Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, qui pourrait s’opposer au renforcement des moyens de l’administration et de la justice pour lutter efficacement contre la fraude fiscale ? Qui pourrait s’opposer à une meilleure complémentarité entre leurs actions ? À un durcissement des sanctions en matière de délinquance économique et financière ? Nous sommes tous favorables à de tels objectifs.
Pour autant, cette cause, aussi juste soit-elle, ne légitime pas tout. Il n’est pas acceptable, sous prétexte de lutter contre la fraude fiscale, de donner force de loi à des pratiques susceptibles de remettre en cause les principes fondateurs de notre droit et les libertés fondamentales, qui sont le ciment de notre démocratie.
Nous sommes en droit de nous indigner de la remise en cause des libertés fondamentales que constituent les écoutes pratiquées par les États-Unis dans le cadre du programme PRISM.
La lutte contre le terrorisme ne saurait justifier l’usage de pratiques illégales. La République doit se garder de tomber dans de telles dérives, quel que soit l’objectif visé.
Il me paraît opportun de le rappeler, car le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale suscite un certain nombre d’interrogations. Certes, l’Assemblée nationale a apporté plusieurs améliorations, mais nos collègues députés ont également introduit dans le texte des dispositions inquiétantes qui appellent une réaction forte et claire de la part du Sénat. Notre commission des lois, grâce à son rapporteur, a commencé le travail en ce sens.
Nous nous félicitons de l’adoption de l’amendement du rapporteur tendant à supprimer l’article 2 bis, qui inversait la charge de la preuve en matière de blanchiment. Nous nous réjouissons tout autant de la suppression des articles modifiant les règles de prescription. L’on ne peut pas, nous semble-t-il, manipuler impunément les fondements de notre droit pénal lors de l’examen de chaque projet ou proposition de loi.
Je partage les propos tenus ce matin par notre collègue Jean-Jacques Hyest : il ne faut pas bousculer en permanence les règles de prescription ou l’échelle des peines… Je n’irai pas jusqu’à vous inviter à relire Beccaria, mais je crois que nous devons avoir en permanence ces éléments à l’esprit.
Certes, nous connaissons les difficultés de la lutte contre la fraude fiscale, pratique qui repose sur la dissimulation. Mais elles ne sauraient justifier l’adoption de dispositions créant des crimes ou des délits imprescriptibles.
De plus, si la volonté de lutter contre les paradis fiscaux et de mettre en place l’échange automatique d’informations qu’affichent les chefs d’État et de gouvernement aussi bien au G8 que lors des conseils européens est réelle, il deviendra bientôt beaucoup plus difficile pour les particuliers ou les entreprises qui veulent échapper à l’impôt d’y parvenir.
Par conséquent, selon nous, c’est davantage dans une telle coopération internationale, véritablement ambitieuse, en faveur d’une transparence accrue que réside la clef de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.
Toutefois, même si le texte de la commission est déjà beaucoup plus satisfaisant que celui de l’Assemblée nationale sur certains des points que je viens d’évoquer, notre groupe reste très réservé sur des dispositions qui demeurent.
Je pense à l’article 9 septies, qui vise à mettre en place une protection générale pour les « lanceurs d’alertes ».
De même, la possibilité pour l’administration fiscale et les douanes d’utiliser des « preuves illicites » nous semble préoccupante. Certes, l’affaire de la « liste HSBC » a montré les limites des dispositifs actuels. Mais il n’est pas anodin de généraliser la possibilité d’utiliser de telles preuves. La mesure mérite en tout cas d’être extrêmement encadrée. La commission des lois a rétabli un garde-fou essentiel que l’Assemblée nationale avait supprimé : l’intervention de l’autorité judiciaire.
Nos préoccupations portent également sur l’article 16, qui prévoit d’étendre aux délits de fraude fiscale en bande organisée ou aggravés les « techniques spéciales d’enquête » applicables à la criminalité organisée.
Je le rappelle tout de même, ces techniques spéciales comprennent les écoutes téléphoniques, la captation des données informatiques ou le prononcé de mesures conservatoires sur les biens de la personne mise en examen.
À cet égard, il faut se réjouir de l’initiative du rapporteur, qui a fait adopter en commission un amendement tendant à dresser explicitement la liste des infractions concernées. Comme le précise l’exposé des motifs, une telle énumération est indispensable en matière d’atteinte aux libertés individuelles.
Je souhaite également aborder plus précisément le titre III du projet de loi, qui porte sur les juridictions spécialisées en matière économique et financière.
J’observe que ce volet du texte a été ajouté avec une certaine précipitation. Il a été intégré par une lettre rectificative parue treize jours seulement après le dépôt du projet de loi !
Mais ce n’est pas tant la forme que le fond qui pose problème : une réforme comme celle qui est proposée au titre III mérite une plus grande réflexion.
J’en viens au projet de loi organique relatif au procureur de la République financier.
La création d’un procureur financier, dont les contours ont, semble-t-il, été tracés un peu grossièrement – notre rapporteur a tenté tant bien que mal d’améliorer le dispositif en commission des lois, notamment pour prévenir les conflits de compétences – renforcerait significativement, aux dires de ses promoteurs, la lutte contre la fraude fiscale et la délinquance économique et financière.
Pour reprendre les propos tenus par le procureur de la République de Paris, François Molins, lors de son audition devant notre commission des lois, nous craignons que « ce procureur financier, qui présente plus d’inconvénients que d’avantages, ne soit dans le meilleur des cas, inefficace, et, dans le pire, contre-productif ».
Car le procureur financier ne répond clairement pas aux besoins de la justice, qu’il méconnaît voire contredit, en matière d’efficacité de la lutte contre la fraude et la délinquance économique. La nouvelle institution va à l’encontre de la transversalité, pourtant indispensable face à des formes de délinquance – fraude fiscale, crime organisé et grand banditisme – qui sont souvent liées.
En outre, sa création rend plus complexe l’architecture des juridictions spécialisées en matière économique et financière et fait apparaître le risque de nouveaux conflits de compétences, malgré les améliorations adoptées en commission.
Madame la garde des sceaux, comme l’a souligné François Molins, ce dont les magistrats ont besoin pour être plus efficaces, c’est de plus d’enquêteurs – vous avez vous-même insisté sur l’importance que vous attachiez à la création d’emplois – et surtout de modes d’arbitrage opérationnels pour trancher les conflits de compétences.
Je me dirige vers ma conclusion, car le temps passe, et je connais l’extrême sévérité de M. le président. §
Nous soutiendrons sans doute les mesures de lutte contre la fraude fiscale qui figurent dans le texte. Mais le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique, avec ses faits divers suivis d’annonces immédiates… La création d’un procureur financier vient troubler notre ordre institutionnel et juridique. C’est le sens de nos réserves.
Madame la garde des sceaux, je voudrais vous faire part de mes hésitations.
M. le ministre chargé du budget nous a exposé ses certitudes à propos du « verrou » de Bercy. Des amendements visant à le rétablir ont été déposés. J’ai indiqué ce matin en commission que j’étais dans l’incertitude. Les arguments de M. le rapporteur paraissent tout aussi irréfutables que les certitudes du ministre. C’est un débat entre efficacité et justice sociale, voire entre efficacité et justice tout court. Je crois que je finirai, après moult hésitations, par revoter le verrou de Bercy : l’argument de M. le ministre du budget me paraît quand même plus fort, et c’est probablement celui que retiendra la commission des finances. Jacques Mézard a déposé un amendement en ce sens. J’ai hésité à le cosigner, mais je pense que je le voterai finalement.
C’est sur ces réflexions que je conclus mon propos, en remerciant M. le président, qui m’a permis de dépasser de plus d’une minute le temps de parole dont je disposais, de son indulgence.