Sur proposition du rapporteur général, le bureau de la commission des finances a décidé d'effectuer une mission aux Etats-Unis, qui s'est déroulée du 5 au 11 mai 2013, en trois étapes et nous a conduits à Washington, à New-York et à Boston.
La délégation était constituée de Michèle André, Marie-France Beaufils, Aymeri de Montesquiou, Albéric de Montgolfier ainsi que du rapporteur général François Marc et du président de la commission.
Ce déplacement nous a permis de mieux nous rendre compte des blocages institutionnels et du jeu de forces contradictoires qui animent le système américain et qui n'a rien à envier aux lacunes et à la complexité du système de gouvernance de la zone euro.
Par ailleurs, au sein de chacun des Etats, des débats de fond se font jour sur le modèle social et la politique économique et fiscale.
Les Etats-Unis ont été fortement transformés, dans les esprits et dans les mentalités des responsables politiques et économiques, par la crise financière, qui a laissé des traces très visibles et a mis sous pression le monde politique. Même si les banques demeurent très puissantes, leur image est peut-être aussi dégradée dans l'opinion publique qu'elle ne l'est en Europe. Les Etats-Unis sont davantage sensibilisés qu'ils ne l'étaient aux problèmes structurels de leurs finances publiques. Dès lors, ils sont peut-être encore plus soucieux qu'ils ne pouvaient l'être de leurs intérêts nationaux et de leurs intérêts financiers, et prompts à émettre ou envisager des réglementations extraterritoriales. Cette tendance a toujours existé mais son accentuation peut sans doute s'expliquer par la crise financière et la manière dont elle a pu être gérée.
A l'inverse, quand nous observons la démocratie américaine, il faut avoir le réalisme de constater que le débat d'idées y est en plein essor, que le système démocratique et les checks and balances jouent tout leur rôle, qu'il n'y a pas un pouvoir prédominant et que les Etats-Unis demeurent un pays de grande liberté qui respecte l'esprit critique. L'extraterritorialité reflète l'expansionnisme d'un pays fort qui ne doute pas trop de lui-même. On peut donc avoir une vision négative ou positive des mêmes phénomènes.
Je me concentrerai dans mon propos sur quelques thèmes mais les sujets abordés lors de nos entretiens ont été très divers. J'en cite certains pour mémoire et pour alimenter des travaux futurs : le trading haute fréquence, l'évolution des infrastructures de marché, la politique fiscale des Etats fédérés, les conséquences macroéconomiques des plans d'ajustement budgétaire et la question du multiplicateur budgétaire ou encore les expatriations de Français aux Etats-Unis.
Concernant les débats budgétaires et fiscaux, depuis deux ans, les Etats-Unis ne parviennent pas à voter un budget et fonctionnent selon ce que nous appellerions les « douzièmes provisoires ». Il faut dire que la procédure d'examen du budget est particulièrement complexe, trois versions du budget étant examinées parallèlement : celle du président, celle du Sénat et celle de la Chambre des représentants.
Comme l'Europe aujourd'hui avec le pacte de stabilité et le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, les Etats-Unis ont pensé trouver une solution à leurs difficultés budgétaires en posant des principes et en mettant en place des règles, et mêmes des sanctions (« plafond de la dette », « falaise budgétaire », « séquestres »). Ces règles n'ont pas réellement débouché sur les compromis auxquels elles étaient censées permettre d'aboutir.
Le temps des compromis et des initiatives bipartisanes semble d'ailleurs ne plus être de mise à Washington, ce qui contrastait avec le caractère pluraliste de notre délégation.
Nous avons pu rencontrer les services du Congrès, qui sont non partisans et qui constituent un vivier très important de compétences pour les parlementaires et les commissions. Il s'agit par exemple du Congressional Budget Office (CBO) ou du Joint Committee on Taxation, qui est un organe commun aux deux chambres et dont les études ont par ailleurs été utilisées par l'OCDE dans le cadre de ses travaux sur la fiscalité des entreprises multinationales.
La question de l'érosion des bases fiscales est très présente dans le débat politique américain. Nous étions aux Etats-Unis lorsqu'Apple a émis des obligations afin de lever les fonds nécessaires à la rémunération de ses actionnaires, ce qui lui a évité de devoir rapatrier des bénéfices logés dans un paradis fiscal. Le débat aux Etats-Unis se pose dans des termes que nous connaissons aussi chez nous : comment faire pour taxer les exilés fiscaux ? Comment déjouer les montages optimisant des entreprises multinationales ?
S'agissant de la fiscalité des entreprises, les Etats-Unis ont en commun avec la France d'avoir un impôt sur les sociétés au taux élevé (35 %), d'une grande complexité et grevé par de nombreuses niches. En outre, le régime américain offre des possibilités de non imposition des bénéfices localisés à l'étranger tant qu'ils ne sont pas rapatriés. Ces méandres de la réglementation sont exploités par les plus grandes entreprises.
Nous avons rencontré le sénateur Carl Levin, qui s'attache à décortiquer - lors d'auditions publiques minutieusement préparées - les montages fiscaux des plus grands groupes.
Ces efforts rencontrent un écho dans l'opinion mais n'ont, pour l'heure, pas conduit à modifier une législation que défendent chèrement ceux qui en bénéficient.
Néanmoins, les Etats-Unis semblent bien avoir évolué sur ces sujets, comme le montrent les avancées du projet BEPS (Base erosion and profit shifting - Erosion de la base d'imposition et transfert des bénéfices) au sein de l'OCDE, ainsi que les conclusions encourageantes du G8 tenu à Lough Erne en début de semaine.
Nous avons retenu de nos entretiens avec les représentants du gouvernement américain que les Etats-Unis soutenaient l'initiative BEPS et, en particulier, ses aspects relatifs à l'harmonisation des concepts fiscaux, tels que les prix de transfert, les instruments hybrides, considérés comme des actions dans un pays et des obligations dans un autre, et tous outils permettant de déplacer les profits d'un territoire vers un autre moins fiscalisé. Les Etats-Unis plaident aussi pour que l'économie numérique ne soit pas soumise à des règles différentes de celles applicables aux autres secteurs d'activité.
En revanche, les Etats-Unis ont surtout pour objectif de rapatrier chez eux les profits de leurs grandes entreprises multinationales, et sont donc moins sensibles que nous à la question de la juste taxation des multinationales dans les pays où se situent leurs consommateurs.
Au niveau des Etats fédérés, qui lèvent aussi un impôt sur les sociétés, on constate la réalité de la concurrence fiscale qui conduit un certain nombre d'entre eux à s'interroger sur l'utilité de conserver un tel impôt. Pendant notre mission, le Sénat a voté un projet de loi pour généraliser la sales tax aux ventes sur Internet, avec un taux plancher et un taux plafond. Le texte reste à adopter par la Chambre des représentants mais il constitue un excellent témoignage de ce souhait de neutralité fiscale.
Si j'en viens à l'évasion fiscale des personnes physiques, il faut évoquer la loi américaine FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act), qui doit entrer en vigueur le 1er avril 2014.
Elle impose aux banques non américaines de déclarer aux autorités américaines, directement ou par l'intermédiaire de leurs Etats, tous les avoirs et comptes qu'elles détiennent et qui appartiennent à des citoyens américains.
L'objectif est de taxer des avoirs placés dans des paradis fiscaux. Mais, la loi étant de portée générale, elle s'applique à toutes les banques de tous les pays du monde, ce qui implique d'importants coûts de mise en conformité pour les banques qui, cependant, ne peuvent faire autrement que de se conformer puisque, sinon, elles perdront leur licence bancaire aux Etats-Unis.
Les ministres des finances français, britanniques, allemands, espagnols et italiens souhaitent désormais la mise en place d'un FATCA européen. L'objectif serait de transformer le dispositif d'échange d'informations mis en place avec les Etats-Unis en un système multilatéral d'échange d'informations, ce qui est bien entendu souhaitable.
La question qui se pose aujourd'hui est celle d'une éventuelle réciprocité. Nous sommes dans une période cruciale puisque la plupart de nos partenaires ont signé des accords avec les Etats-Unis pour mettre en oeuvre FATCA, se contentant d'une réciprocité minimale.
La France n'a toujours rien signé car elle souhaite une véritable réciprocité. Par exemple, disposer des soldes des comptes détenus aux Etats-Unis par des contribuables français présenterait grand intérêt, notamment en matière d'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et de droits de mutation à titre gratuit. Si les Etats-Unis veulent la transparence chez nous, il est légitime, de mon point de vue, que nous puissions bénéficier des mêmes informations s'agissant des avoirs détenus aux Etats-Unis par des européens.
Il faut noter que la question de la réciprocité a été évoquée dès le début 2012 par Nicole Bricq, lorsqu'elle était notre rapporteure générale. Lors de notre réunion du 25 janvier 2012, elle avait interrogé sur ce point Valérie Pécresse, ministre du budget, qui y avait souscrit.
Les Etats-Unis sont officiellement favorables à la réciprocité et le secrétaire au Trésor l'a écrit récemment à notre ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici. Mais les Etats-Unis ne peuvent espérer un accord du Congrès avant 2016. Il faut être conscient que si elle devenait possible politiquement, cette réciprocité pourrait - c'est en tout cas l'analyse qui nous a été présentée - se heurter à des obstacles techniques, compte tenu de la structure très éclatée du paysage bancaire américain.
Les banques françaises, pour leur part, souhaitent que la France finalise son accord avec les Etats-Unis afin d'écarter le risque d'une mise en oeuvre de la taxe de 30 % à la source sur tous les revenus provenant de comptes logés dans des banques originaires d'un Etat n'ayant pas conclu d'accord avec les Etats-Unis. Elles souhaitent aussi que l'obligation pour les contribuables américains de se déclarer à leur banque française reçoive une base légale.
Pour ma part, je pense que le Gouvernement a raison de maintenir une position exigeante en termes de réciprocité.
Les choses pourraient bouger puisque l'Assemblée nationale a adopté un amendement du Gouvernement au projet de loi relatif à la séparation et la régulation des activités bancaires, en cours d'examen au Parlement, et qui a pour objet d'inscrire dans la loi les obligations déclaratives des banques pour permettre à l'administration fiscale de répondre aux demandes de renseignements provenant d'autres Etats. Il s'agit donc bien de se mettre en situation d'appliquer FATCA.
Il sera utile de profiter du débat au Sénat sur cette loi pour interroger le Gouvernement sur le calendrier qu'il envisage pour la signature de l'accord avec les Etats-Unis, sur la réciprocité et sur le véhicule juridique qu'il compte utiliser à cette fin.
En matière de régulation financière, nous avons constaté que la loi Dodd-Frank, adoptée en 2010 après la crise financière, n'est pas encore totalement appliquée et que certaines dispositions emblématiques, comme la règle Volcker, ne sont pas mises en oeuvre en raison de leur complexité.
Comme je l'ai indiqué, le débat sur la responsabilité des banques dans la crise financière est très intense aux Etats-Unis. La question des solutions à mettre en oeuvre pour éviter que les contribuables ne doivent à nouveau payer pour le secteur financier est au coeur du débat public et reste même l'un des seuls domaines dans lesquels des initiatives bipartisanes existent encore.
La sensibilité des américains sur ce point n'est pas nouvelle. Il faut nous souvenir que le gouvernement Bush avait dû s'y reprendre à deux fois avant de faire adopter son plan de soutien aux banques par la Chambre des représentants en 2008. Aujourd'hui, il n'est pas certain qu'un plan de ce type trouverait une majorité.
En effet, alors même que la grande loi Dodd-Frank n'est entrée en vigueur qu'à 30 % ou 40 % selon les interlocuteurs, de nouvelles initiatives voient le jour au Congrès, par exemple pour durcir les exigences en matière de capitalisation ou pour instituer une taxe sur les transactions financières.
Les multiples régulateurs que compte le système financier américain - et que la loi Dodd-Franck n'a en rien conduit à rationaliser, au contraire - sont perçus comme cherchant à redorer leur blason pour compenser leurs défaillances passées.
Cet activisme des régulateurs entretient l'idée chez de nombreux responsables politiques américains que la réglementation américaine est la plus dure envers les acteurs financiers et, notamment, qu'elle est plus stricte que la réglementation européenne issue de Bâle III.
En outre, le débat sur la taille des banques n'est pas clos, de même que celui sur la séparation des bilans. Certains ajoutent à la problématique du too big to fail celle du too big to jail. Ce débat a notamment été suscité par des propos du ministre de la justice, qui a considéré que les risques pour le système financier et l'économie américaine qui pourraient résulter de la condamnation d'une grande banque systémique pouvaient conduire à hésiter à engager des poursuites.
Dans ce contexte politique et institutionnel, les Etats-Unis ont tendance à encourager l'extraterritorialité des règles issues de leurs régulateurs, et je prendrai deux exemples significatifs.
Dans le domaine de la réglementation bancaire, la FED, pour limiter les risques que les banques étrangères pourraient faire courir au système financier américain, propose d'imposer aux filiales américaines des banques étrangères les mêmes exigences en capital que celles imposées aux groupes bancaires américains pour l'ensemble de leurs activités mondiales. Une filiale de banque étrangère devra constituer un holding et immobiliser un volume de fonds propres plus important qu'aujourd'hui.
Cette règle est donc perçue comme de nature à créer des distorsions de concurrence en défaveur des banques européennes.
Par ailleurs, la réglementation de la FED la conduira à vérifier aussi le niveau de capital des maisons-mères des filiales américaines, ce qui revient à empiéter sur le champ de compétence des superviseurs nationaux et en particulier européens, en lesquels les américains semblent avoir peu confiance.
Dans le domaine de la réglementation des dérivés - dont le volume de transaction représente dix fois le PIB mondial -, il est possible que les établissements financiers européens soient bientôt conduits à se soumettre à la fois à la réglementation européenne, issue des directives et règlement MIF, CRD IV et EMIR, et à la réglementation édictée aux Etats-Unis par la CFTC - la Commodity Futures Trading Commission qui, schématiquement, régule les dérivés sur matières premières - qui ont le même objectif de mise en oeuvre des principes du G20 mais ne sont pas identiques. Ces établissements seront donc en contravention avec l'une ou l'autre réglementation.
Cela provient du fait que la réglementation de la CFTC, qui doit entrer en vigueur le 15 juillet 2013, ne repose plus sur le principe de reconnaissance mutuelle entre superviseurs, mais s'impose à tous les établissements financiers issus de pays dont la réglementation n'est pas absolument identique à la sienne, quelle que soit la qualité de la supervision.
L'autre régulateur des dérivés, la Securities and Exchange Commission (SEC), a adopté une position plus classique en matière de reconnaissance mutuelle des réglementations, dès lors qu'elles cherchent à atteindre les mêmes objectifs. Mais il fait l'objet de critiques. Certains parlementaires ont même demandé au président de la CFTC de durcir encore sa position et de présumer tous les régulateurs étrangers plus laxistes que le régulateur américain.
Sur l'une ou l'autre de ces dispositions extraterritoriales, les européens, et en particulier le commissaire Michel Barnier, appellent à un retour à l'esprit des G20 de 2009 et au respect des principes de coordination et de coopération. Ils ne sont pas isolés et ont engagé une démarche conjointe avec le Japon, le Brésil, l'Afrique du Sud et la Russie.
Au total, cette mission aux Etats-Unis a été très riche et nous ramenons des éléments qui nourriront nos travaux, à commencer, dans les semaines qui viennent, par l'examen des projets de loi relatifs à la séparation et la régulation des activités bancaires, ainsi que le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.