Cinq ans après cette dernière réforme, le Gouvernement nous saisit d’un projet de loi constitutionnelle destiné à rattraper ces occasions manquées et à assurer enfin définitivement l’indépendance statutaire du ministère public. L’Assemblée nationale y a apporté d’importantes modifications, et je salue ici le travail remarquable du rapporteur du texte, notre collègue député Dominique Raimbourg.
Madame la garde des sceaux vous ayant présenté de manière tout à fait exhaustive les principales lignes de ce projet, je n’y reviens pas. Ce texte soumet les nominations des parquetiers à l’avis conforme du CSM et érige celui-ci en conseil de discipline du parquet. Il prévoit qu’un collège de personnalités désigne les membres extérieurs du CSM.
Les députés ont apporté deux modifications majeures à ce texte : d’une part, ils ont rétabli l’équilibre rompu en 2008, en assurant une stricte parité entre magistrats et non-magistrats ; d’autre part, ils ont soumis la désignation des membres extérieurs du CSM à l’approbation des commissions compétentes des deux assemblées, à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés, inversant de ce fait la règle applicable aujourd’hui. Ces deux modifications ont été conservées par la commission des lois du Sénat.
Avant de présenter la position de votre commission, je souhaiterais examiner la principale question que pose ce texte : cette réforme est-elle nécessaire et utile ? Je réponds par l’affirmative.
Revenir à la parité entre magistrats et non-magistrats est sage. Je le rappelle, la réforme de 2008 a rompu sur ce point avec la tradition suivie jusqu’alors. Nulle part en Europe les juges ne sont minoritaires au sein des conseils supérieurs de la justice. Lorsqu’ils le sont, comme au Portugal, le Président de la République nomme toujours d’anciens magistrats, afin de maintenir une stricte parité.
Lors de cette révision, notre assemblée s’était honorée en assurant au moins cette parité pour les instances disciplinaires, sur l’initiative de notre collègue Jean-Jacques Hyest. La majorité actuelle et le groupe centriste avaient défendu une position plus exigeante encore, puisqu’ils s’étaient prononcés en faveur de la parité dans toutes les formations du CSM.
Je n’ai pour ma part pas changé d’avis sur ce point et je fais miens les propos prononcés par notre collègue Yves Détraigne en 2008 : « Mettre les magistrats en minorité dans les instances qui régulent leur corps constituerait, vis-à-vis d’eux, un signal de méfiance, de suspicion que leur enverrait la représentation parlementaire, ce qui, à mon avis, n’est pas du tout souhaitable dans le contexte actuel ».
Surtout, mes chers collègues, nous ne pouvons plus aujourd’hui, sans nous dédire, différer encore la réforme du statut du parquet.
La France a fait le choix de l’unité de la magistrature, il faut le rappeler ici brièvement. Les magistrats, ce sont les juges et les membres du parquet. Ils ont la même formation et le même déroulement de carrière, au cours de laquelle ils peuvent échanger les uns avec les autres. La Constitution a confié la garde de la liberté individuelle aux magistrats du siège comme à ceux du parquet. Ces choix nous obligent, et nous devons veiller à garantir l’indépendance des juges comme celle des parquetiers.
Le Conseil constitutionnel nous y engage, lorsqu’il fixe un seuil au-delà duquel le ministère public doit céder aux magistrats du siège, dont l’indépendance et l’impartialité sont mieux assurées, la charge de contrôler les mesures privatives de liberté. Surtout, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme nous y contraint, quoi que nous en pensions.
Ce que certains pouvaient encore feindre d’ignorer, au moment où se discutait la révision constitutionnelle de 2008 et où tombait le premier arrêt Medvedyev, ne peut plus, aujourd’hui, être nié, alors que la CEDH s’est faite explicite dans l’arrêt Moulin contre France du 23 novembre 2010. Aux yeux de la Cour, les membres du parquet « ne remplissent pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif », qui compte, au même titre que l’impartialité, parmi les garanties requises pour être qualifié au sens de l’article 5, paragraphe 3, de la Convention européenne des droits de l’homme de « juge » ou de « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ». La Cour vient de réaffirmer à l’unanimité cette jurisprudence, dans l’arrêt Vassis et autres contre France du 27 juin 2013.
Ces arrêts signent la contrariété entre la conception française du rôle du ministère public et les exigences européennes. Il impose, si la France souhaite conserver aux parquetiers des missions qui sont celles de magistrats au sens de la Convention, que leurs garanties statutaires soient renforcées, pour affermir leur indépendance. Certaines relèvent de la loi organique ou de la loi ordinaire, comme celles qui sont relatives aux instructions individuelles, auxquelles le Gouvernement a consacré le second texte qui vous est soumis. D’autres garanties sont constitutionnelles : il s’agit de celles qui sont relatives aux nominations et à la discipline des parquetiers.
La réforme du statut du parquet apparaît d’autant plus nécessaire que, depuis vingt ans, les majorités qui se sont succédé n’ont cessé d’étendre les missions et les pouvoirs du procureur de la République, comme votre commission des lois en a dressé à maintes reprises le constat.
Ainsi, François Zocchetto relevait en 2005, dans son rapport sur les procédures rapides de traitement des affaires pénales, que, avec le développement de la CRPC, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, de l’ordonnance pénale, de la comparution immédiate ou de la composition pénale, « à la différence des magistrats du siège pour lesquels une mission nouvelle (contrôler) ne fait que s’ajouter à celle qui demeure le cœur de leur fonction (juger), les magistrats du parquet sont confrontés à un changement profond de leur métier. Ceux-ci prennent en effet une part de plus en plus importante dans la prise de décision », ne serait-ce que dans l’orientation des procédures, lorsque, tous les matins, ils reçoivent les dossiers en provenance des forces de police et de gendarmerie.
D’ailleurs, M. Jean-Louis Nadal, alors procureur général près la Cour de cassation, notait que « la fonction de juger s’est partiellement déplacée, le magistrat du parquet devenant une partie intégrante du jugement. »
Or on ne peut que souligner, pour le regretter, que cette mutation du rôle du parquet n’ait été accompagnée d’aucune évolution de son statut, alors même que cette dernière est la clef de toute extension des prérogatives du ministère public.
Tel était d’ailleurs le sens des conclusions du groupe de travail de votre commission des lois sur la réforme de la procédure pénale, confié à Jean-René Lecerf et à moi-même. Nous appelions à revenir aux « principes de la réforme inaboutie de 1999, soit, d’une part, l’avis conforme du CSM sur les nominations des magistrats du parquet, et, d’autre part, la compétence du CSM pour statuer en tant que conseil de discipline. » Ensuite, nous aurions pu discuter de la réforme de la procédure pénale envisagée à ce moment et abandonnée depuis lors, à savoir la suppression du juge d’instruction.
Voilà plus de dix ans que, toutes tendances politiques confondues, le Sénat constate la nécessité de revoir le statut du parquet. Ce constat est partagé par toutes les personnes que j’ai entendues au cours des auditions que nous avons menées. La Cour européenne des droits de l’homme nous y engage. Peut-on raisonnablement prétendre que ce dont nous convenons tous depuis dix ans ne serait plus valable aujourd’hui ? Mes chers collègues, je vous appelle à ne pas vous dédire !
Voulons-nous que l’histoire se répète ? La première réforme du CSM est intervenue en 1993, l’année où le Conseil constitutionnel, saisi de la réforme de la garde à vue, consacra le rôle du parquet comme gardien de la liberté individuelle. À partir de cette date, ses pouvoirs n’ont cessé d’augmenter, au point que, cinq ans plus tard, majorité et opposition se sont retrouvées pour voter un projet de loi constitutionnelle réformant le statut du parquet. Malheureusement, des considérations obscures ont fait échouer le projet.
Dix ans plus tard, en 2008, alors que le parquet est doté de prérogatives proches de celles du juge et qu’il est menacé par la jurisprudence européenne de ne plus pouvoir faire autre chose que requérir à l’audience – c’est ce qui arrivera, n’en doutons pas ! –, la réforme constitutionnelle a manqué l’occasion de renforcer l’indépendance du ministère public et d’asseoir ainsi sa légitimité : cette occasion manquée a fragilisé l’édifice juridique français, puisqu’elle a aggravé le décalage entre la mission confiée aux magistrats du parquet et les garanties dont ils bénéficient.
Cinq ans après cette réforme, manquerons-nous une nouvelle fois, par déni ou pour de confuses raisons, l’occasion d’assurer la pérennité de notre modèle de ministère public, auquel nous sommes tous, ici, attachés, si je me réfère aux propos tenus en commission des lois, en achevant ce mouvement d’indépendance de la justice engagé en 1993 ?
Ceux qui s’opposent par principe à la réforme proposée font valoir deux arguments.
Premièrement, il faudrait assurer une plus grande stabilité au texte constitutionnel et s’abstenir de le modifier trop souvent. Certes, mais ce n’est pas parce qu’une disposition inefficiente est récente qu’elle cesse pour autant d’être inefficiente : le statut du parquet est déficient et expose la France à des difficultés prévisibles, que la révision proposée vise à résoudre.
Le deuxième argument tire prétexte du fait que, depuis 2008, les gardes des sceaux successifs se sont engagés à respecter les avis du CSM pour les magistrats du parquet. Selon les partisans de cette thèse, une consécration constitutionnelle de cette pratique ne changerait rien.
J’observe en premier lieu que le même argument n’avait pas prospéré en 1993 : jusqu’à cette date, les nominations des magistrats du siège n’étaient soumises qu’à l’avis simple du CSM, que le pouvoir exécutif suivait toujours. Pourtant, le constituant a décidé d’imposer un avis conforme. Qui soutiendrait, aujourd’hui, que cette constitutionnalisation de l’avis conforme n’était pas nécessaire ? Qui proposerait de faire machine arrière, en confiant plus sûrement à la parole des futurs gardes des sceaux le respect de cette règle ?
Ce n’est pas sérieux ! Des garanties objectives, inscrites dans notre texte fondamental, valent mieux que des garanties subjectives. Que des gardes des sceaux successifs se soient récemment engagés à garantir l’indépendance du parquet honore ceux qui se sont tenus à cette règle, et je salue ici l’engagement indéfectible de notre collègue Michel Mercier et de Mme la ministre Christiane Taubira. Néanmoins, on reprocherait à raison au constituant de n’avoir pas veillé à inscrire un tel principe dans notre texte fondamental, le jour où cet engagement ne serait pas tenu.
La troisième objection consiste à dire que, dans ces conditions, il ne faut pas modifier la composition du CSM. Au contraire, mes chers collègues, il faut la modifier, pour faire en sorte que les membres du CSM soient placés à une plus grande distance encore du pouvoir politique !