Pourtant, ce point ne méritait – passez-moi l’expression, mes chers collègues – ni cet excès d’honneur ni cette indignité. En effet, la culture ne se résume pas à l’exception culturelle ni au cinéma. Par ailleurs, elle ne constitue qu’une partie des enjeux de ces négociations, lesquelles porteront aussi sur l’accès aux marchés publics, l’usage des données privées, les règles sanitaires et environnementales, soit autant de problèmes qui sont considérables.
Dans le contexte actuel, il y a fort à parier que ce sont les États-Unis qui obtiendront le plus de concessions. L’espèce de « protection consulaire » accordée pour l’instant à l’« exception culturelle » semble ici, malgré tout, bien modeste, d’autant que, en réalité, elle servira surtout, au fur et à mesure que les négociations progresseront, à réduire les autres revendications que nous pourrions avoir sur tel ou tel sujet, y compris dans des domaines à la marge de l’exception culturelle.
Le tout se déroule en outre dans un secret presque absolu, car la Commission européenne n’est guère partageuse ! Ce même constat a déjà été fait avec les discussions engagées voilà quelques années avec le Canada sur le même sujet, qui ne sont toujours pas terminées. À l’issue de réunions censées informer les États membres sur l’avancée des travaux, il arrive que les représentants de la Commission européenne s’éclipsent pour éviter de répondre aux questions des représentants nationaux.
Quand on pense que ces discussions avec les États-Unis s’ouvrent à moins d’un an du renouvellement du Parlement européen, donc de la Commission, on se demande quelle est la légitimité de M. Barroso pour agir de la sorte et parler de cette manière.
L’avis de la société civile européenne n’a pas été sollicité dans le cadre de ces accords ; aucune procédure de concertation publique n’a été mise en place au préalable, contrairement à ce qui se fait pour la préparation des directives européennes. Il faut croire que le temps pressait vraiment !
Qu’est-ce qui a bien pu pousser nos gouvernements à autoriser aussi rapidement l’ouverture de ces négociations ?
Certes, le traité devra encore être ratifié par le Parlement européen et accepté par les États membres. Toutefois, ces derniers se prononceront à la majorité qualifiée, et non plus à l’unanimité. Il sera alors peut-être trop tard pour exprimer des regrets.
Le même genre d’inquiétude se retrouve au sujet d’autres domaines de l’action européenne.
Ainsi, le Conseil européen doit examiner les recommandations qui sont faites aux États membres pour orienter leurs politiques économiques et budgétaires.
Néanmoins, ces recommandations, si elles peuvent être justes sur certains points, oublient en très grande partie les mesures de lutte contre la pauvreté ou en faveur de la transition écologique de l’économie. Or ces dernières figurent parmi les principaux objectifs de la stratégie Horizon 2020, qui doit entrer en vigueur dans quelques mois ! En outre, la conception du semestre européen, entièrement axée sur la rigueur budgétaire, semble être à courte vue, alors que le FMI ou encore l’OCDE, peu suspects de laxisme, appellent à miser davantage sur la relance de l’économie, pour peu qu’elle se fasse réellement au niveau européen.
L’impression générale qui se dégage de ce tableau, c’est que, aujourd’hui, l’Union européenne a perdu sa capacité à faire des choix clairs et cohérents. Il manque une colonne vertébrale à ses politiques et, dans des domaines très précis, les marges de progression restent importantes en matière de citoyenneté européenne.
Prenons un dernier exemple : celui de la parité. Cette dernière est reconnue comme une valeur essentielle, notamment dans les traités.
Pourtant, certaines des institutions de l’Union, à commencer par les institutions économiques et monétaires, ne comptent que peu de femmes, sinon aucune, en leur sein. Ne dit-on pas que charité bien ordonnée commence par soi-même ? Comment la Commission ou le Conseil peuvent-ils exiger rigueur et exemplarité de la part des instances nationales, ou encore de la société, quand ils s’exonèrent eux-mêmes des principes qu’ils ont fixés, alors que leur légitimité ne découle d’aucune consultation populaire, ou alors de manière éloignée ?
Monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi, en prélude à ma conclusion, de citer William Faulkner : « La sagesse suprême est d’avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre de vue tandis qu’on les poursuit ».
S’agissant de l’idéal européen, je crains que nous n’ayons manqué de sagesse au cours des dernières années. En cours de route, nous semblons avoir égaré les grands fondamentaux de ce qu’était le projet européen, à force de vouloir le découper en de multiples orientations, politiques ou stratégies sectorielles censées le rendre plus aisément applicable.
L’ordre du jour du Conseil européen à venir, uniquement technique, tristement financier et commercial, est le reflet de cette dérive à laquelle il faut mettre fin. De même, il faut cesser de se résigner devant l’apparente inéluctabilité de certaines décisions prises sans recul, comme si elles s’imposaient d’elles-mêmes.
Alors que s’ouvre bientôt la campagne des élections européennes, nous devons en appeler publiquement, dans chacun des États membres et au niveau transnational, à un droit d’inventaire sur les dix années écoulées, à un sursaut citoyen et à l’examen approfondi du mode de fonctionnement de l’Union. Cette discussion permettra peut-être de retrouver le goût de l’Europe et de donner aux citoyens de cette dernière leur juste place.