Intervention de Philippe Marini

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 26 juin 2013 : 1ère réunion
Contrôle fiscal des entreprises multinationales — Communication

Photo de Philippe MariniPhilippe Marini, président :

La fiscalité des multinationales est un sujet auquel je m'intéresse de longue date mais qui est aujourd'hui au coeur de l'actualité d'une part, parce qu'il renvoie à la question des conséquences du développement de l'économie numérique sur le niveau des bases fiscales, d'autre part parce que les Etats traversent une crise des finances publiques et, dès lors, ne peuvent plus se permettre d'être passifs face aux « montages fiscaux agressifs » mis en place par les multinationales.

L'enjeu est donc de mettre fin aux pratiques abusives, et ce afin de s'assurer de la pérennité des recettes fiscales et du rétablissement d'une concurrence non faussée. Le maintien d'un haut degré de consentement à l'impôt est également en cause.

Je ne reviens pas sur les travaux en cours au G8 et à l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Nous les avons abondamment évoqués lorsque nous avons débattu de ma proposition de loi sur la fiscalité de l'économie numérique et nous y reviendrons le 3 juillet lorsque nous entendrons notamment Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE.

J'ai cependant la conviction que les discussions internationales prospéreront seulement si les États affirment leur volonté politique et mettent en oeuvre, au niveau national, tous les moyens dont ils disposent pour endiguer l'érosion des bases fiscales.

Dans cette perspective, j'ai procédé, au premier semestre de cette année, à une série de contrôles sur pièces et sur place dans les services de la direction générale des finances publiques (DGFiP) en charge du contrôle fiscal. J'ai consulté les dossiers fiscaux de plusieurs groupes multinationaux, appartenant à des secteurs économiques différents - entreprises industrielles ou de services, notamment dans le domaine de l'Internet, etc.. Ces dossiers révèlent les opérations et schémas fiscaux utilisés par les entreprises afin de réduire leur niveau d'imposition en France, mais aussi les difficultés rencontrées par l'administration fiscale dans l'exercice de ses missions de contrôle.

Premier point que je voudrais faire ressortir : les fondements de l'imposition des entreprises multinationales en France sont fragilisés.

Il faut rappeler que les bénéfices réalisés par une entreprise ayant son siège hors de France sont imposables dans notre pays lorsqu'ils résultent d'opérations constituant l'exercice habituel en France d'une activité. En bref, lorsque l'entreprise dispose d'un établissement stable sur le territoire français.

L'enjeu pour le contrôle fiscal consiste donc avant toute chose à établir la réalité d'un établissement stable en France. Pour cela il faut prouver que la filiale française fait l'objet d'une gestion indépendante en France ou que les opérations effectuées sur le territoire français forment un cycle commercial complet.

Avec le développement de l'économie numérique, les critères classiques de l'établissement stable - « des machines et des hommes » - ne sont plus opérants. Par ailleurs, les entreprises adaptent leur structure juridique de manière à ne pas remplir ces critères.

Deuxième point : il est nécessaire de renforcer les moyens matériels et juridiques du contrôle fiscal.

En effet, les instruments des services en charge du contrôle fiscal doivent être continument renforcés afin de s'adapter aux nouvelles pratiques des entreprises et, surtout, à la numérisation des données.

L'article L. 16 B du livre des procédures fiscales (LPF) prévoit un droit de visite et de saisie « en tous lieux, même privés » ; il s'agit de la procédure de visite domiciliaire. Celle-ci doit être autorisée par le juge judiciaire. Ce dispositif, qui a été complété ces dernières années par plusieurs lois de finances, présente en particulier l'intérêt de permettre la saisie de données informatiques.

L'administration fiscale a admis que, par le passé, elle s'était trouvée démunie face à des fraudeurs refusant de communiquer les codes d'accès à leurs données informatiques. C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de la dernière loi de finances rectificative pour 2012, a été créée une sanction en cas d'obstacle à la saisie de pièces ou documents sur support informatique.

A titre d'exemple, la presse a révélé, à la fin de l'année dernière, que les agents de l'administration fiscale avaient procédé à une visite domiciliaire dans les locaux de Microsoft France. Lors de cette opération, des données informatiques avaient ainsi été saisies. De fait, l'examen des dossiers sur pièces et sur place donné une relation concrète du déroulement de la procédure.

L'administration s'organise aussi pour améliorer sa connaissance des enjeux, avec notamment la création d'un comité de politique fiscale internationale, associant aussi la direction générale du Trésor, et un comité stratégique de lutte contre la fraude fiscale, auquel participe la DGFiP mais aussi d'autres acteurs tels que les Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf).

Néanmoins, le renforcement des moyens et des outils juridiques à la disposition des services du contrôle fiscal n'est pas suffisant et doit être complété par une modification des règles permettant de réprimer les pratiques abusives.

J'en arrive aux conclusions de mes contrôles, qui peuvent se résumer à la nécessité de faire évoluer les règles permettant de réprimer les pratiques abusives.

Les règles relatives aux prix de transfert, tout d'abord.

Il ressort des investigations conduites au cours des derniers mois que le premier levier d'optimisation des entreprises multinationales relève des prix de transfert et de la restructuration d'entreprises. À cet égard, certains groupes transfèrent des fonctions, des risques ou des actifs stratégiques dans des États à faible taux d'imposition, laissant en France des sociétés aux fonctions moins rémunératrices. Pourtant, la réalité économique de ces entreprises demeure généralement inchangée, la rémunération allouée à la France ne correspondant dès lors plus à la richesse qui y est produite.

Face à ces procédés abusifs, l'administration fiscale dispose de l'article 57 du code général des impôts (CGI). Celui-ci prévoit que les prix pratiqués entre entreprises d'un même groupe doivent être identiques à ceux opérés avec une entreprise indépendante. Ce dispositif fonde l'essentiel des redressements effectués s'agissant des grandes entreprises - les montants rappelés étaient de 2 milliards d'euros en 2009 et de 1,4 milliard d'euros en 2010.

Toutefois, il semble que le dispositif prévu par l'article 57 précité ait perdu en efficacité du fait des évolutions de la réalité économique. Tout d'abord, la concentration accrue des entreprises rend plus difficile la comparaison des prix exercés au sein d'un même groupe avec ceux pratiqués entre des entreprises indépendantes. Ensuite, les flux commerciaux portent de moins en moins sur des marchandises, mais concernent principalement des actifs incorporels qui sont facilement délocalisables tout en étant difficiles à évaluer par l'administration fiscale.

Le régime de l'abus de droit, ensuite.

Les pratiques d'optimisation abusives des grandes entreprises peuvent être appréhendées au titre du dispositif de l'abus de droit, précisé à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF). Si celui-ci n'est pas spécifique aux groupes multinationaux, il présente une grande utilité pour l'administration fiscale en la matière. En effet, depuis sa modification en 2008, la procédure de l'abus de droit permet de sanctionner les montages ayant pour but exclusif d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales en s'appuyant sur une application littérale des textes, mais contraire à l'intention de leurs auteurs. L'adaptabilité de cet instrument a été démontrée lorsque l'abus de droit a permis de réprimer les formes les plus sophistiquées de l'évasion fiscale des grandes entreprises, et notamment l'utilisation de dispositifs hybrides.

Cependant, celui-ci souffre d'une faiblesse majeure : l'administration doit démontrer le but exclusivement fiscal du schéma d'optimisation. Or, dans le cadre d'un montage international, il est rare qu'un groupe ne puisse démontrer l'existence d'un élément économique, aussi secondaire soit-il, faisant ainsi obstacle à l'application de l'abus de droit.

Par conséquent, alors qu'elles constituent des rouages essentiels de la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales des entreprises multinationales, les procédures applicables aux prix de transfert et à l'abus de droit présentent d'importantes lacunes.

C'est pourquoi j'envisage de déposer une proposition de loi faisant évoluer ces deux aspects notre législation :

- concernant les prix de transfert, je proposerai de modifier l'article 57 du CGI, qui a pour objet de lutter contre les transferts anormaux de bénéfices, afin d'introduire une présomption simple de transfert anormal de bénéfices en cas de transferts de fonctions et de risques hors de France. L'entité française conserverait, néanmoins, la possibilité de démontrer que cette renonciation à certaines fonctions est normale, dans la mesure où ce transfert aurait donné lieu à une contrepartie financière équivalente à celle qu'exigerait une entreprise indépendante pour accepter de perdre, de manière définitive, une source potentielle de bénéfices. Elle devrait également justifier, en fournissant les informations relatives à toutes les entités prenant part à ces transactions, y compris celles établies hors de France, le juste niveau de rémunération alloué à chacune d'elles ;

- concernant l'abus de droit, je proposerai de modifier l'article L. 64 du LPF de manière à renforcer la procédure en élargissant son champ d'application aux cas où les actes mis en cause répondraient à un motif essentiellement fiscal - et non plus exclusivement fiscal.

Ainsi, l'abus de droit permettrait de sanctionner les montages ayant pour but essentiel, et non plus exclusif, d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales en s'appuyant sur une application littérale des textes contraire à l'intention de leurs auteurs. La modification proposée reprend les principes posés par l'arrêt « Halifax » (affaire C-255/02) rendu le 21 février 2006 par la Cour de Luxembourg, qui s'appelait alors Cour de justice des Communautés européennes (CJCE).

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