côté de l'avènement du scénario le plus favorable : celui de faire de ces quartiers spécifiques des quartiers semblables à tous les autres, qui offrent les mêmes chances à tous les collégiens.
Deux ans après la publication de ce premier rapport, Fabienne Keller a suggéré à notre délégation de faire un nouveau point sur l'état d'avancement du dossier.
C'est précisément ce que nous proposons de faire ce matin, en approfondissant deux des préconisations formulées dans le rapport, susceptibles d'accroître l'efficacité des politiques de la ville. Chacun de ces deux thèmes fera l'objet d'une table ronde.
La première sera consacrée au travail de mémoire. Nous verrons comment élaborer des références communes et partagées entre les cultures de ces jeunes et la nôtre.
La seconde étudiera la manière dont ces foyers, très souvent monoparentaux, peuvent espérer concilier travail - parfois à des rythmes atypiques - et obligations familiales.
Je constate avec plaisir, par votre présence nombreuse, l'intérêt personnel que vous portez à nos travaux, et je remercie par avance les intervenants qui ont bien voulu nous accorder un peu de leur temps pour participer à notre réflexion collective.
Je nous souhaite une matinée de travail riche et fructueuse, et je cède sans plus tarder la parole à notre rapporteure, Fabienne Keller.
Bonjour à tous. Je vous remercie de nous avoir rejoints, en dépit des intempéries, pour réfléchir et travailler sur certains des leviers d'action que nous avions définis dans le rapport en 2011.
Je suis très heureuse, en particulier, d'accueillir les personnes qui viennent des quartiers que j'avais visités, notamment Corinne Bouet, principale du collège Anatole-France de Bethoncourt, mais aussi nos amis marseillais venus en force, avec Bernard Duvenon, principal honoraire au collège Elsa-Triolet, ainsi que les équipes du centre socio-culturel Les Bourrely à Marseille, du collège Romain-Rolland à Clichy-sous-Bois, du collège Jean-Jaurès et du collège Louise-Michel à Montfermeil.
Je salue également mon collègue sénateur Yannick Vaugrenard, présent parmi nous, aux côtés du président Joël Bourdin. Il mène actuellement un travail sur la pauvreté en France, qui n'est pas totalement disjoint du thème qui nous réunit ce matin.
Je vous remercie de nouveau tous de votre présence, notre objectif aujourd'hui étant bien de croiser les analyses globales et les expériences des acteurs de terrain.
Sans plus attendre, si vous le voulez bien, nous allons nous replonger dans ce rapport de 2011, qui se demande comment épauler les adolescents pour qu'ils puissent se construire un avenir plus positif et faire leurs choix de vie.
Un film est projeté.
Ce film constitue un rappel de la démarche. Le précédent rapport de 2011 identifiait trois scénarios : le scénario catastrophe, c'est-à-dire le ghetto ; le scénario intermédiaire, à savoir la relégation gérée, qui prévaut actuellement ; enfin, le scénario positif, qui renvoie à un quartier ordinaire, où les jeunes grandissent entourés de nombreux repères (commerces, entreprises, établissements d'enseignement, activités culturelles, etc.). Pour essayer de tendre vers ce troisième scénario, le rapport avait identifié six leviers d'action. Ce matin, il nous est proposé de travailler sur deux d'entre eux.
Je vous propose sans tarder d'aborder la première table ronde : « combler l'absence de repères culturels communs : l'importance du travail de mémoire ».
Comment combler l'absence de repères culturels communs et réaliser un travail de mémoire ? Pour ouvrir notre réflexion sur le sujet, je cède la parole à Anne-Marie Bazzo, inspectrice d'Académie à Limoges.
Je remercie Mme Keller de me donner l'occasion de prononcer quelques mots sur cette thématique très forte. Nous avons fait connaissance alors que j'étais en poste en Seine-Saint-Denis. Je suis arrivée dans le département de la Haute-Vienne à la fin de l'année 2011. Il s'agit d'un département extrêmement rural, mais qui présente également, notamment à Limoges, des caractéristiques de Zep semblables à celles que j'ai pu rencontrer en Seine-Saint-Denis.
J'axerai mon propos autour de trois points. Le premier est un constat. De manière générale, les quartiers d'éducation prioritaire présentent une très grande diversité d'origines culturelles des élèves. Au sein d'une classe d'une vingtaine d'élèves, il n'est pas rare d'être en présence de dix à vingt origines culturelles différentes. Par conséquent, dans le travail de mémoire, la mémoire ne peut se mettre au singulier. Se souvenir passe d'abord par ce que l'on est en tant qu'individu et qu'élève. Il convient donc d'aborder un travail « des mémoires » dans les Zep. La nécessité du souvenir s'avère en revanche très forte. Ainsi, dans les quartiers d'éducation prioritaire, les Français de souche sont dénommés par leurs camarades de classe les « Gaulois ». Cette dénomination constitue un pied de nez à ce que pourraient être nos programmes d'histoire si l'enseignement d'histoire revenait à faire remonter tout le monde aux mêmes origines, à « nos ancêtres les Gaulois ».
Pour répondre à la nécessité du souvenir et du travail sur l'histoire, l'éducation nationale dispose de programmes d'histoire, mais aussi de lieux et de témoins, qui peuvent venir présenter l'histoire auprès des élèves. Les lieux jouent un rôle très important. Le département de la Haute-Vienne constitue un lieu de mémoire par excellence, avec la ville d'Oradour-sur-Glane. Cette dernière est encore un lieu de mémoire très actif et symbolique dans le département et dans la région Limousin. Le site n'accepte pas les classes qui n'ont pas préparé la visite en amont. Quant aux enseignants, il convient certainement de penser à leur proposer une formation.
L'objectif du travail de mémoire est d'engager un processus de réconciliation. En effet, ces classes sont souvent marquées par des tensions, liées à l'histoire ancienne comme à l'histoire récente. Les tensions internationales provoquent des tensions dans les classes. Le travail de mémoire joue donc un rôle important. Le défi consiste à créer une histoire commune qui aille vers la pacification et l'apaisement.
Vous venez d'évoquer la réconciliation. Il s'agit d'un sujet que la France et l'Allemagne ont vécu, après une violence inouïe pendant les deux guerres mondiales. Ce travail a pu être conduit grâce à une forte volonté. Une initiative particulièrement intéressante a été menée il y a une quinzaine d'années. Monsieur Spisser, je vous invite à nous en parler.
Vous vous demandez peut-être pourquoi nous évoquons un manuel franco-allemand, alors que nos échanges portent sur les problèmes des banlieues, liés notamment aux immigrés maghrébins. Que vient faire un manuel franco-allemand dans ce contexte ? La raison en est que nous pourrions envisager un travail similaire avec nos amis maghrébins.
Ce travail ne s'est pas révélé facile avec les Allemands. La sénatrice nous a beaucoup aidés et encouragés pour l'élaboration de ce manuel. Sans volonté politique, le projet n'aurait jamais abouti. Le président Chirac et le chancelier Schröder s'étaient engagés par une promesse publique à publier ce manuel. Ils ont également souhaité que le premier manuel paraisse avant la fin de leurs mandats respectifs.
La délégation était composée de huit Allemands et huit Français. En ce qui me concerne, j'étais responsable de l'Abibac, c'est-à-dire les classes qui passent à la fois l'Abitur allemand et le baccalauréat français. Gérald Chaix, recteur de l'académie de Strasbourg et spécialiste des questions franco-allemandes, en faisait également partie.
Pour concevoir un manuel comme celui-ci, il faut se mettre d'accord sur un programme commun, mais aussi sur des méthodes pédagogiques. Ces éléments ont donné lieu à quatre ans de discussions. Les problèmes qui sont apparus n'étaient pas ceux que nous attendions. Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous nous sommes affrontés sur le passé, mais pas sur la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, la notion d'invasions barbares a suscité de vives réactions de la part des représentants allemands. En allemand, les invasions barbares sont désignées par Völkerwanderung, qui signifie migration de populations. En effet, les invasions ont été des infiltrations progressives, donnant lieu à des conflits. Sur ce point, les deux délégations n'ont pas trouvé d'accord. En conséquence, chaque chapitre est assorti d'une annexe intitulée « regards croisés », qui explicite les différences de point de vue entre les Français et les Allemands.
Sur les méthodes pédagogiques, il a également été difficile de s'entendre. Les épreuves des examens diffèrent en France et en Allemagne. Or, les exercices pédagogiques préparent aux épreuves. L'examen commun est l'explication de document. En revanche, la dissertation au sens français n'existe pas pour l'histoire en Allemagne, qui la réserve à la philosophie. La version française de l'ouvrage comporte donc un DVD de préparation à la dissertation.
Serait-il possible de mener un travail de même nature pour réconcilier l'histoire entre la France et ses anciennes colonies ? Je me tourne vers Yahya Cheikh, professeur d'arabe, qui a beaucoup travaillé sur les questions de mémoire. Pourquoi la langue arabe fait-elle encore l'objet d'un regard négatif ? Comment, au contraire, construire une histoire commune et un regard positif sur cette culture très riche ?
J'ai eu la chance, dans ma vie, d'exercer le métier d'enseignant. Dès 1987, j'ai ainsi accompagné des élèves issus de l'immigration, d'abord en tant qu'enseignant dans des écoles associatives de la banlieue parisienne, puis, après avoir passé les concours du Capes et de l'agrégation d'arabe, en tant que professeur au lycée Henri IV. L'année suivante, j'ai été affecté dans le département du Val-d'Oise, dans deux collèges et un lycée, assez éloignés les uns des autres. Mes conditions de travail n'ont donc pas toujours été faciles. Par la suite, je suis revenu à Paris, où je travaille au lycée Jacquard, dans le XIXe arrondissement. J'enseigne également l'arabe à Sciences Po. Cet itinéraire vous montre que j'ai eu l'opportunité d'accompagner des élèves depuis le niveau du collège jusqu'à celui des études supérieures.
Au travers de cette expérience, j'ai constaté l'importance de l'enseignement que je dispense à ces élèves. Je me suis trouvé à plusieurs reprises dans des endroits marqués par une très forte demande, mais une absence d'enseignement. Dans d'autres régions, il existe au contraire une offre d'enseignement, mais pas de demande.
La situation de l'enseignement de l'arabe dans le Ve arrondissement de Paris n'est pas la même que dans le Val-d'Oise, où le public dans sa totalité est issu de l'immigration. À Sciences Po, il n'y avait pratiquement pas d'élèves issus de l'immigration. La situation a toutefois été amenée à évoluer ces dernières années, grâce aux conventions signées par Sciences Po avec cinq cents établissements du secondaire.
La langue arabe n'est pas une langue nouvelle dans notre société. Cet enseignement a été introduit officiellement en France en 1538, sous le règne de François Ier, au Collège de France. Quant à l'agrégation d'arabe, créée en 1906, elle est l'une des plus anciennes.
Pour ce qui concerne le public, la demande croît. Je fais partie du corps enseignant de l'éducation nationale. Je ne peux donc que me réjouir des initiatives qui encouragent cet enseignement et en font la promotion, pour que le terrain ne soit pas occupé par un système ou une école associative susceptible de manquer de pédagogie.
Mon travail, comme celui de mes collègues au sein de l'Association française des arabisants (Afda), dont je suis secrétaire général, consiste à identifier les maux dont souffre cet enseignement.
Je signale tout d'abord que la langue arabe est une langue étrangère, comme l'allemand, l'italien ou le turc. Néanmoins, elle est « un peu plus étrangère que les autres ». J'emprunte cette expression à Benoît Deslandes, qui a beaucoup travaillé, au sein de l'éducation nationale, sur les relations entre la France et les pays d'Orient.
Aujourd'hui, je n'irais pas jusqu'à dire que cet enseignement connaît une situation catastrophique, mais en tout cas, il mérite un important soutien.
Comment pourrions-nous aller plus loin, en intégrant dans les ouvrages d'histoire des éléments sur la culture arabe, qui est très présente ?
Il existe aujourd'hui de nombreux manuels d'arabe. Les manuels conçus par l'éducation nationale observent un principe de neutralité. C'est pourquoi ils ne font pas référence à l'histoire. Les programmes du baccalauréat s'inspirent plutôt de textes littéraires. En revanche, le rapport à la mémoire et l'enseignement d'histoire se trouvent dans les manuels d'histoire. Ainsi, les manuels d'histoire des classes de cinquième comportent une partie intitulée « religion », qui évoque la religion musulmane. Or, concernant la religion musulmane, un certain nombre de mes collègues historiens font état de difficultés. Leurs élèves n'admettent pas certaines réalités scientifiques, leur rapport à la religion relevant d'une transmission familiale. Ainsi, le programme de seconde portait sur le Moyen Âge. Il s'agissait d'une occasion de recevoir un enseignement sur l'âge d'or des sciences arabes. Cette partie a été supprimée. Certains de mes collègues ont adressé des courriers à leurs académies pour leur demander d'intervenir pour que cet enseignement puisse perdurer.
Je suis en train de préparer un rapport sur le regard des élèves issus de l'immigration sur les matières proposées en philosophie, en français et en histoire, susceptibles d'avoir un rapport avec leur quotidien.
Sur les cinquante élèves de lycée et de collège interrogés, la majorité estime que la place consacrée à la culture arabe dans le système scolaire est insuffisante, ce qui les incite à chercher une formation hors du système éducatif français, notamment auprès d'associations communautaires. Or, l'enseignement de l'arabe, de l'histoire et de la religion connaît un problème d'identité. L'enseignement de l'arabe dans le système scolaire est très minoritaire. Il concerne moins de 7 000 élèves, ce chiffre comprenant les 1 800 élèves de Mayotte et les 1 500 élèves scolarisés par l'intermédiaire du Cned. Cela représente 262 professeurs agrégés ou certifiés. L'enseignement supérieur se porte mieux, notamment les classes préparatoires et les écoles de commerce.
Mais l'enseignement qui rencontre le plus de succès est celui qui est dispensé hors du système éducatif français. Selon les chiffres du ministère de l'intérieur, en 2003, 265 000 élèves étaient scolarisés dans des associations ou des écoles coraniques.
Les enseignements de langue et de culture d'origine (Elco) constituent un autre lieu d'enseignement de l'arabe. Ce dispositif a été créé à la suite des accords bilatéraux entre l'État français et un certain nombre de pays. Commencé en 1965 avec le Portugal, il s'est poursuivi en 1982 avec le Maroc. Ce dispositif scolarise à lui seul plus de 50 000 élèves.
Au final, l'enseignement de l'arabe est vraiment minoritaire dans le système éducatif français. Il s'agit donc d'une langue rare et que je pense être « un peu plus étrangère que les autres ».
Avant d'en débattre, nous allons partager la vision du philosophe Roland Meyer, qui s'est beaucoup intéressé, dans les quartiers sensibles, à la construction de la personnalité des adolescents.
Par rapport aux interventions que je viens d'entendre, il importe à mon sens de se demander ce que signifie le sujet, l'individu, de surcroît lorsqu'il est adolescent. De quoi l'adolescence est-elle le nom ?
Je reprendrai une notion évoquée par Anne-Marie Bazzo, selon laquelle il n'existe de mémoire que plurielle. En d'autres termes, la mémoire est une notion singulière qui se conjugue au pluriel. Lorsque l'on parle de culture dans le champ du social et de l'économique, il serait dangereux de penser qu'il puisse y avoir une unique culture commune. Il convient de s'autoriser à penser qu'une culture est toujours prise dans une dimension de multi-appartenance. Il n'y a de culture que parce qu'il y a diversité. Il n'y a de rencontre que parce qu'il y a des différences. La rencontre du même revient à la mort du lien social. Yahya Cheikh, vous avez parlé de religion comme d'une transmission familiale. D'un point de vue étymologique, la religion signifie « ce qui relie ». Elle relie l'individu à quelque chose que l'on appelle, dans le champ de la psychanalyse, un « grand autre », une sorte d'idéal.
La notion de mémoire nous renvoie à qui nous sommes. Or, à cet égard, l'adolescent se trouve dans une sorte d'entre-deux. Il se demande : « Qui suis-je ? » L'adolescence renvoie à un passage entre les liens de l'enfance, déterminés par une sorte de toute-puissance infantile, vers d'autres liens affectifs. Vous avez tous ici l'expérience des adolescents, surtout les enseignants. Vous savez que lorsque vous leur dites quelque chose, c'est ce qu'il ne fallait pas dire. Et quand vous ne leur dites rien, c'est ce qu'il ne fallait pas faire.
Ramenée dans le champ de l'économique et du social, l'adolescence représente cette crise, cette incapacité à choisir quelque chose. L'adolescent se trouve dans un vivre-ensemble, mais sans autrui. Quasiment tous les adolescents fantasment d'ailleurs un jour ou l'autre sur le fait d'avoir été adoptés. Il s'agit d'une étape nécessaire, qui équivaut à la question difficile de la séparation. L'adolescent se sépare ainsi des liens de l'enfance. L'adolescence commence lorsque l'enfant se débarrasse de ses doudous, de ses anciens jouets.
Je parle sur la base de travaux issus de rencontres avec des adolescents, que j'ai menées en tant que musicien, c'est-à-dire au moyen d'une médiation, afin d'établir un contact. Dans le rapport à l'autre, l'adolescent se retrouvera confronté à un triptyque psychiquement déterminant chez l'humain : honte, culpabilité et angoisse.
Dans les quartiers difficiles, comme les quartiers nord de Marseille, que je connais très bien, ces trois formations psychiques ramènent l'adolescent à la question du rejet, non pas des parents, mais des images parentales.
Que faire au niveau des années collège pour faire intervenir un enseignement, un lien avec l'autre ? La mémoire est fondamentale à cet égard. La question de l'adolescent est identitaire. Nous parlons de crise d'identité. Mais comment peut-on imaginer un devenir sans un rappel à un point d'origine, qui soit au-delà même du religieux, c'est-à-dire qui touche au mythe ? Lorsque l'on demande à un jeune des quartiers nord de Marseille d'où il vient, cette question est déjà vécue comme une insulte. La mémoire est le lieu même, le point d'origine, qui permet d'aller au-delà de tout ce qui résiste.
L'adolescence renvoie à une autre notion, propre à l'école et au collège : celle d'autorité. Cette dernière est non pas le pouvoir, mais une forme particulière de pouvoir, qui suppose la confiance. L'autorité ne peut se décréter. Elle implique une réciprocité. La question du collège consiste à savoir quelle réciprocité créer avec l'adolescent. La réciprocité permet d'obtenir l'obéissance. Celle-ci n'équivaut pas à la servitude. Elle revient à reconnaître une autorité, à se trouver en paix et à créer un lien. Dès lors que l'autorité est présente et que ce lien s'installe, les personnes se mettent à parler de leur histoire, de leur point d'origine.
Ainsi, dans les travaux que je mène, je lis des textes à des jeunes, et je leur demande ensuite d'écrire ce qu'ils ressentent. J'ai ainsi abordé la question de l'histoire. Ayoub, quatorze ans, mauvais élève, rejeté dans les classes car indiscipliné et agressif, a écrit ce texte, dont je vous donne lecture : « On écrit l'histoire, on lit l'histoire, on change l'histoire, on décrypte l'histoire. L'histoire en moi, l'histoire m'inspire, l'histoire me métamorphose, mon bonheur est l'histoire, l'histoire me fascine, l'histoire est ma passion, ma passion, mon élément, ma seule passion d'écrire. L'histoire m'épanouit, l'histoire m'adoucit, me rend joyeux, heureux. L'histoire referme ma blessure. Ma vie sans écrire l'histoire ? Et bien, je ne vis plus. L'histoire me comprend, m'écrit. Écrire, c'est moi qui l'écris. Toi, tu lis quand j'écris. Ma passion est d'écrire et pouvoir lire. L'histoire, encore, c'est ma mémoire, c'est mon avenir. » À mon sens, toute la prospective se trouve à cet endroit.
Cette très belle analyse de la construction de la personnalité d'un adolescent constitue un message d'espoir. Michel Cornille, vous avez oeuvré dans les quartiers de Marseille pendant toute votre vie d'enseignant et de chef d'établissement.
principal de collège honoraire, animateur du contrat urbain de cohésion sociale (Cucs), Marseille, Littoral Sud. - Ma vie d'éducateur a commencé en Égypte. J'ai exercé le même métier que Yahya Cheikh, mais dans le domaine de la francophonie. La francophonie fait partie du devoir de mémoire, que nous entretenons à l'étranger.
Je suis à la retraite depuis dix ans et j'habite la Ciotat. Dans cette petite ville de 32 000 habitants, la mairie a créé, il y a quatre ans, un pôle de transmission de la mémoire. Cette initiative est tout à fait heureuse, dans une ville qui a souffert de déchirements liés à la crise économique. Il a été nécessaire de recréer du lien social et d'apporter aux jeunes des pansements sur les plaies familiales.
Ce pôle municipal s'appuie sur des présidents d'association, dont je fais partie, pour raconter aux jeunes Ciotadens, non pas ce qu'ils sont, mais où ils sont, de façon à créer un lien social qui risquerait de manquer.
La Ciotat, ce sont les chantiers navals, une mono-industrie qui, dans sa ruine, a jeté la moitié de la ville au chômage. Il a fallu raconter aux enfants comment ces chantiers sont nés. Les Génois, qui ont fait la Ciotat, sont aujourd'hui Ciotadens de souche depuis plusieurs générations. Ce que l'on a réussi pour les Génois, on doit le réussir avec les nouveaux arrivants des quartiers difficiles.
Quant à moi, j'interviens en tant que président de l'association les Lumières de l'Éden. Le théâtre de l'Éden est en effet l'une des plus anciennes salles de cinéma du monde. La Ciotat, berceau du cinéma, était la ville des frères Lumière. La moitié des vingt premiers films de l'histoire mondiale du cinéma a été tournée à la Ciotat. Notre association, en liaison avec le pôle municipal de transmission de la mémoire, se rend dans les collèges pour raconter cette histoire, pour que les enfants s'approprient cette histoire, et que cette dernière devienne un trésor commun, un patrimoine qui soit de nouveau porteur de solutions économiques. En effet, outre la salle de cinéma, nous envisageons de créer des studios de cinéma. Il existe par ailleurs une école de cinéma à Aubagne. Le cinéma deviendra donc une perspective possible d'emploi pour certains de ces enfants.
Adil Jazouli, depuis trente ans, vous oeuvrez pour la transformation des quartiers fragiles au sein du comité interministériel des villes. Quel regard portez-vous sur le travail de mémoire et la construction de repères communs, qui pourraient aider les jeunes à se dessiner un avenir ?
Le travail effectué dans le cadre du rapport de Mme Keller sur les « années collège » envisage la conception d'un manuel commun d'histoire à la France et à ses ex-colonies. Cette histoire, complexe, est plus large que l'histoire arabo-française, et inclut également l'Indochine. Les effets de cette histoire continuent à se faire sentir. Ainsi, l'intervention française au Mali ne procède pas du hasard.
Si un travail de conception d'un manuel devait être engagé, il conviendrait de ne pas tomber dans le piège des passions de mémoire. Les mémoires sont encore à vif. À mon sens, il ne faut pas trop y toucher. La mémoire est une boîte que l'on ouvre, dont on ne sait pas comment elle va se traduire. Il n'existe pas de mémoire collective spécifique à chaque pays ou à chaque origine. Il existe, sur notre territoire, de nombreuses origines non contrôlées, de personnes de couples mixtes. Elles ne doivent pas être assignées à résidence mémorielle. Il ne s'agit pas de logiques binaires, la mixité existe beaucoup plus que l'on ne le croit. En conséquence, la plus grande prudence s'impose.
Les jeunes des quartiers s'interrogent sur la légitimité de leur présence en France. Leurs parents sont venus en France pour travailler. Mais qu'en est-il pour eux ? Une explication doit donc leur être donnée, pour qu'ils aient une histoire à raconter.
Il s'agit de rappeler l'histoire coloniale, en démarrant à 1800. Il convient d'avoir une vision. L'objet n'est pas d'écrire une histoire qui nous soit destinée, mais de donner une histoire aux générations futures. Nous devons écrire un bout d'histoire qui puisse servir aux jeunes d'aujourd'hui ou de demain.
Contrairement à ce que l'on pense, les jeunes des quartiers ont beaucoup plus de références culturelles que l'on ne le pense. Ils ont des bouts d'histoire, des bouts d'identité. Ils ne sont pas face à un vide. Il faut prendre le temps de les écouter, plutôt que de leur livrer des histoires toutes faites, bien ficelées, de leur imposer une histoire officielle. Cette dernière, ils la connaissent.
Cette histoire ne doit pas en revanche être partagée avec les pays d'origine. Elle doit être une histoire franco-française. Ces jeunes sont français. Il revient à la France de s'approprier cette histoire. Elle peut s'inspirer des histoires qui ont eu lieu ailleurs, mais elle ne peut se permettre de faire une histoire avec l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, le Mali. Le pragmatisme s'impose. Ces jeunes sont français ou réputés l'être. Il incombe à la France de les éduquer.
Enfin, pourquoi concevoir ce type d'ouvrage ? Pour renforcer et consolider le creuset français. En revanche, ce n'est pas pour donner une identité aux jeunes. Une identité ne se confère pas. Elle se construit. L'objectif est de donner aux jeunes des repères et des éclairages, afin qu'ils construisent eux-mêmes leur identité.
En effet, on peut donner aux jeunes non pas une identité, mais des éléments pour se positionner. Le Maghreb, l'Afrique noire, l'Indochine renvoient à un territoire immense, mais font partie d'une histoire partagée. Un livre d'histoire commun serait-il impossible, en raison de la complexité de ces histoires ? Marc Vigié, vous avez conduit de nombreux projets sur le travail de mémoire et la construction de la citoyenneté de nos jeunes. Qu'en pensez-vous ?
inspecteur d'académie, référent académique « mémoire et citoyenneté », académie de Versailles. - Je suis particulièrement heureux de succéder à Adil Jazouli. Je serais prêt à signer le texte qu'il vient de prononcer sans en changer une virgule. L'académie de Versailles est directement confrontée à ce genre de problèmes. Elle compte en effet autant de Zep que l'académie de Créteil.
Depuis le début de ce débat, plusieurs mots n'ont pas été employés à bon escient. Ainsi, le mot « identité » est susceptible de bien des dérives, comme l'histoire récente nous l'a rappelé. L'identité renvoie à la personne. Chacun a droit à son identité.
En l'occurrence, nous parlons plutôt de creuset national, d'adhésion, de sentiment d'appartenance à une communauté nationale. En effet, dans de nombreuses classes, on trouve une vingtaine de nationalités ou d'origines nationales différentes. Mais la presque totalité des élèves présents sont soit français, soit appelés à le devenir très rapidement. Ils ne sont donc pas des étrangers. Nous ne nous adressons pas à l'autre.
Par ailleurs, dès lors que l'on évoque une réconciliation par le biais d'une histoire commune, je ne peux qu'être extrêmement méfiant. La citoyenneté, en revanche, renvoie non à l'identité individuelle, mais à des valeurs communes, un patrimoine culturel, une histoire partagée.
Nos sociétés modernes sont confrontées à des mutations permanentes. En conséquence, l'enracinement des appartenances est de plus en plus occulté. D'autant que, parallèlement, nous nous trouvons dans des sociétés ultradifférenciées, dans lesquelles différentes logiques, différents projets s'entrecroisent et s'entrechoquent constamment.
Dans ce contexte, les individus se réfèrent prioritairement aux expériences et aspirations qui leur appartiennent immédiatement. La difficulté pour les institutions officielles et « l'École » est de proposer un code de sens global.
Qu'est-ce que l'école ? L'école est d'abord le lieu de la loi et de l'ordre commun. Elle renvoie à un moment et à un espace qui échappent à la règle du quartier, du groupe, de la famille, du clan ou du réseau. L'école est un endroit où l'on accepte toutes les identités, mais aussi l'endroit où l'élève est accepté et reconnu pour ce qu'il est fondamentalement, à savoir un sujet moral. Comme tout sujet moral, pour reprendre la formule d'Albert Camus, il est amené à « s'obliger ». L'école est le lieu fondamental où s'instituent la République, la démocratie et la Nation. Cette institution est permanente, constante. Elle relève d'un travail de tous les jours et de tous les instants. Cette institution intervient au travers de la transmission d'une culture et d'une morale. Sans la transmission d'une culture commune et de valeurs institutrices et fondatrices, il ne peut y avoir d'émancipation et de sentiment d'appartenance.
Dès lors, une démarche de manuel d'histoire commun peut se révéler dangereuse à bien des points de vue. Une telle approche suppose l'existence de lieux qui ne relèvent pas totalement de la République, qui constituent des sortes d'enclaves, pour lesquelles il conviendrait de prévoir autre chose que le programme commun. Or, lors des Assises nationales des Zep de Rouen, la mise en place de programmes scolaires ou d'attitude institutionnelle spécifiques aux Zep avait été unanimement écartée.
Par ailleurs, l'histoire commune est déjà incluse dans les programmes. L'intégration par la culture et le système des valeurs morales ne renvoie pas au catéchisme républicain hérité de la Troisième République ou à un récit unique des origines.
Il convient de bien distinguer la mémoire et l'histoire. La mémoire relève d'une transmission, d'un héritage individuel. L'histoire au contraire renvoie à un récit construit, analysé, collectif. Pour autant, la mémoire peut être objet d'histoire. Certains objets mémoriels sont désormais inscrits dans les programmes d'histoire.
La démarche d'histoire commune me paraît assez bancale. Elle suppose fondamentalement qu'il existe un autre et que cet autre n'y participe pas. Or, la question coloniale et les enjeux mémoriels hérités de la question coloniale figurent dans les programmes d'histoire. Le fait religieux figure dans le programme. L'islam en tant que fait religieux ayant entraîné une culture et une civilisation est dans le programme. En d'autres termes, cette histoire commune existe déjà.
Enfin, l'enseignement des langues renvoie à l'apprentissage non seulement d'une langue, mais aussi de quelque chose dans une langue. Il existe désormais en France un système d'enseignement bilingue très développé, qui traite ce type de questions du point de vue culturel et intellectuel, et qui est présent dans les Zep.
Michel Quéré, vous avez été directeur des études et de la prévision au ministère de l'éducation nationale, et nous avons beaucoup travaillé ensemble pour cerner les enjeux en termes numériques.
Je ne parlerai pas de nombres, mais je souhaite apporter un témoignage sur une expérience éducative, que je trouve belle et qui illustre bien un certain nombre des propos tenus ce matin.
Cette anecdote a lieu dans un collège assez défavorisé, situé dans les quartiers sud de Rennes. Une multitude de nationalités y sont représentées et se confrontent. Les élèves de quatrième et de troisième ont souhaité travailler sur le lien entre mémoire et histoire de vie. Cette idée est partie d'une réflexion d'un jeune, qui estimait que l'immigration relève de notre quotidien et devrait être un projet d'instruction civique.
Tout au long de l'année, ces jeunes se sont engagés dans une analyse de la relation entre migration et histoire de vie. La notion de migration, pour des Bretons dits « d'origine », renvoie à l'exode rural. Pour les autres nationalités, l'exode porte d'un pays à un autre. Ce travail sur la relation entre migration et histoire de vie est passé par différentes composantes.
Tout d'abord, chaque élève a effectué des recherches personnelles sur son histoire et sa trajectoire familiale. Ce travail a été illustré par des rencontres-témoignages, avec des acteurs qui ont vécu cette histoire. Nous avons ainsi écouté des témoignages sur des migrations bretonnes, mais aussi sur des enjeux de migration portés par des Espagnols, des migrations africaines au sens large ou des migrations cambodgiennes. Ces récits de vie ont permis d'étudier les différentes sortes de migrations, de nature politique, économique, sociale. Cela a été alimenté par un travail classique, documentaire, et accompagné d'un acte éducatif porté par les enseignants.
Surtout, in fine, ce projet s'est traduit par des ateliers d'écriture, qui ont permis de restituer, de manière concrète, ces récits de vie. Ces derniers ont été ensuite collectivement confrontés aux familles et à des tiers. Toute une dynamique réflexive a donc émergé sur la manière dont ce travail de mémoire permettait d'identifier des repères culturels à partager, pour construire un vivre ensemble.
Cette expérience est à mon sens en lien avec un certain nombre d'interrogations pointées ce matin.
En effet, la mobilisation de récits individuels dans une perspective collective aide à la construction de l'identité de chacun. La mise en comparaison des histoires d'autrui avec la sienne participe de la construction à la fois d'une identité individuelle et de repères sur la notion de vivre-ensemble.
Par ailleurs, la qualité éducative de cette expérience tient dans une certaine forme d'inversion de la pédagogie. Là où l'on voit l'école comme un lieu de transmission des savoirs, de récits historiques, en l'occurrence, l'école est aussi en capacité d'être un lieu de fabrication du savoir, pour ne pas dire de fabrication de l'histoire, à partir de ce travail de consolidation entre identité individuelle et identité collective.
En outre, ce lieu de construction du savoir est indéniablement un lieu de construction du respect et du vivre-ensemble. La prise en compte de l'autre permet de prendre conscience de sa propre histoire. Cette mécanique éducative est à mon sens centrale pour, ensemble, déceler les contours d'une culture commune.
Enfin, ces histoires de vie doivent également s'accommoder d'une sorte de respect du droit à l'oubli. Les histoires sont parfois douloureuses. La confrontation des récits de vie, à la fois en classe mais aussi avec les familles et les quartiers, participe aussi d'une réflexion sur la construction. Elle permet de répondre aux questions suivantes : qu'est-ce que l'histoire, comment se construit-elle, quelles lignes retenir ?
À mon sens, la principale vertu pédagogique de ce témoignage est de faire des jeunes des acteurs, non pas de leur histoire, mais de l'Histoire. Les jeunes disent, à l'issue de ce travail, qu'ils ont pris conscience que la manière dont on construit les récits participe de la construction de l'histoire qui sera racontée à leurs petits-enfants. Il existe donc là une piste intéressante pour saisir une manière de construire des références communes, une culture commune, et donc une histoire commune.
Échanges avec le public.
J'invite à présent les intervenants ou les participants de la salle à réagir, à compléter, à poser leurs questions, et je me permets notamment de solliciter le témoignage éclairé de Bernard Duvenon.
À mon sens, montrer que les cultures d'origine, les langues et les histoires croisées ont une équité d'honorabilité me semble un principe intangible et propre à contribuer au vivre-ensemble.
Une fois que ce principe est posé, il existe toutefois un risque de conforter le communautarisme, qui soulève actuellement de nombreuses difficultés. Il ne faudrait pas que les efforts intellectuels autour de ce principe se révèlent contre-productifs.
Concernant le vivre-ensemble dans nos quartiers, les difficultés sociales sont telles que l'école ne peut pas, à elle seule, y répondre. Elle doit donc nouer des partenariats étroits avec l'ensemble des associations, organismes sociaux, éducatifs, culturels, locaux, pour créer une continuité éducative entre l'intérieur et l'extérieur de l'école, où chaque partenaire jouerait un rôle précis et complémentaire.
Les nombreuses initiatives existantes de rapprochement des acteurs relèvent trop souvent d'un heureux concours de circonstances, d'une envie, de la part de responsables, de travailler ensemble. Il manque toutefois une impulsion institutionnelle, permettant de créer une grande mobilisation éducative dans ces quartiers, au sein de laquelle le travail de mémoire aurait toute sa place.
De mon point de vue, pour nos élèves, l'important est de se comprendre pour comprendre et accepter l'autre. Dans ce contexte, le travail de mémoire et d'enracinement me semble essentiel pour pouvoir se projeter dans l'avenir.
Dans les programmes de l'éducation nationale, dès la maternelle, l'élève apprend à se situer dans l'espace et le temps. Il s'agit de commencer autour de l'élève, par rapport à son temps proche : la journée, la semaine, les temps récurrents. L'histoire peut être vue comme une extension et une continuité de cet apprentissage initial.
Pour assurer la cohérence des actions des acteurs très divers qui ne se connaissent pas toujours, il pourrait exister un levier au travers d'une redéfinition de la politique de la ville. Toutefois, la ville n'est pas la seule concernée par cette problématique. Le milieu rural est aussi un milieu dans lequel les origines sociales et géographiques sont très diverses. Il convient de ne pas oublier ces territoires.
L'association Liberté d'Agir Scolaire effectue des interventions dans des établissements scolaires pour y parler en particulier des relations filles-garçons, de la mixité et de toutes formes de discriminations. Vous avez évoqué à plusieurs reprises la notion de transmission.
Mes interventions portent principalement sur les violences faites aux femmes. Si les manuels évoquent les droits des femmes, le sujet reste très peu abordé. Lorsque j'interviens dans les établissements scolaires, certaines filles ignorent qu'il y a à peine soixante ans, en France, les femmes n'avaient pas le droit de vote ou avaient des difficultés à travailler.
La marraine de mon association s'est fait brûler vive en 2005, et elle est vivante aujourd'hui. Lorsqu'elle intervient à mes côtés, elle indique que, si les associations étaient venues dans son établissement pour détecter les premiers signes de violence, elle ne serait peut-être pas entrée dans ce piège. Elle interpelle aujourd'hui les établissements scolaires et les proviseurs et demande pourquoi le sujet n'est pas davantage abordé. Il faut rappeler que, même en France, certaines femmes sont mortes pour défendre leurs droits. Aujourd'hui, le travail de transmission porte également sur les femmes.
Il est vrai qu'au cours de mes travaux la question des femmes est apparue comme l'un des leviers d'action pertinents. Il s'agit de donner aux jeunes filles tous les éléments pour qu'elles puissent construire leur avenir, maîtriser leurs choix scolaires, leur temps, leur vie personnelle mais aussi leur corps. Ce point est apparu comme très fort, mais avec très peu de prises de parole. La grande masse des jeunes filles vit dans la discrétion. Il s'agit d'un levier essentiel, d'autant que les jeunes filles sont souvent brillantes en termes scolaires, mais de moins en moins nombreuses dans les écoles au-delà de la fin de l'obligation scolaire.
À mon sens, la première des choses à faire est de résister à la tentation de la norme. Au cours des dernières années, nous avons substitué la norme à la loi. Cela touche à la question de l'identité. L'identité est singulière par définition. L'identité est affaire non pas de norme, mais de création et d'obligation. L'obligation renvoie à la question de la responsabilité, au sens de Levinas. Détenir une responsabilité n'équivaut pas à être le chef. La responsabilité revient à « répondre de ». À mon sens, la question de la responsabilité est aujourd'hui de l'ordre du féminin.
Nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il n'existe pas d'identité unique. Les identités sont multiples. La question consiste à savoir comment les révéler. Lorsque nous avons élaboré le rapport de 2011, nous avons été très frappés par l'énergie et la créativité des jeunes que nous avons rencontrés. Toutefois, le regard porté aujourd'hui par la masse de la population sur les jeunes qui habitent ces quartiers sensibles n'est pas bienveillant. Dès lors, il s'agit de trouver des lieux ou des thèmes de rencontre pour changer le regard et l'enrichir. J'aimerais avoir la réaction des responsables du centre social Les Bourrely, de Marseille, qui ont une expérience de terrain tout à fait instructive.
Je souhaite intervenir au sujet de la continuité éducative déjà évoquée. En effet, celle-ci est nécessaire, car les quartiers se trouvent dans des situations de plus en plus complexes. Les problématiques rencontrées sont d'ordre culturel et sociologique. Nous sommes confrontés à des situations sociales qui se dégradent. Le travail devient donc de plus en plus difficile et nécessite l'intervention de plusieurs acteurs sur le terrain.
Les personnes qui viennent du Maghreb constituent une migration essentiellement agricole. Elles peuvent donc avoir des points communs avec des populations qu'elles sont amenées à rencontrer. Ainsi, nous allons mettre en place un projet de jardin partagé, qui permet de faire converger des personnes issues d'origines différentes. Le jardin donne lieu à des échanges et à un vivre-ensemble, pour construire, in fine, une nouvelle culture.
Les échanges ont soulevé un certain nombre de pistes remarquables sur les moyens de réduire l'éclatement social à l'intérieur des collèges. Toutefois, il ne faut pas se cacher que le collège est lui-même responsable, par construction, de certaines difficultés et de certains processus d'éclatement. Le décrochage existe. À partir de la quatrième, certains élèves reconnaissent qu'ils n'ont pas de chance de réussir un parcours social satisfaisant à l'intérieur du système.
Dès lors, je m'associe aux réflexions de M. Duvenon. Il est essentiel que le collège puisse s'inscrire dans une communauté locale. Je le constate en tant qu'entrepreneur.
Tous les collèges où nous nous sommes rendus se caractérisent par la présence d'équipes très motivées. Ils étaient, en tant que collèges faisant partie du programme Éclair, plutôt bien dotés. En revanche, le reste de la société est terriblement absente dans les quartiers. Ainsi, à Marseille, dans certains quartiers, l'essentiel de l'espace public est tenu par les trafiquants.
Le collège est un acteur important, d'autant qu'il est quasiment le seul à tenir le choc, aux côtés de quelques associations. Il convient de poser notamment la question du retour des entreprises, des commerces, des établissements de santé, dans les quartiers, comme autant de référents pour les jeunes.
Au sein du collège où je travaille, nous avons proposé une section bilangue arabe qui n'a pas rencontré de succès. Si cet échec s'explique par une absence d'intérêt pour la question des racines, il y aurait lieu de s'inquiéter. La réponse aux besoins d'apprentissage de l'arabe se trouve peut-être en dehors de l'éducation nationale, ce qui pourrait aussi être inquiétant.
En outre, les questions du vivre-ensemble sont distillées dans l'enseignement de l'éducation civique, de l'histoire. Il serait peut-être utile d'élaborer un système qui évolue avec la société, en mettant fin à une approche fractionnée des disciplines.
inspecteur d'académie, référent académique « mémoire et citoyenneté », académie de Versailles. - Bernard Duvenon a mentionné le piège du communautarisme. À mon sens, l'école est le premier rempart contre le communautarisme. Pour autant, parfois, elle en devient malheureusement l'instrument. Le système américain regorge à cet égard d'exemples de pièges dans lesquels il ne faut pas tomber.
Par ailleurs, le vivre-ensemble n'équivaut pas à une sorte de consensus a minima, qui se limiterait à « tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Une telle approche ne serait pas à la hauteur des enjeux.
Si les parents d'élèves ne choisissent pas les classes bilangues, c'est parce qu'un tel enseignement sera poursuivi au lycée.
Par ailleurs, le travail de mémoire intervient à partir d'un manuel d'histoire. Un manuel est l'interprète des idées de son concepteur. Ce dernier s'appuie sur les références du ministère. En ce qui concerne les manuels de langue, le professeur n'est pas obligé d'utiliser le manuel. Il peut choisir les textes qu'il souhaite, tout en restant dans le cadre proposé par le ministère.
Autrefois, la demande d'enseignement de l'arabe ne concernait que les élèves issus de l'immigration. Avec le printemps arabe, la demande s'élargit à la Syrie, à l'Algérie, à la Libye. Nous sommes alors confrontés à un nouveau problème. Les élèves ne parlent pratiquement pas français et sont obligés d'apprendre l'arabe en langue vivante 1.
La question d'un manuel commun doit être soutenue. Elle doit s'accompagner d'un travail de sensibilisation des interprètes de ces manuels, à savoir les enseignants.
Aujourd'hui, le programme de terminale aborde la question du Proche-Orient, le conflit israélo-palestinien, la guerre Iran-Irak. Moi-même, j'ai créé une association visant à apprendre l'arabe et l'hébreu. Il s'agit de travailler à partir de la langue pour faire taire les armes.
assistant social, collège Jean-Moulin, Aubervilliers. - Je souhaite souligner l'importance, évoquée par M. Quéré, du lien entre l'Histoire et le parcours individuel des élèves. Je reçois régulièrement des élèves qui ne savent pas comment se dépêtrer d'une histoire familiale souvent complexe, lourde, et d'une histoire récente qui a une influence sur leur quotidien. L'établissement où je travaille comporte une classe d'accueil, avec des élèves d'immigrés récents, originaires notamment d'Afghanistan, d'Haïti, qui ont connu des moments difficiles.
De plus, comme l'a souligné M. Meyer, il est essentiel de faire preuve de bienveillance et d'écoute à l'égard d'élèves dont les capacités sont rarement reconnues. La communauté éducative n'a pas toujours le temps de se consacrer pleinement aux élèves pour leur donner suffisamment confiance et leur permettre de révéler leurs capacités. Il conviendrait de redonner aux professeurs une autre image de certains élèves aux comportements difficiles ou aux résultats scolaires très mauvais.
Enfin, comme l'a souligné M. Duvenon, je constate également que l'école se retrouve à devoir gérer des difficultés sociales qui dépassent le cadre d'un établissement scolaire. Il est donc en effet indispensable de travailler avec les partenaires locaux, associatifs, institutionnels, voire interministériels : je pense aux politiques de la ville ou de la santé. L'éducation nationale doit faire en sorte de conserver son rôle et ses spécificités et s'ouvrir davantage aux différents intervenants de terrain.
Comme vous le savez, il existe aujourd'hui en France 1,4 million d'associations. Dans le contexte de nos échanges, la société civile peut représenter un apport formidable. Le collège n'est pas le seul acteur. Le travail devient dès lors un travail de réseau, qui permettra d'être plus fructueux pour l'encadrement des enfants. Ce travail en commun est le lieu à approfondir pour une action efficace.
Je vous propose de passer à notre seconde table ronde. J'ai identifié dans mon rapport de 2011 l'insertion professionnelle comme un levier d'action stratégique dans les quartiers. L'emploi joue évidemment un rôle important pour structurer la vie personnelle, apporter un revenu et conférer un statut au chef de famille. Mais il s'exerce parfois sur des rythmes fractionnés ou calé sur des horaires atypiques. Dès lors, comment concilier activité à horaires atypiques et vie familiale pour permettre l'accompagnement des adolescents ?
Le collège où je travaille fait partie du dispositif Éclair et est implanté dans un quartier classé zone urbaine sensible (Zus). Il bénéficie également d'un contrat urbain de cohésion sociale (Cucs).
Le personnel de l'établissement fait souvent état de difficultés liées à la communication entre l'institution scolaire et les parents. Surtout, comme je l'ai indiqué à l'occasion de la première table ronde, le lien avec l'ensemble des acteurs locaux est indispensable pour favoriser la réussite scolaire des élèves et aider à la résolution des problèmes sociaux ou familiaux auxquels ils peuvent être confrontés. Je travaille notamment avec les assistantes sociales polyvalentes de secteur, les services généralistes de la mairie ou du département, les éducateurs de prévention spécialisée, mais aussi avec des organismes proposant loisirs ou soutien scolaire, afin de favoriser l'équilibre des jeunes.
Le thème du travail fractionné revient assez régulièrement dans mon activité professionnelle. Il concerne souvent les mères isolées ou des familles dans lesquelles les pères sont peu impliqués dans le suivi de la scolarité et où cette tâche reste essentiellement réservée aux femmes.
Les horaires atypiques ont des incidences en termes de suivi de la scolarité. Étant absents lors du lever de leurs enfants, les parents ont davantage de difficultés à remettre leurs enfants à l'école lorsque ces derniers commencent à décrocher ou à avoir des conduites absentéistes.
De plus, les femmes concernées accomplissent souvent une double journée de travail. Elles partent très tôt le matin, connaissent des temps de transport longs, retournent au domicile vers onze heures, font les courses, le ménage, préparent les repas car, fréquemment dans ces situations, les enfants rentrent déjeuner à la maison. À la fin de la journée de cours, ceux qui sont susceptibles d'être entraînés dans des conduites de délinquance ou d'évitement du milieu familial ont plus de risques de rester dans le quartier, qui connaît des problèmes de violence. Il est plus difficile pour les parents d'exercer leur autorité sur ce point. De la même manière, les parents sont parfois en difficulté pour aider leurs enfants dans le travail scolaire. Cette tâche est souvent confiée, le cas échéant, aux frères ou soeurs aînés, sachant que cela peut nuire à leur propre parcours scolaire ou professionnel.
Je précise que mes propos concernent les familles de toutes origines. Je n'ai jamais pu établir un lien de causalité entre le travail fractionné et l'apparition de difficultés telles que l'absentéisme ou les conduites délinquantes. En revanche, il est indéniable que les horaires atypiques rendent plus difficile la résolution des problèmes et peuvent mettre les parents en difficulté dans l'exercice de leur travail.
Je constate aussi les effets positifs de l'activité professionnelle sur les familles : elle suscite la fierté de certains parents et joue un rôle structurant. Je rencontre toutefois également des jeunes qui peinent à se projeter dans le travail, souvent par manque de maturité, mais aussi parce qu'ils sont nombreux à avoir conscience d'une certaine stigmatisation et d'une difficulté accrue d'accès à l'emploi pour ceux qui, comme eux, sont issus de quartiers difficiles. Enfin, certains observent que leurs parents exercent un métier fatigant, avec un bas salaire et peu valorisant socialement.
François Roux, vous dirigez une organisation professionnelle représentant les agences d'emploi. Vous connaissez très bien l'univers du travail fractionné et des contrats d'intérim, qui concernent souvent les habitants des quartiers difficiles.
Je suis toujours heureux de promouvoir le travail par rapport à l'inactivité qui, malheureusement, est beaucoup plus porteuse de précarité que l'intérim.
En France, deux millions de personnes passent chaque année par l'intérim, ce qui équivaut à environ 600 000 équivalents temps plein (ETP), soit 3 % de la population active.
La situation actuelle est marquée par une augmentation du chômage et une diminution corrélative de l'intérim. Certains aspects sont néanmoins plus positifs. Tout d'abord, environ 20 % des intérimaires le sont par choix, ce qui représente entre 120 000 et 140 000 personnes qui ont choisi l'intérim comme mode d'exercice de leur métier. Les motivations des intérimaires sont différentes : certains recherchent une intégration vers un emploi stable et durable, avec un CDI ; d'autres, des revenus immédiats, par opposition au système du non-emploi et du chômage.
Par ailleurs, l'intérim présente des vertus en matière de formation. Les jeunes des quartiers sensibles sont malheureusement souvent en rupture. L'intérim leur offre la possibilité de suivre une formation en alternance, au travers de contrats de professionnalisation et de contrats d'apprentissage.
La relation au travail joue un rôle fondamental dans l'estime de soi des parents, mais aussi dans l'image qu'elle projette sur les enfants. La relation au travail fait partie de la culture familiale. Les situations d'exclusion ont un effet déstructurant au sein de la famille. Il est bien sûr préférable d'avoir un emploi en intérim que de ne pas avoir d'emploi du tout.
En outre, conformément au mandat qui nous a été confié par l'accord national interprofessionnel (ANI) de janvier 2013, nous négocions actuellement la création d'un CDI dans l'intérim, qui permettra aux intérimaires d'avoir des perspectives, d'entretenir des relations différentes avec les bailleurs sociaux, les bailleurs privés et les banquiers. Nous négocions également une méthode visant à créer un allongement des périodes d'emploi. La durée moyenne des missions est en effet trop basse en France. Nous allons conclure un accord d'ici à la fin du mois de juin sur ces deux points.
Je tiens à souligner que le statut social de l'intérimaire en France est de loin le plus avancé en Europe. Ce constat est d'ailleurs partagé par les syndicats.
Dans les Zus, le travail sur le plan Banlieues engagé sous le précédent gouvernement s'est heurté à un premier problème juridique, puisque la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité) a reproché à l'exécutif d'utiliser l'adresse comme un critère discriminant.
Dans un contexte où les jeunes des quartiers difficiles rejettent le système social et institutionnel, représenté par l'ANPE devenue Pôle emploi, nos agences se distinguent du système institutionnel et parviennent à les toucher davantage. En outre, les deux cents entreprises de travail temporaire d'insertion (ETTI) en France accomplissent un travail remarquable pour identifier et accompagner les jeunes concernés.
L'intérim constitue donc un facteur d'intégration dans le monde du travail, d'autant qu'il privilégie la gestion des parcours des personnes. En effet, la sécurité de l'emploi aujourd'hui renvoie beaucoup plus à la notion d'employabilité qu'à un statut juridique précis. Le CDI, en dépit de son image sacralisée, est en réalité peu protecteur. Les investissements en matière de formation sont par conséquent fondamentaux.
Votre secteur est une réalité forte dans les quartiers sensibles, mais aussi pour la jeunesse aujourd'hui. Comme vous nous l'aviez rappelé en une autre occasion, l'âge moyen des personnes en contrat d'intérim aujourd'hui s'élève à vingt-neuf ans. Je cède à présent la parole à Bertrand Castagné, vice-président et président de la commission sociale de la fédération des entreprises de propreté.
Je représente une profession, la propreté, qui est souvent stigmatisée, puisqu'elle concentre tous les sujets qui fâchent : travail au noir, emploi de salariés en situation irrégulière. Bref, à l'instar du secteur de la sécurité, nous sommes souvent cités comme les mauvais élèves.
Je souhaite vous présenter une autre image de ce secteur, qui emploie environ 450 000 salariés, représente 15 000 entreprises en France et contribue à la création de plus de 15 000 emplois non délocalisables par an. Ces emplois ne disparaîtront pas, ils sont donc l'avenir. Nos gouvernants devraient s'y intéresser davantage.
Notre profession intègre une part importante de populations sur des emplois non qualifiés. Il nous revient donc de qualifier ces personnes, quels que soient leur âge ou leur éventuel handicap, social ou physique. Nous avons un besoin de ressources permanentes pour pourvoir les postes dans des métiers dont l'image n'est pas très attractive.
Notre profession est concernée par les horaires décalés. Aujourd'hui, 40 % de notre profession dépendent de la commande publique. Dans ce contexte, les horaires de nos salariés sont définis par les donneurs d'ordre dans les cahiers des charges. Nous sommes contraints de nous y conformer. Nous travaillons beaucoup sur la sensibilisation des donneurs d'ordre publics à ce sujet afin de faire évoluer les pratiques.
Dans le secteur privé, la situation est plus facile. Depuis plusieurs années, la prestation s'effectue de plus en plus en journée, pour éviter la fragmentation du temps de travail et les horaires atypiques, qui participent à la non-reconnaissance du métier. Toutefois, les Français sont réticents à l'égard du changement. Modifier les habitudes par rapport aux horaires de ménage n'est pas toujours bien accepté. Nous avons donc développé une boîte à outils pour faciliter ce changement.
Le phénomène des multiemployeurs est aujourd'hui très prégnant Il convient donc de faire preuve de prudence dans les changements d'horaires. De nombreux salariés se sont adaptés et n'accepteraient pas forcément une modification de leurs horaires. Les syndicats du secteur nous interpellent à ce propos. La révolution ne doit pas entraîner des suppressions d'emplois. Le sujet est donc complexe.
Dans les pays nordiques, la prestation de ménage intervient en journée. Il est donc possible de procéder à ce changement en termes d'organisation, en minimisant les nuisances et en adaptant la prestation aux activités de l'entreprise. Dans le secteur hospitalier, le nettoyage des blocs opératoires se fait d'ailleurs en journée, alors qu'il s'agit précisément d'un milieu hyper-contraint.
Aujourd'hui, la situation de l'emploi est très grave. Comme l'a souligné François Roux, dans ce type de contexte, l'important est non pas le type de contrat mais le fait d'avoir un emploi. Il est préférable d'entrer dans la vie en entreprise, d'apprendre ou de réapprendre la vie professionnelle, plutôt que de rester dans un système d'assistanat.
À mon sens, il convient de redonner aux jeunes le goût du travail. Nous sommes responsables de la vision que nous donnons de certains métiers peu qualifiés. Nous devons changer notre discours à leur égard.
Je vous remercie pour cet autre regard sur le métier du ménage, qui concerne souvent des femmes ayant seules la charge d'une famille. Christine Kelly, vous vous êtes engagée pour ces femmes que peu de personnes défendent. Vous avez créé une fondation pour qu'elles soient reconnues dans les difficultés qu'elles rencontrent.
Je n'oublierai jamais les femmes que j'ai rencontrées, comme cet agent de police à Nanterre, Agnès, trente-trois ans, vivant seule avec un enfant de sept ans, gagnant 1 100 euros par mois et heureuse d'avoir un emploi. Sa garde d'enfant coûtait 750 euros par mois, parce qu'elle travaillait en horaires décalés et habitait loin de son lieu de travail. Il lui restait 450 euros pour vivre. Voilà la réalité vécue par cette femme, qui est pourtant fonctionnaire.
En France, les familles monoparentales représentent un cinquième, voire un quart des familles. Elles sont composées, pour 85 % d'entre elles, de femmes. Elles sont au total deux millions de familles, un chiffre qui a presque triplé en l'espace de quarante ans.
Tout le monde ici connaît au moins une famille monoparentale. Mais personne n'en parle. J'ai commencé à mener ce combat il y a trois ans pour mettre un terme à ce silence. Plus je creusais la réalité du terrain, plus je découvrais qu'il fallait agir. Pour rejoindre le sujet qui nous réunit aujourd'hui, les enfants des familles monoparentales feront, eux aussi, la France de demain. Bien sûr, tous ne sont pas dans des situations de détresse. On peut réussir lorsque l'on a grandi dans une famille monoparentale. Toutefois, comme je l'ai écrit dans mon ouvrage Le scandale du silence, ces familles sont les premières victimes de la crise, de la pauvreté et du surendettement. Comme personne n'en parlait, j'ai dû mener des enquêtes, des recoupements, pour faire état de ces réalités.
Selon les experts, la séparation d'un couple met un enfant en difficulté pendant deux ans. S'il est bien accompagné, l'enfant a de très bonnes chances de s'en sortir. Toujours selon les experts, il importe de mettre un terme à la féminisation à outrance de l'enseignement en maternelle et au primaire. Pour aider la femme qui élève seule son enfant, il serait souhaitable que davantage d'hommes enseignent à ces niveaux. L'enfant est souvent uniquement entouré de femmes jusqu'à son entrée en sixième.
Ce n'est pas parce qu'il grandit dans une famille monoparentale qu'un enfant deviendra délinquant. Néanmoins, la plupart des délinquants sont issus de familles monoparentales. L'enfant a besoin d'autorité, de repères, qu'il va parfois chercher dans les gangs.
Dans ce contexte, le système de scolarisation est essentiel. Les familles monoparentales connaissent souvent des histoires familiales complexes, qui influencent le quotidien de l'enfant.
La fondation que j'ai créée il y a trois ans concentre son action sur la garde d'enfants. En effet, les familles monoparentales ont trois sources de revenus : la pension alimentaire, les aides et l'emploi. Or, 40 % des pensions alimentaires décidées par les tribunaux ne sont pas payées. Par ailleurs, les aides ne vont pas aux personnes les plus défavorisées. Concernant l'emploi, son premier frein réside dans la garde d'enfants.
Les horaires atypiques complexifient encore plus la garde d'enfants et l'organisation du quotidien, donc in fine l'avenir de l'enfant. J'ai le souvenir de cette femme seule, au chômage, trouvant finalement un emploi à horaires décalés, dont la petite fille faisait ses devoirs dans une cabine téléphonique en face de l'école en attendant que sa mère vienne la chercher, à vingt et une heures trente. Je me suis employée à trouver les moyens d'assurer la prise en charge de son enfant jusqu'à son retour. Il s'agit d'une réalité dont on ne parle pas. De tels cas sont pourtant nombreux.
Ma fondation agit concrètement. Lors de la Journée internationale des familles, j'ai organisé divers ateliers pour aider les femmes à obtenir des conseils dans de multiples domaines : aide au CV, entretien avec un psychologue, un avocat, mais aussi atelier maquillage, etc.
J'agis et j'agite les pouvoirs publics, avec le livre que j'ai évoqué précédemment, ou en intervenant régulièrement dans des colloques. J'ai également élaboré récemment un rapport, qui comporte dix propositions d'actions pour aider les familles monoparentales à sortir de l'impasse. Je l'ai remis au Président de la République, au Premier ministre et à tous les membres du gouvernement.
Pour conclure, j'énoncerai tout simplement ma deuxième proposition : « Instaurer des horaires atypiques pour les modes de garde ».
Merci de votre engagement et de votre témoignage en faveur de ces femmes seules. Le mode de garde constitue bien sûr l'un des blocages majeurs. Sophie Pasquet, vous avez été touchée par les situations personnelles de certaines de ces femmes, fragilisées notamment par des problèmes de mode de garde.
J'ai mené une enquête pour le magazine Marie Claire, en suivant trois jeunes femmes célibataires mères d'enfants en bas-âge et travaillant en horaires décalés. L'objectif était de voir comment elles concilient leur métier, qui est leur dernier rempart contre la précarité et auquel elles tiennent énormément, et leur situation de mère célibataire.
Un diaporama des photos est diffusé pendant l'intervention.
La première de ces jeunes femmes est aide médico-psychologique à Bourg-en-Bresse. Elle s'appuie sur un double système de garde : une assistante maternelle à raison de 600 euros pour trente-cinq heures par mois ; mais aussi, ce qui est une chance pour elle, une organisation familiale assez solide.
La deuxième jeune femme est chef d'antenne et gagne 2 500 euros nets par mois. Paradoxalement, elle n'est pas celle qui s'en sort le mieux car, comme elle le dit, elle « bricole ». Autrement dit, elle doit décider d'une semaine sur l'autre comment elle va procéder pour la garde de son enfant.
Celles qui s'en sortent le mieux sont celles qui ont mis en place des systèmes de garde solides.
La troisième jeune femme, âgée de trente-cinq ans, est conductrice de bus. Elle réveille souvent son fils à quatre heures du matin, et en ressent une grande culpabilité. Elle a beaucoup bataillé pour avoir accès à une crèche en horaires décalés, dont la directrice la rassure sur les problématiques du sommeil. Elle reçoit son planning de travail plusieurs semaines à l'avance, ce qui l'aide à s'organiser. Elle bénéficie par ailleurs d'une bourse d'échange d'horaires par Internet.
Au travers de cette enquête, j'ai constaté que le travail en horaires décalés touche toutes les catégories socio-professionnelles. Il concerne une large part de femmes en situation monoparentale. Ces femmes sont très attachées à leur travail, non seulement parce qu'il est une source de revenu, mais aussi parfois parce qu'elles l'ont choisi. Elles parlent souvent d'elles-mêmes comme des fantômes : et vis-à-vis de l'entreprise, parce que leurs horaires atypiques les coupent de leurs collègues ; et vis-à-vis de la société, même si certaines crèches et des centres de loisirs commencent juste à adopter des horaires décalés.
Cette enquête est un plaidoyer pour la mise en place de modes de garde décalés. Il s'agit d'une réalité dont la société doit s'occuper.
Emmanuelle Barbara, vous êtes avocate et spécialiste du droit du travail. Comment ces femmes, ou encore les travailleurs intérimaires, sont-ils pris en compte dans le droit du travail ? Le texte récemment adopté à la suite de l'ANI de janvier 2013 change-t-il la donne ?
avocate spécialiste en droit social, associée, du cabinet August & Debouzy. - Je souhaite d'abord rappeler une statistique importante dans notre contexte de crise. En 2012, sur les vingt millions de contrats de travail signés, 85 % sont des CDD, et 68 % des CDD d'environ un mois ou de moins d'un mois. Le taux de marge des entreprises n'a jamais été aussi bas que depuis les années 1930. Le vrai problème actuel est le carnet de commande des entreprises. Dans ce contexte, la variable d'ajustement est le travail précaire. La précarité prend la forme de CDD, mais aussi de travail à temps partiel, qui peut être effectué dans le cadre d'un CDI.
La notion de précarité doit être considérée à l'aune de la nouveauté législative saisissante votée le 14 mai dans la loi de sécurisation de l'emploi. Ce nouveau texte témoigne d'une recherche de sécurisation du parcours individuel professionnel.
La notion qui permet de faire converger les collèges, les lycées et les organisations professionnelles de différents secteurs économiques est la formation professionnelle. On pourrait d'ailleurs imaginer la fusion de divers ministères comme ceux de l'éducation nationale et de la formation professionnelle, afin de travailler spécifiquement sur l'évolution de la vie professionnelle.
Tous les problèmes de l'école évoqués ce matin, comme le vivre-ensemble, l'identité, la liberté, se retrouvent en effet dans l'entreprise. Leur gestion pose des problèmes complexes aux DRH et aux juridictions du travail lorsqu'elles en sont saisies. L'entreprise est donc le reflet de ce qui se passe à l'école. L'évolution du monde du travail et l'employabilité se trouvent au centre de toutes les démarches des entreprises ou des écoles. La loi a d'ailleurs mis la question du parcours et de la trajectoire individuelle au centre de ses objectifs. En droit français, il s'agit d'une révolution. Jusqu'à ce jour, notre code du travail portait essentiellement sur les droits prévus dans les contrats de travail. Désormais, l'individu est appréhendé dans sa dynamique de vie. Il n'aura pas le même emploi pendant toute sa carrière. La fiction du CDI éternel n'existe plus. Le droit commence à s'adapter à cette évolution, en favorisant la sécurisation des parcours.
Pour le CDD, la loi prévoit la taxation des contrats courts. Je ne suis pas convaincue de l'efficacité de cette mesure. Quoi qu'il en soit, elle vise à montrer que le CDI demeure formellement le modèle à suivre. En termes de formation professionnelle, la loi crée le compte individuel de formation, qui suggère la notion de patrimoine professionnel tout au long de la vie.
Sur le terrain des contrats précaires, la loi comporte une avancée considérable, avec la création d'une durée minimale de temps de travail par semaine, fixée à vingt-quatre heures, sauf dérogation. L'idée est que l'on ne peut pas travailler décemment moins de vingt-quatre heures par semaine. Cette mesure ne doit pas empêcher le multiemploi. Même si ce dernier crée des sujétions, il donne en effet l'ambition de s'investir dans le travail.
Enfin, concernant la garde des enfants et les mutations de la société, certaines entreprises réfléchissent, dans le cadre du vivre-ensemble et de la gestion du stress, à la mise en place de facilités en termes de crèches, de logement, de transports. Ces thèmes sont devenus des champs d'investigation de l'entreprise.
Échanges avec le public.
principal de collège honoraire, animateur du contrat urbain de cohésion sociale (Cucs), Marseille, Littoral Sud. - Ce second débat touche également à la question des horaires aménagés dans l'éducation nationale. Dans le système actuel, certains enfants sont, dès seize heures trente, livrés à eux-mêmes. J'ai une vision du collège différente, celle d'un véritable centre culturel, ouvert en permanence. À mon sens, nos enfants doivent pouvoir être accueillis convenablement dès sept heures du matin et rester jusque très tard le soir au sein d'établissements scolaires ouverts sur le tissu social de leurs quartiers. Les associations doivent être, de plein droit, des partenaires de notre enseignement.
assistant social, collège Jean-Moulin, Aubervilliers. - La fusion des ministères constituerait une injonction paradoxale à l'égard de l'école. Si cette dernière doit bien sûr préparer les jeunes à entrer sur le marché du travail, elle doit aussi leur transmettre une certaine instruction, une liberté de conscience. Il serait donc dommage de limiter l'école à la préparation au travail.
Faire travailler ces ministères ensemble ne signifierait pas fusionner leurs missions. Il s'agirait davantage d'assurer des cohérences entre celles-ci.
assistant social, collège Jean-Moulin, Aubervilliers. - Il existe en revanche nombre de représentations erronées sur la formation professionnelle. En matière d'orientation, trop de parents et de jeunes considèrent encore la filière professionnelle comme une voie de relégation. Nous devons mener un important travail sur ce point.
Je souhaite ajouter un élément à l'excellent exposé de Mme Barbara. L'ANI prévoit la mise en place d'une couverture santé. Les entreprises vont ainsi mettre trois ou quatre milliards d'euros à disposition pour offrir une couverture complémentaire santé. Actuellement, 30 000 intérimaires sont couverts par une complémentaire santé. Avec cette mesure, leur nombre pourra atteindre 500 000.
Par ailleurs, nous soutenons un organisme qui finance des aides pour les gardes d'enfant à destination des personnes trouvant un travail en intérim. Nous procédons de même en cas de besoin de logement d'urgence et de location de véhicule.
Enfin, je me demande en effet pourquoi le ménage est effectué de nuit dans mes propres bureaux. Nos échanges m'ont interpellé, et je pense par conséquent revoir ce mode de fonctionnement.
Il s'agit d'une excellente nouvelle. Je vous invite d'ailleurs, dans vos interventions, à mettre l'accent sur des propositions concrètes d'actions à mener.
J'insiste de nouveau sur le fait que le changement tient avant tout aux donneurs d'ordre. Il ne serait pas très compliqué de susciter un changement dans les cahiers des charges. La responsabilité de la fragmentation du temps de travail ne peut nous être imputée, alors que ce sont les donneurs d'ordre qui détiennent les clefs sur ce point. Les seules collectivités en pointe sur le sujet sont les villes de Nantes et Rennes.
Au Sénat, le personnel interne effectue le ménage dans la matinée, à l'exception des bureaux des sénateurs, où des équipes extérieures passent à six heures. Cela dérange les sénateurs qui sont amenés à dormir dans leur bureau. Une solution pourrait donc être trouvée à double titre.
La prise en main d'un cahier des charges serait en effet une démarche à engager pour proposer à ces travailleurs invisibles une vie meilleure. J'estime que cela en vaut la peine, à la fois pour le rythme de vie de ces personnes, mais aussi pour améliorer le regard qui est porté sur elles. Je me demande quel sens peut avoir leur métier si elles ne rencontrent jamais les bénéficiaires de leur service.
Comme l'ont souligné plusieurs intervenants ce matin, la plupart des personnes aiment leur travail. Même un métier aussi basique que le nettoyage peut apporter une satisfaction. Nos salariés restent toutefois des travailleurs de l'ombre et n'ont aucune reconnaissance pour un travail qui peut être très technique. Ainsi, le nettoyage d'un bloc opératoire participe pleinement de l'activité de l'établissement hospitalier. Par ailleurs, une reconnaissance accrue susciterait sans doute davantage de civisme de la part des usagers, qui manquent parfois de respect à l'égard de la propreté.
La proposition consistant à changer les horaires de travail peut être facteur de risques. Le premier de ces risques serait le viol.
Vous pensez qu'il existe une relation de subordination. En principe, dans un milieu de travail, il existe des règles de respect. À mon sens, les femmes sont peut-être justement plus protégées en présence des salariés et de la hiérarchie que de nuit.
Le collège où je travaille se trouve être la seule institution publique dans un quartier très enclavé, marqué par un fort taux de chômage et des conditions difficiles. Les mères seules ayant des horaires décalés sont nombreuses. Concernant les horaires d'ouverture, notre collège mène un travail avec les habitants du quartier et les associations pour les étendre. Toutefois, nous sommes confrontés à une culture anti-institutionnelle. Par ailleurs, les personnels des associations sont souvent des bénévoles, qui ne sont pas forcément formés pour travailler avec un collège, ou qui ne portent pas forcément le même discours que nous. Notre collège a mis en place l'accompagnement éducatif demandé par le ministère. Le constat est très mitigé. Très peu d'élèves viennent pour l'aide aux devoirs. Ils se hâtent de quitter le collège dès l'heure de sortie. Concernant la demi-pension, nous pourrions aussi mettre en place ce type de dispositif. Toutefois, sur deux cent cinquante élèves au total, nous n'avons que vingt demi-pensionnaires.
Enfin, pour rebondir sur les propos de M. Castagné, j'ai enseigné à des élèves du bac professionnel Hygiène et environnement, qui effectuaient des stages en entreprises de propreté. Il s'agit en effet d'un réel métier. Mais nos élèves ne veulent pas entendre parler de ce type d'orientation, notamment en raison des horaires fractionnés.
Notre fondation accueille des jeunes en grande difficulté. Nous constatons que ceux qui sont en situation de décrochage scolaire sont souvent issus de familles monoparentales. Nous leur proposons fréquemment la solution de l'internat, qui constitue un bon moyen de raccrochage, à la fois pour leur transmettre le sens de l'école mais aussi pour leur offrir des activités périscolaires. Nous réfléchissons par ailleurs à des pistes d'internats destinés aux jeunes enfants.
Je travaille avec des jeunes décrocheurs de seize à dix-neuf ans, et beaucoup avec les entreprises. La diversité des stages professionnels permet des insertions durables. L'entreprise doit être partenaire de l'éducation nationale à tous les niveaux.
Je suis heureux d'entendre ce type de propos de la part d'un acteur de l'éducation. En effet, nous avons besoin que l'éducation nationale ait une vision différente du monde de l'entreprise. À cet égard, le stage en troisième ne me paraît pas utile.
Je vous propose précisément de travailler sur l'accueil des stagiaires de troisième. Selon moi, ces stages d'ouverture peuvent jouer un rôle fondamental dans les cursus des jeunes. Ils constituent pour eux une rare occasion d'entrer dans un nouvel univers et peuvent les aider dans leurs choix d'orientation professionnelle. Ils ont fait l'objet d'un chapitre dans mon rapport de 2011 car ils constituent un grand moment de ségrégation sociale. Il existe toutefois de belles initiatives à cet égard, notamment celle d'une école de commerce privée de Paris qui aide les collégiens à trouver des entreprises pour faire des stages. Nous avons tous intérêt à soutenir ces stages.
À mon sens, le stage de troisième en entreprise ne vise pas à apprendre un métier. Son ambition est de démontrer au jeune qu'il est, lui aussi, capable de trouver un stage, d'activer un réseau, quel que soit le milieu dont il est issu. Il lui offre également la possibilité de s'intéresser à la profession de ses proches, et de comprendre pourquoi l'école lui demande de respecter les horaires, d'adapter son langage, etc. Pour certains élèves indisciplinés, ce stage est une opportunité de voir que, dans un autre contexte, ils peuvent être valorisés. Il serait utile d'interroger des enseignants à ce sujet. Ils diraient combien ces élèves se transforment au travers du stage. Dans mon établissement, sur soixante-treize élèves, soixante et onze ont trouvé eux-mêmes un stage. Nous avons aidé les deux autres à en trouver un. Cela fait partie de notre mission en faveur de l'orientation et de la construction de ces élèves.
Dans nos collèges de quartiers sensibles, le taux d'élèves admis à passer en seconde s'élève, dans le meilleur des cas, à 40 %. Sachant que le taux d'échec en seconde est extrêmement élevé dans les quartiers difficiles, les chances de ces élèves d'accéder à des études supérieures sont donc très faibles. Cette situation n'est pas acceptable. Il n'est pas normal que tant d'élèves soient privés de la chance d'obtenir un emploi qualifié. Ces jeunes n'ont pas conscience qu'ils ont aussi le droit de devenir médecin ou professeur. Un tel enfermement culturel est très préjudiciable. Il importe de donner de l'ambition à ces jeunes.
Je suis convaincue que la découverte de l'entreprise permet au jeune de sortir de l'école. L'école apporte une ouverture culturelle, une intégration. Pour rester à l'école, il faut que l'école prenne du sens. L'orientation fait partie de ce sens, en particulier par l'intermédiaire des stages. Aider à l'orientation consiste à travailler sur les talents et les désirs. La découverte d'un métier, au travers du stage, permet au jeune de faire un choix d'orientation scolaire. Aujourd'hui, le stage ne peut être réussi que s'il est préparé en amont par l'école et l'entreprise.
inspecteur d'académie, référent académique « mémoire et citoyenneté », académie de Versailles. - Le premier mérite de la concomitance de ces deux tables rondes est de nous inciter à privilégier une approche globale. Cette approche nous apprend que l'école ne peut pas tout. Une bonne partie des problèmes qu'elle ne parvient pas à régler lui viennent de l'extérieur. On ne peut parler d'échec de l'école tant que certaines questions sociales ne sont pas résolues.
De même, la violence subie par une bonne partie de nos élèves est d'abord une violence sociale, qui s'exerce sur leurs parents, et d'abord sur les femmes. Les témoignages de ce matin sont à cet égard accablants. Nos sociétés actuelles sont à l'origine d'organisations socio-économiques de plus en plus complexes, qui débouchent sur une forme de brutalisation des personnes. Autrement dit, les problèmes seraient bien moindres dans nos établissements si les parents n'avaient pas deux heures et demie de transport pour se rendre à leur travail, qui plus est souvent précaire.
Enfin, l'école et la société n'évoluent pas au même rythme et ne visent pas les mêmes objectifs. L'époque où l'école intervenait dans la société est malheureusement révolue. L'école doit s'interroger sur son influence réelle sur l'évolution de la société. Pour autant, elle ne doit pas ignorer les problèmes de son environnement. Certains dispositifs sont ainsi expérimentés, avec plus ou moins de succès.
En effet, l'école innove beaucoup. Certaines innovations mériteraient d'être mieux connues et, peut-être, généralisées.
Pour l'intérêt des élèves, il serait souhaitable que les professeurs et les chefs d'établissement revoient les critères d'orientation avant la seconde. Par ailleurs, il conviendrait de mettre un peu d'ordre dans le choix des stages. L'établissement devrait intervenir pour aider les élèves qui n'ont pas la possibilité de se déplacer à Paris.
avocate spécialiste en droit social, associée, du cabinet August & Debouzy. - La question du stage illustre l'ambiguïté de notre perception du rôle de l'école. Dans une vision héritée de Montaigne, l'école doit aider les jeunes à devenir des citoyens. Mens sana in corpore sano, diraient certains. Une vision plus utilitariste de l'école est axée sur l'orientation professionnelle. En tout état de cause, pour améliorer le lien entre l'école et l'entreprise, il conviendrait que le monde enseignant ait lui-même une appétence ou une compétence pour parler d'un univers qu'à l'évidence il ne connaît pas.
Par ailleurs, la notion de stage est elle-même ambiguë. On s'évertue à ce que le stage ne soit pas comparable à du travail, pour ne pas risquer de pérenniser des situations précaires. À force de chercher à étioler le concept de stage, on ne sait plus à quoi il renvoie.
Il me semble essentiel de ne pas oublier que l'acteur central de nos échanges est l'enfant. Ainsi, dans la garde d'enfant, l'enfant doit être le signifiant premier. Dès lors, la question de la garde devient la question du lieu où l'enfant vit, à savoir l'école.
Nous pouvons envisager une révolution en termes de fonctionnement. L'école doit avoir le pouvoir de créer des liens entre l'enseignement et la culture. Dans une telle approche, nous pourrions penser une prospective de manière globale. Si le lieu de l'enfant est l'école, alors la question prospective revient à se demander comment l'école peut créer des liens.
Au terme de cette discussion, je tiens à saluer, mesdames, messieurs, votre engagement. S'il reste un long chemin à parcourir, je suis convaincue par votre volonté d'agir.
La première table ronde nous a permis de réfléchir sur le travail « des mémoires ». Les jeunes ne peuvent se construire sans repères, sans point de départ. Nous avons évoqué la possibilité, malgré la pluralité des mémoires, de travailler sur un ouvrage d'histoire commun à la France et à ses anciennes colonies, permettant une réconciliation par une lecture partagée de certains événements historiques.
La seconde table ronde nous enseigne qu'il convient de changer les cahiers des charges pour les prestations de ménage, mais aussi de développer les gardes d'enfant pour les familles monoparentales, notamment celles qui travaillent en horaires décalés. Il importe également de changer l'image attachée à un certain nombre de formes de travail, comme le travail en intérim ou le travail de nuit, de manière telle que les personnes se sentent pleinement reconnues dans leurs missions.
Telles sont les principales pistes d'actions soulevées aujourd'hui. Mais je vous invite à y ajouter de nombreuses autres orientations. Notre travail est amené à se poursuivre.
Je terminerai par un rapide point d'actualité sur un autre levier d'action identifié dans le rapport, à savoir la santé des adolescents. Comme vous le savez, la Ritaline a fait récemment l'objet d'une pleine page dans Le Parisien. Nous avions déjà pointé, voilà deux ans, l'augmentation forte de sa consommation, grâce aux témoignages des infirmières scolaires. Nous préconisions alors de traiter plutôt la situation des jeunes avant de recourir aux médicaments : l'environnement, le rythme de vie, la prise des repas, le sommeil, les temps de défoulement sont tous des facteurs très importants pour l'équilibre général. Ces observations restent pleinement d'actualité.
Je ne peux clore cette matinée sans renouveler mes remerciements. Certains d'entre vous sont venus de loin. Permettez-moi également de remercier le président de la délégation à la prospective, Joël Bourdin, pour sa présence tout au long de la matinée.
Restons tous mobilisés sur la question des adolescents dans les quartiers fragiles. Comme toutes les personnes qui ont choisi de vivre en France, ils ont le droit de se construire un destin positif. Vous les aidez, vous les épaulez chacun à votre place. Merci à vous, et à très bientôt.