J'en viens à la deuxième partie de notre rapport, qui explique les raisons pour lesquelles il nous faut aujourd'hui changer de paradigme et passer de l'Europe de la défense à une authentique défense européenne.
En effet, la donne stratégique a changé, avec trois principales évolutions que nous mettons en évidence dans notre rapport :
Premièrement, la crise économique et budgétaire a conduit toutes les nations européennes, y compris la France et le Royaume-Uni, à effectuer des coupes importantes dans leurs budgets de défense, et donc à réduire les capacités militaires ou le format de leurs armées ; or, dans le même temps, la Chine la Russie et les puissances émergentes comme l'Inde, le Brésil ou la Corée du sud augmentent considérablement leur effort de défense ; l'Europe est donc menacée d'un véritable « déclassement stratégique », d'une « sortie de l'histoire » pour reprendre les mots d'Hubert Védrine ;
Deuxièmement, la nouvelle stratégie de « pivot » vers la zone Asie Pacifique, conjuguée à la fatigue expéditionnaire après l'Irak et l'Afghanistan et aux contraintes budgétaires ont conduit les Etats-Unis à modifier leur attitude. Non seulement, les Américains semblent plus ouverts à l'idée que l'Europe s'affirme comme un partenaire au sein de l'Alliance atlantique mais ils l'appellent de leurs voeux !
Enfin, l'augmentation tendancielle du coût des équipements militaires, en raison des progrès technologiques, tant en matière de développement et d'acquisition que d'entretien, rend indispensable, dans un contexte budgétaire contraint, un partage, sinon une mutualisation, à l'échelle européenne. C'est notamment le cas en ce qui concerne les capacités d'avenir, comme le spatial militaire, les drones ou l'aviation de combat future pour lesquelles plus aucun pays européen ne peut à lui seul mettre autant d'argent que les Etats-Unis.
Dans ce contexte, le renforcement de la coopération européenne s'impose avec la force de l'évidence, non seulement pour pouvoir continuer à faire à plusieurs ce que les pays européens n'arrivent plus à faire seuls mais aussi pour les raisons suivantes :
Tout d'abord, parce que l'Europe a des intérêts propres et des valeurs spécifiques et qu'elle doit être en mesure d'intervenir de manière autonome, même lorsque les Etats-Unis ne souhaitent pas s'engager.
C'est particulièrement le cas dans son voisinage immédiat, comme on l'a vu en Bosnie ou au Kosovo dans les années 1990, et plus récemment en Libye ou au Mali, mais aussi en Afrique et ailleurs.
Ensuite, parce qu'il ne peut y avoir de véritable politique étrangère européenne sans défense européenne. Sinon, l'Union européenne est condamnée à demeurer une sorte de « grande Suisse », une « super ONG », qui paye mais qui ne décide de rien, à l'image de son rôle au Proche-Orient.
Enfin, aux menaces traditionnelles, qui nécessitent de maintenir des capacités militaires « robustes », se sont ajoutées de nouvelles menaces, comme par exemple les cyberattaques ou la prolifération des missiles balistiques, qui nécessitent des réponses plus globales et collectives que seule l'Union européenne est en mesure d'offrir.
Face à ces défis, l'Europe dispose encore d'un certain nombre d'atouts.
L'Union européenne est la première puissance économique mondiale et compte 500 millions d'habitants.
En dépit des coupes budgétaires, les pays européens consacrent encore collectivement 175 milliards d'euros par an pour la défense et ont 1,5 million d'hommes sous les drapeaux.
Malheureusement, l'efficacité de ces dépenses est fortement amoindrie par les duplications et la dispersion des forces et des équipements entre les vingt-huit pays membres.
Alors qu'ils dépensent encore beaucoup pour leur défense, les pays européens dépensent mal. Les redondances sont légion. Ainsi, on dénombre dix-sept programmes de véhicules blindés en Europe, sept programmes de frégates, ...
Selon l'Agence européenne de la défense, en mutualisant leurs efforts, les pays européens pourraient faire 1,8 milliard d'euros d'économies dans le domaine du spatial militaire, 2,3 milliards sur les navires de surfaces et 5,5 milliards d'euros d'économie sur les véhicules blindés sur les dix prochaines années. Encore faudrait-il que les pays européens en aient la volonté !
Notre sentiment est que la méthode des « petits pas » employée jusqu'à présent s'avère insuffisante et qu'il nous faut aujourd'hui faire le « saut » vers une défense commune.
C'est en mettant en commun nos budgets de défense, nos capacités militaires, notre effort de recherche, nos industries de défense, que nous parviendrons réellement à nous doter d'une capacité militaire autonome, afin d'être en mesure d'intervenir militairement hors de notre territoire pour défendre nos intérêts et protéger notre territoire et nos populations, nos espaces maritimes, aériens ou numériques.
Notre conviction profonde est qu'il faut arrêter aujourd'hui de parler d'« Europe de la défense » et aller vers une « défense européenne », comme nous y invite d'ailleurs le traité de Lisbonne ou les déclarations du Président de la République François Hollande qui a toujours préféré parler de « défense européenne » plutôt que d'« Europe de la défense ».
Mais, cela suppose des transferts de souveraineté. A cet égard, les responsables politiques européens s'abritent souvent derrière l'argument selon lequel les opinions publiques, et notamment l'opinion française, ne seraient pas prêtes à consentir à de tels transferts de souveraineté. Pour ma part, je n'en suis pas certain. Je pense au contraire que les citoyens attendent que l'Europe en fasse plus en matière de politique étrangère et de défense. De plus, il est évident que c'est en mutualisant nos moyens au niveau européen que l'on pourra dépenser mieux en matière de défense. Alors, que faire entre un impossible retour en arrière et un improbable saut fédéral ?