Intervention de Jacques Chiron

Réunion du 17 juillet 2013 à 14h30
Lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière – procureur de la république financier — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi et d'un projet de loi organique dans les textes de la commission

Photo de Jacques ChironJacques Chiron :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous l’avez rappelé, le contexte international que nous connaissons depuis plusieurs années rend la fraude fiscale, comme la délinquance économique et financière, chaque jour plus insupportable pour nos pays et leurs habitants. Cette délinquance en col blanc, cette injustice profonde, qui renforce encore les inégalités économiques et sociales, est l’une des sources de la défiance, en l’occurrence légitime, que ressentent nos concitoyens. Au-delà de la crise morale qu’il provoque, le phénomène a des conséquences ravageuses sur le modèle donné à notre jeunesse, comme sur notre système démocratique et politique, dont nous devons dans cette Haute Assemblée être les garants.

En cette période difficile, respecter les règles collectives et s’acquitter de sa part juste d’impôt est un devoir moral et citoyen. C’est surtout le moyen de maintenir et de renforcer nos services publics et notre système social, au bénéfice de ceux qui en ont le plus besoin.

Comment tolérer que de 60 à 80 milliards d’euros, soit l’équivalent du déficit du budget de l’État, échappent chaque année à la richesse nationale via l’évasion fiscale, alors que des efforts sont demandés aux Français pour redresser nos comptes ? Cette somme peut aussi être mise en perspective avec les 18 milliards d’euros que le contrôle fiscal permet de récupérer chaque année.

Comment accepter que des particuliers et des entreprises ne participent pas à la solidarité nationale, alors qu’ils bénéficient de la richesse nationale à travers la dynamique économique de la France ? Du reste, la même question peut être posée à l’échelle de l’Europe, puisque c’est principalement à cette échelle que la fraude fiscale se déploie.

Comment accepter que ceux-là mêmes qui s’exonèrent de la participation à la solidarité collective puissent ne pas être poursuivis et sanctionnés ?

Il est aujourd’hui établi que l’évasion fiscale internationale, dont l’essor au cours des dix dernières années résulte de l’action de gestionnaires financiers, et non de chefs d’entreprise, a été un facteur d’amplification et de pérennisation de la crise financière. C’est pourquoi il est temps de réagir en prenant, aux niveaux national et international, des mesures radicales et efficaces.

En fin de compte, on peut se réjouir, aujourd’hui, que certains événements récents aient mis de nouveau en lumière l’évasion fiscale internationale, phénomène ancien sur lequel, comme il a été rappelé, le Sénat travaille depuis deux ans. Ces événements ont favorisé une nouvelle prise de conscience internationale, qui débouche depuis plusieurs semaines sur des avancées notables aux échelles européenne et internationale.

De fait, le G8, le G20, le Conseil européen, la Commission européenne, l’OCDE, tous s’engagent sur la voie de l’échange automatique d’informations. Cette coopération permettra de franchir une étape décisive dans la lutte contre le secret bancaire et les paradis fiscaux.

Face à cette pression de la société internationale, plusieurs États refuges de l’optimisation fiscale – nous savons bien que la limite est ténue entre l’optimisation et la fraude –, ainsi que certains paradis fiscaux ou bancaires, ont également infléchi leurs positions.

Les auditions organisées par la commission d’enquête sur le rôle des banques et des acteurs financiers dans l’évasion des capitaux font apparaître que les établissements bancaires seraient sur la voie d’une amélioration des pratiques. En effet, ils commenceraient à fermer un certain nombre de filiales dans les paradis fiscaux et dans les pays accordant de larges avantages d’optimisation.

En outre, ces établissements déclarent informer désormais les titulaires de comptes à l’étranger de leurs obligations à l’égard de leur pays de domiciliation fiscale ; du reste, ce changement d’attitude peut soulever des questions sur les pratiques antérieures.

Alors que la lutte contre l’évasion fiscale est maintenant à l’ordre du jour de nos principales instances de décision, transformons ces intentions en actes.

Tel est justement l’objectif du projet de loi présenté par le Gouvernement. Il vise à traduire dans les faits la volonté collective de mettre fin à une crise de l’imposition et de rétablir la puissance financière publique. Dans la continuité du projet de loi relatif à la séparation et à la régulation des activités bancaires, ce projet de loi est la traduction des annonces fermes du Président de la République en avril dernier.

Il répond en partie aux problèmes mis en évidence par les commissions d’enquête sénatoriales. Lors de nos travaux, nous avons pu constater les difficultés auxquelles on se heurte pour recueillir l’information et détecter les fraudeurs, ainsi que le manque de moyens pour les investigations et l’effet peu dissuasif des sanctions.

Ce projet de loi va enfin mettre en place des outils juridiques permettant d’accroître les moyens de l’administration fiscale. Ainsi, la fraude pourra être mieux détectée, les preuves pourront en être mieux établies et, le cas échéant, les sanctions pénales pourront être à la hauteur des infractions.

En effet, l’objectif prioritaire du projet de loi est de renforcer l’efficacité de nos services d’enquête, parfois démunis face à la complexité des structures et des montages financiers mis en œuvre par les fraudeurs, ou face à l’insuffisance des moyens dont ils disposent pour faire aboutir leurs procédures d’investigation.

En particulier, le projet de loi instaure un délit de bande organisée et ouvre la possibilité, qui existe déjà en Allemagne, en Espagne et aux États-Unis, d’exploiter des fichiers volés, quelle qu’en soit l’origine.

L’aggravation des peines encourues est une bonne nouvelle. En effet, grâce à ces sanctions renforcées, nous pourrons inverser la tendance et insécuriser les fraudeurs, en introduisant un doute dans le rapport entre les risques encourus et le bénéfice escompté de l’infraction.

Pour avoir rencontré, avec tous nos collègues membres des deux commissions d’enquête sur l’évasion fiscale, des agents du ministère des finances, d’autres des douanes judiciaires, des policiers et des magistrats, je suis persuadé que l’ensemble de ces nouvelles dispositions seront accueillies favorablement et qu’elles permettront de gagner en coordination, en réactivité et en efficacité.

À cet égard, sans doute nous faut-il aussi repenser la politique fiscale des entreprises ; l’OCDE en fait elle-même le constat. C’est ainsi que l’un de ses directeurs, Pascal Saint-Amans, écrit : « certaines règles ont été fondées sur le principe d’une imposition unique […]. Or, dans l’économie moderne mondialisée, cette hypothèse n’est pas toujours valable : les possibilités d’optimisation peuvent aboutir à aucune imposition des bénéfices, nulle part. Par ailleurs, le monde a changé. De nombreuses règles sont ancrées dans un environnement économique caractérisé par des actifs matériels, des usines et des équipements, et par un faible degré d’intégration économique internationale, alors que dans l’économie numérique d’aujourd’hui, les bénéfices sont souvent générés par des activités de prise de risque et par des actifs incorporels, comme les brevets et les marques ».

Ce constat vaut notamment pour les grandes multinationales de l’Internet et du commerce en ligne, à tel point que, dans les pays où l’activité économique a lieu, celles-ci ne paient plus ni la TVA, qu’elles acquittent dans d’autres pays, notamment au Luxembourg et en Irlande, ni l’impôt sur les sociétés, lequel est largement transféré dans les deux mêmes pays, ainsi que dans d’autres paradis fiscaux.

Mes chers collègues, force est ainsi de constater qu’en voulant agir, par le biais des conventions fiscales, pour éviter la double imposition, nous aboutissons parfois à un système de double non-imposition.

À cet égard, dans la continuité des travaux des deux commissions d’enquête du Sénat, il nous faut sans doute aller encore plus loin pour faciliter l’exercice du contrôle fiscal des entreprises, notamment de celles qui détiennent des filiales ou des actifs à l’étranger. En effet, une utilisation excessive de l’optimisation fiscale peut ouvrir la voie à l’évasion, puis à la fraude.

Madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, je vous invite à considérer avec attention, dans la discussion des articles des deux projets de loi, les différents amendements visant à faciliter l’exercice de ce contrôle.

Je vous signale particulièrement les amendements relatifs à la sécurisation du dispositif de délivrance du numéro de TVA intracommunautaire, à l’alourdissement des sanctions et des peines en cas de fraude, à la transparence dans la détermination des prix de transfert pratiqués par les entreprises et à l’obligation faite aux entreprises, en cas de contrôle, de donner copie de leur comptabilité informatisée, qualifiée de « dématérialisée », qu’on ne peut pas saisir aujourd’hui.

Mes chers collègues, je vous appelle à soutenir massivement le projet de loi et le projet de loi organique, en apportant éventuellement au projet de loi les quelques retouches que je viens de souligner pour aller encore plus loin dans la voie d’une meilleure transparence et d’une plus grande justice fiscale.

En effet, il est urgent d’amplifier au niveau national les avancées engagées aux échelles européenne et internationale, en dotant nos administrations fiscale et judiciaire d’outils pertinents et efficaces.

Il nous faut envoyer à tous les serviteurs de l’État qui travaillent dans ces administrations, ainsi qu’à tous les citoyens français, un message clair : celui d’un pays où les tricheurs et les fraudeurs n’ont pas le droit de faire porter par tous les autres le poids de leurs comportements irresponsables ; celui d’une nation unie où chacun contribue en fonction de ses moyens à la solidarité nationale ; bref, celui d’un pays où la justice fiscale existe !

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