Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous présente aujourd’hui le projet de loi ordinaire relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et le projet de loi organique contenant les dispositions d’adaptation rendues nécessaires par la création d’un parquet financier à compétence nationale, en ce qui concerne les conditions de nomination et de durée de mandat du procureur financier à compétence nationale.
Ces textes sont issus d’une volonté très forte, exprimée par le Président de la République au cours de sa campagne électorale et à nouveau dès le début de cette législature, de lutter avec détermination contre les corruptions et les fraudes.
Le 10 avril dernier, le Président de la République affirmait qu’il fallait mener une lutte implacable contre les dérives de l’argent, la cupidité et la finance occulte. Il a rappelé que, l’exemplarité de la République étant la condition de son autorité, il importait de faire en sorte que la lutte contre la fraude convainque nos concitoyens de la nécessité, d’une part, d’accepter l’impôt dans sa progressivité, conformément au principe d’égalité, et, d’autre part, d’éradiquer les paradis fiscaux, qui nuisent à l’emploi.
L’actualité de ces derniers mois a conduit le Gouvernement à accélérer un calendrier mis en œuvre depuis juin 2012, de façon à apporter une réponse forte et lisible à un acte de fraude fiscale et de corruption auquel il a été confronté.
Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement doit faire face à la corruption, à la fraude et à divers actes d’atteinte à la probité. Selon certains ouvrages de philosophie et de droit, la corruption et la fraude sont des maux inhérents à la démocratie ; il existe en tout cas un courant de pensée pour lequel la démocratie va de pair avec la corruption. Je vois là une idée assez désespérante, car je ne peux pas croire que le fait d’organiser le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple soit de nature à induire inévitablement des actes de corruption.
Michelet, quant à lui, qualifiait la corruption de « mal naturel ». Pour ma part, je dirai que ces maux remontent malheureusement en tout cas à l’Antiquité, ainsi que l’attestent, notamment, Platon et Cicéron.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans le droit romain, la corruption était, comme la concussion, punie d’une manière extrêmement sévère puisqu’elle entraînait la condamnation à mort.
Cependant, du droit romain nous tenons aussi un mot qui nous est cher, celui de candidat. Le terme candidatus signifiait que la personne se présentant aux suffrages des citoyens avait, en blanchissant sa toge, fait montre de son désintéressement et de son intention de se dévouer à l’intérêt général et aux affaires communes.
En tout état de cause, la corruption est un mal qui a traversé les siècles, mal auquel les gouvernements divers ont apporté des réponses également diverses.
Dès le code pénal de 1810, promulgué par Napoléon Bonaparte, la corruption est qualifiée de crime et punie de la peine du carcan ainsi que d’une amende. En 1832, la peine du carcan, considérée comme infamante, est remplacée par la dégradation civique, la peine d’amende étant maintenue.
Au fil du temps, des affaires retentissantes ont donné lieu à l’élaboration progressive d’un arsenal pénal, apportant des réponses au fur et à mesure que des formes de fraude et de corruption étaient révélées.
En 1887, l’affaire des décorations conduit à la démission de Jules Grévy, dont le gendre faisait attribuer des décorations, et donne lieu à la définition, par la loi d’août 1889, adoptée en pleine effervescence boulangiste, du délit de trafic d’influence.
Cela n’empêche pas, en 1892, le scandale de Panama, qui ruine plus de 85 000 souscripteurs, mais aussi et surtout la réputation des milieux politiques et médiatiques, se traduisant par des démissions de ministres, l’élimination d’un tiers des élus et une désaffection à l’égard du suffrage universel : le scrutin qui a suivi n’a mobilisé que 29 % des électeurs.
En 1934, c’est l’affaire Stavisky, qui se conclut par le vote, en août 1935, d’une loi créant le délit d’abus de biens sociaux.
La période plus récente n’a pas été épargnée.
Nous avons connu, à partir des années 1970 et 1980 un certain nombre de scandales immobiliers. En 1988, un trafic d’armes avec l’Iran est à l’origine d’une loi instaurant le principe du financement public des partis politiques. En 1990, le scandale lié aux conditions d’attribution des marchés publics donne lieu à la loi Rocard, qui limite les dépenses électorales. En 1993, la loi Sapin rend obligatoire la publicité et la mise en concurrence pour l’attribution des marchés publics et, en 1995, diverses affaires conduisent au vote de la loi Balladur, qui interdit le financement des partis politiques et des campagnes électorales par les personnes morales.
Ainsi, toute une série de textes sont venus répondre à des situations diverses de corruption et de fraude.
La réflexion n’a pas été en reste puisqu’un certain nombre de rapports ont été rendus sur ce sujet : le rapport Vedel de 1993, le rapport Rozès de 1994, le rapport Sauvé de 2010 et le rapport Jospin de 2012. Tous ont examiné ces actes de corruption et d’atteinte à la probité et ont proposé un certain nombre de solutions.
Tout cela signifie que nous ne sommes pas dans une situation de non-droit. Nous disposons d’un arsenal répressif pour faire face à un certain type de corruption. Néanmoins, nous sommes obligés de constater une sorte de fragilité intrinsèque de l’État, son incapacité à anticiper, prévenir et entraver la corruption et la fraude.
Cette situation est essentiellement liée aux types de réponses apportées à toutes ces situations. Chaque fois, elles ont été très ciblées : on a créé des incriminations nouvelles, on a renforcé les sanctions pénales, en essayant de courir après des astuces mutantes, dont la plasticité s’avérait absolument phénoménale.
Aujourd’hui, le choix du Gouvernement est d’une autre nature. Je vous l’ai dit, notre travail a été profondément mûri. Il s’agit non pas de réagir, en courant après la corruption et les atteintes à la probité, dont les métamorphoses sont multiples et permanentes, mais de concevoir une politique pénale globale, qui soit capable sinon d’éradiquer totalement les atteintes à la probité, les corruptions et les fraudes, au moins de les rendre plus difficiles, plus risquées, socialement stigmatisantes et, surtout, financièrement extrêmement coûteuses.
C’est la raison pour laquelle ce travail particulièrement novateur, issu d’une réflexion nourrie et de nombreuses consultations, menées pendant plusieurs mois, s’appuie sur des réformes structurelles.
Il faut répondre, d’abord, à la nécessité de détecter ces infractions le plus tôt possible, et cela quel que soit leur degré d’élaboration, de sophistication. Pour ce faire, il convient d’être armé, ce qui justifie la création d’un office central de lutte contre les atteintes à la probité.
Le Gouvernement a également choisi de spécialiser le ministère public, de façon qu’il soit en capacité de répondre à ces fraudes et corruptions d’une grande complexité, dissimulées grâce à d’incroyables astuces. Le projet de loi organique vise ainsi à créer un procureur financier au sein d’un parquet financier à compétence nationale.
Au-delà, il est également nécessaire de structurer davantage encore la politique pénale et la politique fiscale, de veiller à une meilleure coordination entre l’une et l’autre, indépendamment de leur cohérence interne, de mieux adapter notre arsenal répressif. Il importe aussi que le ministère public et les juges puissent requérir et prononcer des sanctions dissuasives, et que les tribunaux aient les moyens de les faire exécuter.
Il s'agit donc d'un projet global, structuré, qui vise à traiter ces infractions en amont avec la plus grande efficacité. En amont, pour rendre les moyens d'enquête plus performants, nous allons créer cet office central regroupant des officiers de police judiciaire ayant des profils professionnels diversifiés. En aval, nous veillerons, au-delà même du prononcé des sanctions, à rendre celle-ci dissuasives dans leur exécution.
Ce projet de loi a donc été travaillé en profondeur, comme l’attestent les conditions de sa maturation et de son élaboration. Dès le mois de juin 2012, j'ai mobilisé les services de la Chancellerie, précisément la direction des affaires criminelles et des grâces et le service central de prévention de la corruption. Nous avons également travaillé avec le pôle économique et financier du tribunal de grande instance de Paris, de même qu’avec l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l’AGRASC. Nous avons ainsi élaboré un plan d'ensemble de lutte contre la corruption.
J'ai également auditionné des magistrats instructeurs, des procureurs, des universitaires, de façon à apporter des réponses qui soient non pas simplement ponctuelles et ciblées, mais structurelles, dont l’efficacité soit durable.
Le 24 octobre 2012, dans ma réponse officielle au rapport de l'OCDE sur la lutte contre la corruption, j'ai fait savoir que la France non seulement prendrait en compte les préconisations qui y étaient contenues, mais encore introduirait certaines dispositions dans son code pénal et conférerait aux associations de lutte contre la corruption les droits réservés à la partie civile, de façon à leur permettre de dénoncer les actes de corruption et de fraude.
Par ailleurs, le Gouvernement a fait le choix d'articuler son action autour de cette nécessaire lutte contre la corruption, la fraude, la grande délinquance économique et financière en assurant d'abord l'indépendance de la justice.
C’est dans cette cohérence d'ensemble, dans le cadre de cette mobilisation du Gouvernement pour lutter avec détermination contre les infractions en général, contre ce type d’infractions en particulier, que s’inscrivent un certain nombre de textes de loi qui vous ont été soumis récemment : le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature, le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et d’action publique, que vous avez adopté hier.
C'est également dans ce but que j’ai diffusé, le 19 septembre 2012, une circulaire de politique pénale générale.
Notre action s’inscrit donc dans un plan d'ensemble, qui consiste à mettre un terme aux instructions individuelles – et donc à l'immixtion du pouvoir exécutif, du pouvoir politique, dans l'action judiciaire –, à aligner les règles de nomination des magistrats du ministère public sur celles qui sont applicables aux magistrats du siège, en respectant l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour la nomination des procureurs et des procureurs généraux.
Des garanties sont ainsi données aux magistrats pour assurer la neutralité et l'impartialité de leur action. Surtout, nos concitoyens auront la certitude que le pouvoir politique ne s'immisce pas dans les affaires pénales en donnant éventuellement des consignes de non-lieu, de relaxe, de prononcé de peine ou d'appel, si une sanction pénale lui apparaît trop lourde.
Cette politique du Gouvernement, dont je viens de souligner la cohérence, se décline à travers les diverses initiatives qu’il a prises. La logique qui sous-tend cette démarche est liée à sa détermination à lutter contre les multiples formes de fraude et de corruption, contre les actes de blanchiment, contre les escroqueries financières et fiscales, toutes infractions généralement commises en bande organisée.
Ces infractions ne sont pas seulement des fautes morales, et ce n’est pas un combat moral que nous menons ; certes, ce sont chaque fois des faits graves, mais nous considérons que c’est aussi une véritable violence qui est faite à la société, à nos concitoyens, dans une période difficile pour eux, dans une période de fragilisation économique et professionnelle généralisée, dans une période où existent des risques de déclassement social.
Je rappelle que pas moins de 8, 5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté dans notre pays et que même ceux qui ont un emploi et perçoivent un revenu – ceux qu’on appelle les travailleurs pauvres – peuvent être fragilisés. À une période où tant de personnes sont confrontées à de telles difficultés, vivent de telles angoisses, il n'est pas tolérable que la fraude fiscale puisse échapper à toute vigilance et donc à toute sanction pénale. Il n’est pas supportable que les fraudeurs puissent donner l’impression qu’ils bénéficient d’une quelconque clémence ou complaisance.
Nous considérons que ces actes de fraude, ces actes de corruption, ces atteintes à la probité sont de nature à fragiliser les fondements mêmes de la démocratie, remettent en cause le contrat social, dans une période de vulnérabilité générale, et ébranlent gravement le pacte républicain. C’est pourquoi il est essentiel d'apporter des réponses structurées et durables.
D’ailleurs, l’étymologie du verbe « corrompre » traduit bien l'agression contre la société que constitue la corruption, puisque, en latin, corrumpere signifie « rompre avec l'ensemble » : c’est en effet casser le contrat, le pacte qui lie l’ensemble. La corruption est bien de nature à défaire le lien social. C’est pourquoi, je le répète, cette lutte n'est pas seulement morale, il ne s’agit pas simplement de combattre une infraction pénale ; il s'agit de mettre un terme à des comportements et des actes qui agressent la société tout entière, qui font violence à ceux qui, dans notre société, sont en situation de fragilité.
Le texte de loi qui vous est présenté contient des dispositions dont certaines – les articles 3, 10 et 11 –, intéressent essentiellement le ministère de l'économie et des finances ; Bernard Cazeneuve vous en entretiendra tout à l’heure. Ainsi, le quantum de peine a été modifié en cas de fraude fiscale complexe et le champ des techniques spéciales d'enquête est élargi à certains délits de fraude fiscale commis en bande organisée ou aggravés par des circonstances mentionnées au livre des procédures fiscales.
Par ailleurs, je l’ai dit, le projet de loi permet aux associations agréées de lutte contre la corruption de jouir de tous les droits reconnus à la partie civile. Nous consolidons ainsi une jurisprudence de la Cour de cassation aux termes de laquelle des associations peuvent déclencher l'action publique contre les actes de corruption.
Un certain nombre de dispositifs sont créés afin de rendre plus dissuasives les sanctions pénales : elles sont aggravées significativement et, surtout, les conditions de leur exécution sont renforcées.
Nous créons un parquet financier à compétence nationale, qui, parmi ses attributions, sera chargé de la lutte contre toutes les atteintes à la probité, lesquelles couvrent les actes de fraude et de corruption, mais également les infractions de favoritisme, de détournement de fonds publics, les conflits d'intérêts et ce qu'on appelle le « pantouflage », ce comportement que l’on rencontre au terme de l'exercice de certaines fonctions publiques.
Le parquet financier sera également chargé de lutter contre les infractions à la TVA, dont nous savons à quel point elles pèsent sur les recettes publiques, sur la capacité de l'État, de la puissance publique au sens large, à financer les services publics, particulièrement nécessaires, en cette période de crise, de difficultés économiques et sociales, pour soulager les personnes à faibles revenus, notamment celles qui perçoivent des revenus de solidarité.
Nous avons également fait le choix de faciliter la dénonciation des actes de fraude et de corruption. Ainsi, certaines associations, je l’ai dit, disposeront des droits reconnus à la partie civile. De même, nous créons un dispositif de protection des lanceurs d'alerte. Nous étendons le mécanisme d’exemption ou de réduction de peine applicable aux « repentis », ce qui permettra de repérer et de démanteler des réseaux. Nous élargissons le champ des sanctions prévues pour certaines infractions financières et douanières.
Nous veillerons en outre à ce que les sanctions soient réellement dissuasives, et leur alourdissement financier se conjuguera à cet égard à la stigmatisation sociale. Le projet de loi aggrave donc considérablement le montant des amendes encourues. Certaines d’entre elles passent de 30 000 euros à 200 000 euros, d’autres de 70 000 euros à 500 000 euros.
Surtout, nous alignons le régime des personnes morales sur celui des personnes physiques en ce qui concerne les saisies des avoirs criminels. Dorénavant, les montants susceptibles d’être saisis seront identiques dans les deux cas et ces saisies pourront porter sur la totalité du patrimoine. Cette disposition est extrêmement importante et, mesdames, messieurs les sénateurs, si vous le souhaitez, je pourrai vous fournir des éléments d’information détaillés sur les saisies effectuées par l’AGRASC. Sachez en tout cas que, en moins de trois ans, celle-ci a accompli un travail considérable dont nous pouvons tous nous réjouir. Cette agence s’est dotée de compétences extrêmement diversifiées, a acquis une expertise très pointue et une forte capacité, dans ses interventions visant à réaliser des saisies d'avoirs criminels, à travailler en synergie. Je rappelle que c’est à l'unanimité qu’avait été votée sa création en 2010.
Les saisies ont un effet dissuasif incontestable et, grâce à la possibilité qu’offre ce projet de loi de saisir, par exemple, des contrats d'assurance vie et de viser l'intégralité du patrimoine des personnes morales – comme c'est déjà le cas pour les personnes physiques –, nous pourrons faire mieux encore.
Ainsi, le Gouvernement est déterminé à apporter une réponse structurée et durable à toutes les formes d'atteinte à la probité. Le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique s’articulent autour de trois axes : premièrement, la création d'un parquet financier national avec des moyens spécifiques, puisque nous avons prévu la création d'une cinquantaine de postes, dont vingt-deux postes de magistrat au parquet, une dizaine de postes de juge instruction, des postes de juges du siège, mais également une cinquantaine de postes de greffiers ; deuxièmement, le renforcement des compétences et des moyens du service central de prévention de la corruption ; troisièmement, la diversification et le renforcement des moyens d'enquête, avec la création de l’office central de lutte contre les atteintes à la probité.
Cette détermination se traduira dans les faits et nous allons passer d'un temps où l’impuissance publique était volontaire et organisée par l'État à un temps où celui-ci se donnera les moyens de son efficacité et de sa performance, de la détection des incriminations jusqu'à l'exécution des sanctions.