Il n’y était pas du tout question de lutte contre la grande délinquance financière et la fraude fiscale, mais les termes choisis prennent une signification très particulière dans notre débat d’aujourd’hui. Qu’on en juge :
« Allez sénateurs, membres du Congrès,
« De grâce, entendez cet appel
« Ne restez pas sur le seuil
« Ne bloquez pas l’entrée
« Car celui qui se blesse
« Sera celui qui se sera dérobé
« Il y a une bataille dehors
« Et elle fait rage
« Bientôt elle fera trembler vos fenêtres
« Et ébranlera vos murs
« Car les temps, ils sont en train de changer ! ».
Oui, mes chers collègues, les temps changent ! À l’évidence, l’évocation de la lutte contre la fraude fiscale recueille aujourd’hui un écho beaucoup plus large dans l’opinion publique, en France et ailleurs. L’évasion fiscale suscite effarement et indignation. On attend des élus de la République, garants du seul intérêt général, qu’ils s’attaquent résolument à ce que nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à percevoir comme un scandale lourd de dangers pour nos démocraties.
Nous sommes face à un chantier immense. Notre première commission d’enquête, ainsi que les travaux de nombreux journalistes, de magistrats et d’organisations non gouvernementales menés depuis plusieurs années ont pu mettre en évidence l’ampleur du phénomène. Plusieurs dizaines de milliards d’euros manquent chaque année au budget de la nation pour notre pays, le chiffre atteignant 1 000 milliards d’euros pour l’Union européenne. Non, mes chers collègues, dans cette affaire, la France n’est pas victime de sa fiscalité « délirante » ou « confiscatoire », pour reprendre les termes de certains responsables politiques ! Tous nos partenaires et voisins sont touchés par l’évasion fiscale.
Immense, le chantier l’est par la complexité des systèmes, de l’ingénierie à l’œuvre au sein des cabinets de conseils et autres avocats fiscalistes. Il l’est également par la très grande prégnance de l’industrie financière, jusqu’au cœur de nos institutions.
Et, tout comme les temps changent, la perception d’une telle réalité dans l’opinion évolue à grande vitesse depuis le début de la crise financière de 2008, qui entraîne la mise en œuvre de politiques d’austérité. La fraude fiscale pour les un signifie l’austérité pour tous les autres, par défaut de recettes. Évasion fiscale et austérité sont donc les deux faces d’une même pièce !
Par conséquent, l’enjeu de la bataille qui doit s’engager est non seulement financier et budgétaire, mais également politique, tant sont considérables les dégâts causés dans l’opinion publique après les nombreuses révélations, au cours de la dernière période, sur des responsables politiques de premier plan, certains ayant même occupé des fonctions au sein du gouvernement de la République… Chacun ici ne sait que trop qui se nourrit d’une telle situation !
Ayons ces éléments contextuels à l’esprit dans nos réflexions, nos débats à venir et lors de la présentation de nos propositions finales. C’est, je le crois, à ce prix que nous pouvons envisager de redonner à nos concitoyens la confiance indispensable dans nos institutions républicaines.
Plusieurs textes nous sont donc soumis : projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires, projets de loi organique et ordinaire relatifs à la transparence de la vie publique, projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique… Tous participent de cette finalité de l’action publique que doit être la transparence.
Rappelons ici, comme l’a fait Mme la garde des sceaux, que, selon Transparency International, notre pays se classe au vingt-deuxième rang mondial des États perçus comme les moins corrompus. Notre groupe travaillera à faire en sorte que le texte aille plus loin que le projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires, dont le contenu ne nous paraît pas à la hauteur des enjeux.
Nous notons les avancées quant au régime des peines applicables, ainsi que le renforcement significatif des capacités de contrôle de l’administration fiscale et, plus largement, des moyens de lutte contre la fraude aux finances publiques. Toutefois, il nous faut regretter les 2 564 suppressions de postes prévues par Bercy au budget de 2014, qui viendront aggraver les chiffres de 15 % de baisse des effectifs en dix ans, au sein de la direction générale des finances publiques. Il serait très regrettable que de telles suppressions affectent les moyens dédiés à la lutte contre la fraude fiscale.
Il est grand temps de poser plus largement le débat sur les moyens dont nous voulons nous doter pour nous attaquer à la source de la gangrène financière qui ronge nos économies et nourrit la spéculation et les trafics. Investir aujourd’hui dans les moyens de la lutte contre la fraude fiscale permettra d’obtenir demain des recettes nouvelles.
L’enjeu de la France dans ce domaine dépasse largement nos propres frontières. Le sommet du G8 qui s’est tenu en Irlande du Nord les 17 et 18 juin derniers n’a débouché sur aucune échéance, aucun calendrier, se contentant une nouvelle fois d’afficher une dizaine de déclarations d’intentions ; ce n’est pas cela qui empêchera l’évasion fiscale ! L’action déterminée et audacieuse de notre pays pourrait aider à changer la donne au sein même de l’Union européenne.
Vous le savez, mes chers collègues, les paradis fiscaux prospèrent sans vergogne sur notre vieux continent, à nos portes, au cœur même de l’Union. Comment peut-on accepter plus longtemps l’attitude schizophrène de nos partenaires du Luxembourg et de l’Autriche quant à la transmission automatique des données ?
Il n’est pas possible de s’attaquer à la fraude fiscale en France sans prendre en compte le contexte international et européen qui favorise ces pratiques. Ne faut-il pas remettre à plat nos traités européens, qui sanctuarisent la libre circulation des capitaux et la concurrence libre et non faussée ? Ces règles s’appliquent bien évidemment aussi à la fiscalité…
Ne faut-il pas remettre en question la règle bloquante de l’unanimité sur toutes les décisions relatives à la fiscalité ? À l’échelon européen, d’autres thématiques se traitent bien à la majorité qualifiée.
N’est-il pas temps d’ouvrir le chantier de l’harmonisation fiscale au sein de l'Union européenne, surtout pas sous forme d’un dumping fiscal ou d’une course au moins-disant fiscal, mais en fixant l’objectif politique à terme d’une fiscalité juste et progressive – il ne suffit pas de la décréter – sachant apporter une réponse adaptée aux nouveaux géants de l’économie numérique ? Je pense à ces grands groupes tels que, entre autres, Google, Amazon, Apple, présents partout, mais taxés nulle part ! C’est un sujet sur lequel des propositions ont été formulées, notamment dans le rapport de MM. Pierre Collin et Nicolas Colin, ou ici même, au Sénat, en particulier par notre collègue Philippe Marini.
Trop de failles existent dans notre système. Elles permettent, voire facilitent la fraude et l’évasion.
Selon nous, une telle situation ne doit rien au hasard. Elle ne peut pas être considérée comme un dysfonctionnement d’un système économique par ailleurs en mesure de répondre à tous les défis humains de notre siècle… La dérive de la finance s’est considérablement accélérée au cours des années quatre-vingt. Souvenons-nous de l’arrivée sur la scène politique de Margaret Thatcher en 1979 au Royaume-Uni et de Ronald Reagan en 1980 aux États-Unis. Certains parlèrent à l’époque de « révolution conservatrice ». Ce fut le lancement d’une libéralisation généralisée de l’économie dans le monde, le recul de la sphère publique, le big-bang des bourses à Londres, à Paris, et, au fond, le début d’une certaine forme de dépérissement des États.
Tous ces débordements se sont accompagnés d’un discours néolibéral selon lequel chacun profiterait d’une telle croissance financière dérégulée, mondialisée, débridée… L’histoire montre bien aujourd’hui les limites de cette logique.