Intervention de Anne Lauvergeon

Commission des affaires économiques — Réunion du 10 juillet 2013 : 1ère réunion
Audition de Mme Anne Lauvergeon présidente de la commission « innovation 2030 »

Anne Lauvergeon :

Merci à toutes et tous pour cette formidable contribution. Vos remarques vont alimenter nos travaux.

Je souhaiterais d'abord répondre à l'une de vos préoccupations communes. Effectivement, notre mission va s'adresser à l'écosystème en général. De façon imagée, on nous demande quel type de vitamine et d'alimentation il faut donner à des poissons pour qu'ils puissent se développer dans un aquarium. La première réponse est que l'aquarium doit avoir la bonne luminosité, la bonne salinité, le bon pH. L'écosystème est la clé. À partir de là, et dans un second temps seulement, il y a effectivement des recettes spécifiques pour développer tel ou tel type de poisson.

L'écosystème français a des points forts évidents, notamment d'excellents chercheurs et d'excellents ingénieurs. Un ingénieur français est infiniment plus créatif face à une situation inattendue. Ces caractéristiques nous poussent vers l'innovation.

Mais en même temps, nous avons une fiscalité et des contraintes réglementaires qui nous freinent. L'idée selon laquelle on a gardé le colbertisme sur le plan réglementaire tout en perdant la stratégie industrielle est très juste. Le poids du fiscal est considérable. Il y a aujourd'hui énormément de start-ups en France, les fonds d'amorçage et les premiers financements fonctionnent bien. Mais ensuite, au lieu de continuer à croître, elles sont vendues, en général à une société étrangère, et l'entrepreneur s'en va ailleurs, souvent pour des raisons fiscales.

L'écosystème doit donc être analysé dans son ensemble : complexité normative et administrative, difficultés de financement, poids de la fiscalité, profondeur et intégration des marchés.

Je souhaite ensuite répondre à une deuxième interrogation commune. On s'aperçoit de plus en plus que les nouveaux vecteurs d'innovation et de richesse sont à l'intersection de ce qui était séparé jusqu'à présent, comme la biologie et les nanotechnologies, ou le big data et la finance. Pour susciter l'innovation, il faut faire de l'hybridation. Cela suppose de mettre en relation des personnes qui n'ont pas eu l'habitude de communiquer entre elles. Les jeunes ont tous envie de faire des start-ups, mais ils ne connaissent généralement que des gens qui ont été dans les mêmes universités ou suivi les mêmes spécialités qu'eux. Quelqu'un qui vient du monde du design a une chance très faible de rencontrer un ingénieur ou un commercial.

En tant que présidente du conseil d'administration de l'École des mines de Nancy depuis neuf ans, je suis très impliquée personnellement sur ce sujet. Depuis l'année dernière, nous avons installé sur le même campus une école d'ingénieur, une école de commerce et une école de design. Il faut développer ces possibilités d'hybridation, dans les différents secteurs comme dans les formations, pour décloisonner, « désîloter » notre système.

Autre remarque commune dans vos interventions, à laquelle je souscris : nous avons effectivement besoin de retrouver un État stratège. Nous sommes en compétition avec des États stratèges, qu'il s'agisse de la Chine, de la Corée, du Japon, de la Russie, du Moyen-Orient via les fonds souverains, ou encore des États-Unis avec leurs dépenses militaires et civiles. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de normes et de contraintes réglementaires. Il faut retrouver le sens de la stratégie.

Notre grille d'analyse, c'est à la fois le commerce extérieur, l'emploi, la place de la France dans le monde et l'acceptation sociale. Il faut en effet que l'innovation soit acceptée. Je vous renvoie à la célèbre histoire de l'Anglais qui a inventé la machine à tisser vers la fin du XVIIIe siècle. En réalité, sept ou huit personnes avaient inventé la même technologie auparavant. Son succès est avant tout lié au contexte : en période de blocus, la Grande-Bretagne avait absolument besoin de retrouver des capacités de production. La mécanisation était devenue un impératif. L'innovation naît donc de la rencontre entre des porteurs d'idées et une société qui est prête à les accepter. L'acceptation sociale est un facteur clé. Que veulent vraiment les gens aujourd'hui ? Et en 2030 ? Consommer mieux ? Consommer différemment ? Les 30 glorieuses étaient centrées sur la propriété. Aujourd'hui, l'économie s'oriente davantage autour du partage des biens d'usage. Cette évolution influe sur les modes de production.

J'en profite pour réintroduire l'idée simple de l'innovation « Jugaad », qui consiste à innover en développant des solutions flexibles, frugales et économes. L'innovation occidentale a un degré élevé de sophistication, par exemple la mise en place d'un système pour que votre réfrigérateur communique avec votre téléphone portable et commande automatiquement les bouteilles de lait manquantes. En Inde, les besoins sont plus basiques. 700 millions de personnes n'ont pas accès à l'électricité. Dans beaucoup d'endroits, il n'est pas possible de faire fonctionner un réfrigérateur. Par conséquent, les Indiens ont réinventé un nouveau réfrigérateur qui coûte 40 dollars et qui utilise la chaleur pour créer du froid, à partir des mécanismes de condensation de l'eau. Autre exemple, une couveuse pour enfant prématuré coûte 200 000 dollars. Une jeune indienne a inventé à Stanford un modèle à eau bouillante qui permet de maintenir la température constante pendant sept heures, grâce à un jeu complexe de composants à transfert de phase, pour un coût total de 20 dollars.

L'innovation « Jugaad » a sa place dans les pays développés. Entre la télévision, le magnétoscope et le lecteur de DVD, il y a une multiplicité de télécommandes très complexes. Est-ce que l'on a besoin de tout ça ? L'innovation par la simplification a fait le succès de l'IPhone. La facilité d'usage va devenir un élément-clé. Nous ne sommes pas historiquement très forts en France sur ce point, nous avons plutôt tendance à privilégier la sophistication. Aujourd'hui, c'est un peu dépassé.

Quant à l'articulation de la commission « Innovation 2030 » avec le système existant, nous avons essayé d'inclure tous les acteurs potentiellement intéressés : le commissaire général à l'investissement, le directeur général de la Banque publique d'investissement, le commissaire général à la stratégie et à la prospective, le cabinet d'Arnaud Montebourg, le député Thierry Mandon qui s'occupe du budget R&D, et Alain Rousset qui représente les régions. Il nous manque un sénateur, ou une sénatrice, que je serais ravie d'accueillir.

Concernant les grands sujets, vous nous avez suggéré la mer, l'énergie, l'Afrique, les PME. De fait, nous sommes bien dans un retour sur un triangle de base des besoins de l'humanité : l'eau, la nourriture, l'énergie. Ce triangle est de plus en plus interconnecté. Pour faire de la nourriture, il faut de l'eau. Pour faire de l'eau potable à partir de l'eau de mer, il faut de l'énergie. Le triangle va se resserrer de plus en plus sous la contrainte. Notre pays a de vrais atouts dans ces trois domaines.

Quant au risque évoqué de conforter les secteurs existants, un travail sur les filières est actuellement effectué par le ministère du Redressement productif, en liaison avec Matignon. Nous n'avons pas toujours su reconnaître les projets d'avenir. On a souvent englouti de l'argent dans des secteurs non porteurs. Le discernement est indispensable.

Vous avez également dit à plusieurs reprises que 150 millions d'euros, ce n'est pas assez. Cette décision n'est pas la mienne, mais j'ai le sentiment que l'on doit pouvoir trouver d'autres sources de financement, en mobilisant des financements européens, privés ou régionaux.

Vous avez aussi beaucoup parlé de l'éducation et de la formation. La révolution des systèmes d'information transforme effectivement l'éducation. Mais il n'est pas sûr que nous ayons les moyens de l'impulser de l'extérieur.

Comment faire pour éviter que cela ne soit pas un rapport de plus ? Les dés ne sont pas pipés et on va tout faire pour éviter le « classement vertical ». Mais j'ai besoin de vous pour faire bouger les choses.

Sur la question de l'Afrique, je suis totalement d'accord avec Charles Revet. Le continent est en train de se réveiller, précisément au moment où la France s'en désintéresse. Il y a là un énorme paradoxe à résoudre.

Vous avez également beaucoup évoqué les obstacles juridiques et fiscaux. J'ai envie de vous interpeller notamment sur un sujet, celui du big data. Ne faisons pas de nouvelle législation avant d'en comprendre les tenants et les aboutissants. Il faut laisser le big data se développer avant de mettre en place une législation qui va le contraindre. La CNIL exerce déjà un contrôle très ferme.

Donner confiance aux jeunes ? C'est le sujet majeur aujourd'hui. Un jeune américain qui s'est lancé dans une création de start-up soldée par un échec, dans la mesure où il est capable de le comprendre et de l'analyser, en tirera un avantage sur son CV. En France, le rapport à l'échec est beaucoup plus négatif. On fait néanmoins quelques progrès : la Banque de France n'applique plus l'interdiction bancaire systématique pendant trois ans à toute personne ayant fait faillite. Mais il faut progresser davantage vers le droit à l'échec.

Quant aux inquiétudes sur l'ONERA ou le CORAC, je rappelle qu'en matière d'aviation civile, la France dispose de grands acteurs comme Airbus ou Safran qui font énormément de R&D intégrée, et l'intègrent de plus en plus. Au vu des gains de parts de marché mondiales d'Airbus par rapport à Boeing, on ne peut pas dire que la situation soit alarmante.

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