Intervention de Laurent Bénézech

Commission d'enquête sur la lutte contre le dopage — Réunion du 30 mai 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Laurent Bénézech ancien joueur de rugby professionnel

Laurent Bénézech, ancien joueur de rugby professionnel :

Monsieur le Président, Mesdames et messieurs les sénateurs, mon propos sera dense puisque j'évoquerai lors de mon propos introductif trois époques distinctes : le passé, le présent et l'avenir. Je tiens à préciser que je ne suis pas ici pour vous parler de dopage mais d'accompagnement médicalisé de la performance. Je m'expliquerai sur cette distinction de langage plus loin.

S'agissant de mon expérience passée, j'indique que j'ai mis fin à ma carrière professionnelle de joueur de rugby en 2000. L'année précédente, en 1999, j'ai été opéré d'un décollement de la rétine dont les effets ont nécessité un traitement à la cortisone. Ce traitement était administré pour des raisons médicales, j'ai donc pu reprendre normalement l'entraînement dans mon club. C'est à cette occasion que j'ai mesuré les effets bénéfiques de la prise de ce produit, son effet euphorisant. Vous éprouvez en effet nettement moins la fatigue et la douleur, ce qui permet de vous entraîner beaucoup plus et d'aller vers la performance. À cette époque, j'ai découvert que j'avais déjà connu par le passé un ressenti physique similaire à celui causé par la prise de cortisone alors même qu'à ma connaissance je n'avais jamais pris un tel produit. Je me suis alors souvenu du mode de fonctionnement de l'équipe dans laquelle j'évoluais à l'époque : chacun était responsable de sa propre boisson, aucun joueur ne devait boire dans le bidon d'un autre officiellement pour éviter la transmission des maladies. Lors des prises alimentaires, on nous administrait ce qui me semblait être des fortifiants naturels, semblables à ce que je prenais lorsque je passais le baccalauréat.

En jetant un regard rétrospectif sur cette partie de ma carrière, je me suis progressivement forgé la conviction que j'avais été traité à la cortisone sans en avoir été informé et sans mon accord. La période que j'évoque, c'est la période de la Coupe du Monde de Rugby 1995 avec l'équipe de France de rugby.

On m'a reproché de ne pas avancer de faits précis lorsque je m'exprime sur le dopage dans le rugby. Je souhaite porter à votre attention quelques expériences qui m'ont concerné directement ou indirectement. La première d'entre elles concerne le club de Brive entre 1997 et 2000 et plus particulièrement le médecin de l'équipe qui était le Dr Hervé Stoïcheff. Ce dernier a été condamné par le Conseil de l'Ordre des Médecins régional à un an d'interdiction d'exercer suite aux prescriptions médicales administrées aux joueurs. Ce fait établi est relaté dans des articles de journaux que je transmettrai à votre commission d'enquête.

J'ai par ailleurs deux témoignages à l'appui de mes propos. Laurent Seigne, manager de l'équipe de Brive, m'a confié en 1994 alors que nous évoluions tous deux en équipe de France qu'il était suivi pour du « rééquilibrage hormonal » par le Dr François Bellocq, un médecin de la région de Bordeaux, bien connu pour avoir oeuvré précédemment dans le milieu du cyclisme. Ce traitement de « rééquilibrage hormonal » a d'ailleurs par la suite été repris par le Dr Stoïcheff.

J'ai un témoignage plus récent d'un joueur briviste de cette époque qui m'a également expliqué que lorsque le Dr Stoïcheff lui faisait une injection et qu'il lui demandait s'il s'agissait de produits dopants, celui-ci répondait systématiquement qu'il n'y aurait pas de problème et que le contrôle antidopage serait négatif. Ce verbatim est intéressant car il révèle les problématiques liées à la définition de ce qu'est le dopage.

Autre cas précis entre 1997 et 2000 : je jouais à cette époque dans le club de Narbonne mais habitais à Toulouse. En raison de la distance qui séparait mon club de mon domicile, je m'entraînais de manière individuelle. Je me rendais notamment dans un club de musculation toulousain fréquenté par des culturistes. À cette époque, le monde du culturisme, à l'image du monde du cyclisme où la parole se libérait - c'est à ce moment qu'éclate l'affaire Festina - souhaitait extérioriser les pratiques dopantes dont il faisait l'objet. J'ai découvert en parlant avec certaines de ces personnes l'importance des pratiques dopantes dans ce sport ainsi que l'importance de vivre à proximité d'un pays comme l'Espagne où il était facile de se procurer les produits désirés. Les culturistes avec qui j'ai parlé m'ont expliqué qu'ils se rendaient en Espagne pour leur consommation personnelle qui était importante. Mais pour des raisons économiques, les salles de musculation étaient également devenues des lieux de revente des produits illicites achetés en Espagne, sous la forme officielle de plans d'entraînement. C'est ainsi que j'ai vu à cette époque un joueur du club de Toulouse venir prendre un plan d'entraînement dans la salle où je m'entraînais. Voici un panorama des pratiques existant dans le monde du rugby dans la décennie 1990.

Pour faire la transition avec le présent, je m'arrêterai sur l'année 2006 lors de laquelle j'étais consultant « rugby » pour le groupe L'Équipe. Dans le cadre de mes fonctions, j'ai été confronté à la difficulté d'expliquer le déroulement de la finale du Top 14 de rugby entre les clubs de Biarritz et de Toulouse. Les joueurs de rugby français sont ceux qui jouent le plus au monde puisqu'une saison s'étend sur plus de dix mois. C'est la raison pour laquelle, à l'issue d'une saison, ces joueurs sont en théorie dans un état de fatigue relativement avancé. Malgré cela, le club de Biarritz qui avait pourtant joué beaucoup plus de matchs dans la saison que le Munster, province irlandaise, auquel il était confronté lors de la demi-finale de H-Cup a dominé physiquement lors des dix dernières minutes du match. Puis ce même club a remporté la demi-finale du championnat de France face à Clermont et a gagné le championnat de France contre Toulouse - pourtant éliminé en Coupe d'Europe depuis les quarts de-finale - en montrant une nette domination physique. En tant que consultant sportif, il m'était à l'époque impossible d'expliquer cette supériorité physique.

Certes, le sport garde sa part de mystère. Néanmoins, lorsque je découvre l'intervention de M. Alain Camborde, préparateur physique installé à Pau, cela ouvre mon spectre d'analyse...

L'analyse des performances de Biarritz ou des faits qui entourent Alain Camborde est intéressante car elle permet une approche psychologique du dopage dans les sports collectifs. En effet, lorsqu'un joueur qui cherche à améliorer ses performances individuelles se tourne vers le dopage, ses partenaires s'en aperçoivent, ce qui engendre naturellement un effet d'entraînement. Par ailleurs, un joueur qui se dope dans un sport collectif a tout intérêt à essaimer sa pratique du moment parmi ses coéquipiers car sa performance individuelle s'inscrit dans une performance collective... Il est aujourd'hui établi que M. Camborde a traité quelques joueurs de Biarritz, dont notamment les anciens Palois. Cela apporte nécessairement un éclairage sur les performances que j'ai pu observer en 2006.

J'en viens à la période présente, que j'ai évoquée dans une récente interview au journal Le Monde. J'ai le sentiment d'avoir été jusqu'à aujourd'hui le témoin de pratiques relativement localisées. Mais nous assistons depuis quelque temps à un développement épidémiologique de ces pratiques. Dans Le Monde, j'ai fait référence à une approche de la performance qui se situe dans la même logique que celle du cyclisme dans les années 1990. Dans le rugby, le temps de jeu effectif a beaucoup augmenté. De mon temps, il s'élevait à vingt minutes. Il est ensuite monté à trente minutes dans un contexte de professionnalisme et surtout de changement des règles, ce qui apparaît normal. Mais je doutais qu'il y ait encore une marge de progression possible. Or, nous nous situons déjà à plus de quarante minutes aujourd'hui et on nous annonce cinquante minutes de temps de jeu effectif à la Coupe du Monde en 2015.

Lorsque j'ai lancé mon cri d'alarme, je me suis concentré sur un produit en particulier, à savoir l'hormone de croissance. Cette dernière agit indifféremment sur la partie musculaire et sur la partie osseuse du corps humain. L'un de ses effets secondaires de long terme est la modification des extrémités osseuses, notamment la mâchoire qui semble perdre en souplesse. On m'a rétorqué que je n'avais aucune preuve scientifique à avancer sur ce point. Mais je n'ai trouvé aucune explication scientifique endogène à ces modifications morphologiques hors périodes de croissance. Je ne me les explique que par un apport exogène d'hormone de croissance.

Le problème est que la période de détection de l'hormone de croissance est de deux à trois jours après la prise, si bien que les sportifs qui ont recours à cette substance ne peuvent véritablement être attrapés qu'à la suite d'une dénonciation. De plus, le test de détection de l'hormone de croissance coûte cher.

J'ai pris la parole pour dénoncer une escalade dans le rugby qui me paraît dangereuse, ce qui m'a valu d'être convoqué par le syndicat des joueurs dans le cadre d'une audition devant environ quatre-vingt joueurs professionnels et plusieurs anciens joueurs aux ordres de Serge Simon. Cette assemblée m'a envoyé un message clair : elle ne souhaitait aucun changement dans le mode de fonctionnement actuel.

Concentrons-nous à présent sur le futur. Il faut saisir la période récente, marquée par l'affaire Armstrong, pour essayer de développer un regard nouveau sur l'approche de l'accompagnement médicalisé de la performance. Le dopage ne m'intéresse pas car la lutte contre le dopage constitue un échec. L'affaire Armstrong l'a prouvé.

Dans un système qui fait la part belle au sport-spectacle, qui serait intéressé par un retour de cinquante ans en arrière ? Il faut aujourd'hui anticiper les situations et faire des propositions. Le pragmatisme apparaît nécessaire car le tout-contrôle coûte cher et les résultats sont trop peu souvent au rendez-vous.

Le changement doit privilégier trois axes. Premièrement, la répression : l'agence américaine antidopage (USADA) a montré que son action n'avait pu être efficace que parce que le volet répressif était important. En France, les autorités de police chargées de lutter contre le dopage devraient avoir accès aux résultats des contrôles antidopage. Le cyclisme a changé de philosophie à partir du moment où les douanes ont arrêté Willi Voet.

Deuxièmement, il faut faire appel à un comité scientifique indépendant. La mise en place de l'agence mondiale antidopage (AMA) va plutôt dans le bon sens. Cependant, cette agence n'est pas en mesure d'élaborer des études épidémiologiques qui permettent de définir ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas en termes d'accompagnement médicalisé de la performance. Aucune publication de ce type n'existe à l'heure actuelle.

Or, il faut pouvoir se fonder sur des certitudes scientifiques. Le problème du dopage est un problème à la fois de dosage et de posologie par produit et par mélange de produits.

Un biologiste venu témoigner au procès Festina a indiqué qu'en l'état actuel des connaissances scientifiques, personne n'était capable d'expliquer ce que pouvaient être les conséquences pour le corps humain du mélange de deux médicaments. Je rappelle que Richard Virenque était à dix prises médicamenteuses par jour. L'obscurantisme volontairement recherché aujourd'hui doit être combattu. Lorsque je parle d'accompagnement personnalisé de la performance, j'ouvre un spectre très large qui part des compléments alimentaires, protéines et autres substances connues, pour aller jusqu'à l'armement lourd, tel l'EPO.

Le troisième axe qu'il convient de mettre en avant, qui est sans doute le plus important pour moi en tant que père de famille et parce qu'il est peut être mis en oeuvre immédiatement, c'est la prévention. Aujourd'hui l'AFLD ne remplit plus ce rôle. La prévention est importante auprès des jeunes, en particulier de la tranche des 12-16 ans. Après 16 ans, il commence à être difficile à convaincre les adolescents contre le dopage, alors qu'ils refusent déjà le système, qu'ils rêvent déjà d'une pratique sportive de haut niveau. Mais auprès des plus jeunes, il est encore possible et nécessaire d'inculquer un regard qui soit différent de celui des rugbymen que j'ai récemment rencontrés.

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