Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le présent texte revient au Sénat en deuxième lecture sans avoir rencontré de véritable succès, fût-il d’estime. Pourtant, son intitulé, d’une part, et l’étude d’impact, d’autre part, auraient pu laisser présager une paisible promenade législative.
Mais voilà, le diable se cache dans les détails ! Certains détails, d’ailleurs, n’en ont que l’apparence.
C’est bien le cas ici. Il s’agit, en effet, du principe de séparation des pouvoirs. Rien de moins ! On commence dans l’allégresse des principes, on poursuit dans la confusion, on termine dans le mélange des pouvoirs, quand ce n’est pas le pire qui survient.
Car on ne saurait aborder la question de l’indépendance de la justice sans évoquer celle de la séparation des pouvoirs. Les deux, en effet, sont intimement liées. Dans les faits, c’est la séparation des pouvoirs conçue par Platon et par Aristote qui fondera la spécialisation et l’indépendance des pouvoirs pensées par Sieyès.
Il n’y aurait aucun intérêt à retracer en ces lieux l’historique de cette théorie. Ses inconvénients, en effet, révélés par la pratique, ont entraîné l’apparition de souplesses constitutionnelles qui ont largement entamé l’interprétation stricte qui pouvait en être faite.
Néanmoins, peut-on nier que c’est en se référant à la première de ces notions, la séparation des pouvoirs, que l’on légitime la seconde, l’indépendance de la justice ? N’est-ce pas du pouvoir exécutif que l’on aimerait préserver l’institution judiciaire en empêchant, par exemple, que le garde des sceaux puisse transmettre au parquet des instructions individuelles ?
C’est très clairement ce que l’on comprend de l’exposé des motifs du présent projet de loi, selon lequel « l’indépendance de la justice constitue une condition essentielle du fonctionnement d’une démocratie respectueuse de la séparation des pouvoirs ».
Pourtant, il est bon de rappeler une chose : l’« autorité » judiciaire – et non le « pouvoir », ainsi le veut la Constitution – est consubstantielle au pouvoir exécutif. Les juges sont chargés d’appliquer la loi, fonction dont le pouvoir exécutif a la charge suprême.
Cette interprétation de l’esprit des lois est brillamment présentée par Stanislas Balestrier de Canilhac, quand il écrit : « Qui ne voit, messieurs, […] que Montesquieu n’a fait qu’une subdivision de la puissance exécutrice en puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens et puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit civil. C’est cette seconde qu’il appelle puissance de juger ou pouvoir judiciaire ; et certes ce n’est pas un troisième pouvoir primitif, indépendant et distinct du pouvoir exécutif ».
Que veut-on éviter, finalement, en limitant l’action des juges à l’application de la loi, si ce n’est le gouvernement des juges, des juges, je le rappelle s’il en était besoin, qui ne sont pas responsables devant les citoyens ?
Ainsi, vous l’aurez compris, mes chers collègues, supprimer les instructions individuelles, c’est purement et simplement empêcher le garde des sceaux d’exercer sa fonction exécutive et de rappeler à l’ordre le parquet lorsqu’il lui apparaît évident, dans une affaire particulière, que les poursuites qui ne sont pas engagées devraient l’être, en application de la loi.
Dois-je rappeler que ce droit d’instruction individuelle n’est ouvert que pour engager une action, et qu’il n’en est jamais fait usage pour que les poursuites ne soient pas engagées ? Il ne peut donc y avoir aucun malentendu à ce sujet. A-t-on déjà évoqué des exemples fâcheux de sollicitation des parquets ? Non, tout au contraire ! C’est bien la preuve que l’exécutif n’abuse pas de cette prérogative. L’utilisation qu’il en fait est même extrêmement rare. Selon l’étude d’impact jointe au projet de loi, longuement évoquée par les différents intervenants, entre 2003 et 2013 seules trente-sept instructions individuelles ont été données, soit moins de quatre par an !
Qu’en sera-t-il lorsque la sécurité ou les intérêts fondamentaux de l’État seront en jeu ? La réponse est simple : le Gouvernement ne pourra plus agir convenablement.
Au regard de ce qui est proposé par ce texte, on peut donc facilement imaginer les dérives qui résulteront.
Les instructions individuelles perdureront, mais elles seront orales et secrètes. Elles se feront discrètement, et sans que personne n’en soit informé. L’article 2 du présent projet de loi ne permet pas d’en douter, qui prévoit que le ministre puisse obtenir du procureur général des rapports particuliers. Des rapports, madame le garde des sceaux, mais pour quoi faire ?
Le présent texte tend donc à opérer un curieux retour en arrière. Il revient sur les dispositions qui consistaient à faire en sorte que les instructions particulières soient écrites, afin qu’elles soient connues de tous les acteurs du dossier, et en particulier de la défense.
Cette conception de la transparence est un peu étrange !
J’en conviens, ce qu’il faut prendre en compte – à mon sens, d’ailleurs, c’est ce à quoi fait référence l’article 64 de la Constitution quand il évoque la notion d’« indépendance » –, c’est l’autonomie dont doit pouvoir bénéficier l’ordre judiciaire dans l’application impartiale de la justice. J’ai bien dit « impartiale », et non politique. Les magistrats, en effet, ne doivent pas faire de politique, même sous la pression du Gouvernement. Pour cette raison, d’ailleurs, une précédente majorité avait adopté la loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale et l’autonomie du parquet. Reconnaissons que la lamentable affaire du « mur », dont le faîte était d’ailleurs bien bas, n’a pas conforté l’image de l’autorité judiciaire ; elle a même ravivé le doute pesant sur l’application impartiale de la justice.
Ainsi, l’autonomie de l’autorité judiciaire, qui transparaît à travers la procédure pénale actuellement applicable – liberté des réquisitions écrites ou des observations orales du procureur général, notamment – ne doit pas faire oublier l’essentiel : aux termes de l’article 20 de la Constitution, le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Cela justifie que le garde des sceaux soit placé au sommet de la hiérarchie du ministère public et qu’il assume, en tant que responsable politique, l’opportunité des poursuites.
C’est à ce titre que le garde des sceaux pourra « favoriser l’équité, la cohérence et l’efficacité de l’action du ministère public », conformément à la recommandation du Conseil de l’Europe du 6 octobre 2000, qui rappelait aux États membres que l’organisation hiérarchisée du parquet devait être privilégiée.
Nous sommes attachés aux droits des victimes, à la transparence de la procédure pénale et à l’action régalienne de l’État.
Ce que vous nous soumettez aujourd’hui traite d’une question isolée : les attributions du garde des sceaux. Demain, à une date encore inconnue, nous serons amenés à nous interroger sur le Conseil supérieur de la magistrature. Après-demain, il vous reviendra, étape après étape, j’allais dire glissade après glissade, de revoir le statut du parquet. À force, en effet, vous l’aurez remis en cause !
Pour toutes ces raisons, le groupe UMP votera contre ce texte.