Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, en tant que rapporteur sur le projet de loi organique, je devrais me contenter de vous parler d’un alinéa supplémentaire à l’article 38-2 de l’ordonnance 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature et, éventuellement, de l’article 28-3 de la même ordonnance.
Toutefois, cela aurait été, me semble-t-il, quelque peu réducteur. Le parquet financier que nous créons fait partie d’un ensemble, comme l’ont souligné Mme la garde des sceaux et M. le ministre.
Cet ensemble aborde de nombreux sujets, appartenant à des domaines différents, des frontières, qu’on aimerait faire bouger, des histoires différentes, des cultures différentes, des compétences différentes, des modes de fonctionnement différents. Il est question non pas, monsieur le ministre, de mettre en concurrence deux administrations, mais de trouver de nouveaux équilibres dans toutes ces compétences différentes, dans toutes ces valeurs et ces références différentes, avec, pour seul intérêt commun – et Dieu sait s’il est important ! –, l’intérêt général et la justice.
Pour ce qui concerne le parquet financier, il faudra retrouver l’équilibre au sein de l’organisation des juridictions. Il faudra aussi trouver, ou retrouver, un équilibre entre les impératifs financiers, pour faire rentrer de l’argent, et les impératifs de justice, de façon que les citoyens n’aient pas l’impression que certains délinquants sont traités différemment des autres.
Il faudra également retrouver nécessairement un équilibre entre les libertés publiques, que l’on a un petit peu bousculées, pour redonner plus de moyens à la lutte contre la délinquance, et les moyens à mettre en œuvre en faveur de cette action.
Concernant l’organisation de nos juridictions, le parquet financier, avec le procureur de la République financier, a des compétences concurrentes. Oui, nous parlons bien ici de compétences concurrentes, car il s’agit de sécuriser les procédures tout au long de leur cheminement.
Le dispositif tel qu’il est proposé par le Gouvernement est calqué, certes sous une forme adaptée, sur un dispositif existant, connu, qui fonctionne, celui qui est aujourd'hui en vigueur en matière de terrorisme.
Moi aussi, je fais confiance à l’intelligence des procureurs et des procureurs généraux pour qu’ils se coordonnent et traitent correctement le dessaisissement des uns ou des autres, y compris d’ailleurs pour ce qui concerne les magistrats du siège.
La complexité des affaires ne devrait pas non plus poser de problème dans l’attribution du dossier aux uns ou aux autres. Le procureur de la République financier me semble indispensable dans des affaires parfois complexes, où il est nécessaire d’avoir une vision nationale, voire internationale, des choses.
Bien évidemment, nous sommes très favorables à la nomination d’un parquet financier tel qu’il nous est proposé, même s’il aurait peut-être fallu aller encore plus loin. Toutefois, nous ne vivons pas dans un monde idéal ; nous vivons avec les moyens dont l’État, dans la République française, dispose aujourd'hui. Dans ces conditions, le dispositif proposé est, pour la commission des lois, le meilleur qui soit.
Quant à l’équilibre entre la commission des finances et la commission des lois, entre Bercy et la Place Vendôme, entre les finances et la justice, je ne reprendrai pas l’ensemble des propos de mon collègue Alain Anziani, car je les partage, d’autant que nous avons travaillé ensemble.
On s’attaque aujourd'hui, il est vrai, à une habitude séculaire. On donne l’impression de bousculer les frontières. Et pourtant, on ne les bouscule, me semble-t-il, pas tant que cela !
En effet, les deux procédures sont indépendantes : on a la possibilité de faire rentrer de l’argent tout en coordonnant plus l’action avec le ministère de la justice, en œuvrant plus en liaison avec le procureur, tout en lui laissant plus de possibilités quant à l’opportunité d’engager des poursuites. En matière de finances et de fiscalité, on peut faire peser un poids supplémentaire sur le délinquant financier, en arguant qu’on peut discuter avec le procureur et décider, avec lui, d’engager des poursuites ou non si l’on opte pour une résolution financière, avec une amende, des arriérés. Nous pensons qu’il était possible d’avancer encore.
Cela étant, puisque j’ai parlé d’équilibre et non pas de concurrence, force est de reconnaître les pas en avant. Un rapport sera présenté au Parlement. Une coordination ainsi qu’une information supplémentaire et meilleure entre le procureur et l’administration fiscale sont inscrites. Ce texte contient déjà de nombreuses dispositions. Sont aussi prévues des possibilités supplémentaires de saisie et des amendes supérieures à celles qui sont en vigueur à l’heure actuelle. Oui, on va dans le bon sens.
Pour autant, sommes-nous déjà arrivés à l’équilibre ou devrons-nous faire bouger encore ultérieurement le curseur pour parvenir à un équilibre plus fonctionnel, plus efficace ? C’est ce que nous aurons sans doute l’occasion de voir.
Quoi qu’il en soit, notre débat présente l’avantage de dire les choses, d’inscrire noir sur blanc les engagements des uns et des autres. On pourra y revenir pour voir qui avait raison – ou pas tout à fait – et pousser, éventuellement, les feux de la réforme, en faisant bouger encore les frontières.
Malgré tout, les modifications qui sont aujourd'hui proposées vont nécessairement faire bouger les habitudes. Peut-être sera-t-il alors plus facile d’aller plus loin, en suivant les propositions que la commission des lois soutient aujourd'hui !
Puisque je parle de frontières qui bougent et d’équilibre à retrouver, je veux ajouter une chose importante : la délinquance fiscale, autrefois appelée « délinquance en col blanc », a, elle aussi, évolué. Il ne s’agit plus aujourd'hui de délinquance en col blanc, ou alors le col n’est blanc qu’à l’extérieur et il est gris, voire noir, à l’intérieur. On ne peut pas aujourd'hui ignorer les liens qui existent entre la délinquance financière et la criminalité organisée, comme cela a été rappelé tout à l'heure par mon collègue Alain Anziani, pas plus que l’on ne peut ignorer les liens existant entre la délinquance financière et les systèmes mafieux. C’est pourquoi la commission des lois souhaiterait véritablement faire bouger un peu plus encore les frontières et ne pas dessaisir automatiquement la justice de certaines affaires dès lors que celles-ci sont connexes à des faits de délinquance fiscale.
Il ne faut pas oublier que la délinquance en col blanc n’existe plus ou quasiment plus. Le col n’est pas tout blanc.
Il ne faut pas non plus oublier que les citoyens aspirent, ainsi que vous l’avez relevé, monsieur le ministre, à ce que la justice soit la même pour tous, à ce que les sanctions soient transparentes. Ils ne doivent pas avoir l’impression que certaines personnes sont traitées différemment des autres, mieux que d’autres, qu’il suffit parfois d’avoir de l’argent pour échapper à la justice.
Veillons à l’image que nous donnons, veillons au symbole, veillons au respect de cette transparence. Les citoyens ont soif de justice, d’une justice identique et égale pour tous.
Pour avancer sur cette délinquance que j’appelle « en col gris » ou « en col noir et blanc », ce texte trouve un équilibre – qui fait plus consensus que les équilibres précédents, sans doute plus fragiles – entre les libertés publiques et les moyens supplémentaires que l’on compte redonner aujourd’hui à l’administration fiscale, à l’administration douanière, à la justice, à la chaîne pénale, pour lutter contre cette délinquance. C’est ce que j’appelle les « techniques spéciales d’enquête », à savoir la garde à vue prolongée pendant quatre jours et l’utilisation possible d’une preuve illicite à partir du moment où elle est transmise de façon régulière – la commission des lois a tout de même voulu encadrer un peu les choses – par l’administration judiciaire, fiscale ou douanière.
Il est vrai que des libertés publiques se trouvent ainsi quelque peu entamées, mais ces mesures sont bien contrebalancées et encadrées par le dispositif qu’a prévu la commission des lois, à la suite au travail déjà important réalisé par l’Assemblée nationale sur le sujet, pour faire en sorte que l’équilibre soit respecté, mais aussi que des moyens supplémentaires soient accordés pour lutter contre cette délinquance en col gris.
Je ne reviens pas sur l’ensemble des dispositions qu’Alain Anziani a décrites. Je dirai simplement en conclusion que quelque chose a sans doute manqué jusqu’à présent à nos travaux : peut-être aurions-nous dû nous intéresser davantage à l’article 1741 du code général des impôts ; peut-être est-ce là qu’il reste un nœud à défaire, à démêler, dans la définition de la fraude fiscale, afin de laisser des moyens et une autonomie à Bercy sur certains points, tout en donnant des moyens accrus à la Place Vendôme, pour que la justice ait plus de liberté et d’indépendance en matière de poursuites.
Cela étant, ce travail ne pourra se faire qu’après évaluation, retour sur expérience, analyse des rapports et de l’évolution de la situation, au bout d’un an, pour commencer, et sans doute encore après plusieurs années. Car, à mon avis, nous n’avons pas fini de travailler sur le sujet pour atteindre les trois équilibres que j’ai cités : équilibre entre libertés publiques et moyens de lutte contre la fraude, équilibre entre nos juridictions et équilibre entre Bercy et Vendôme. Nous aurons besoin d’y revenir à plusieurs reprises parce que, effectivement, à sujet complexe, il n’est pas de réponse simple. §