Pour ma part, je serai plus brève que M. le ministre du budget. En effet, M. Cazeneuve vient de reprendre assez longuement les observations les plus saillantes des orateurs qui se sont exprimés au cours de la discussion générale.
Je tiens de nouveau à remercier chacune et chacun d’entre eux de la très grande qualité et de la densité de leurs interventions. Le présent texte appelle précisément une réflexion de cette qualité et de cette densité. Nous traitons en effet de questions ardues.
Certes, il n’est pas difficile de nous entendre sur les principes – à savoir lutter résolument contre la fraude fiscale, être en mesure d’en saisir la complexité et combiner les instruments, les moyens et les intervenants nécessaires pour garantir la meilleure efficacité de cette lutte. Nous voulons non seulement sanctionner et punir mais aussi dissuader : à défaut d’éradiquer la fraude fiscale, rendons au moins cette pratique, qui est une infraction pénale, plus risquée, plus difficile et plus stigmatisante socialement, autant que faire se peut !
Reste cependant la question suivante : quel type de réponse construire pour traduire dans les faits ces principes et cette exigence ?
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous l’avons bien compris à travers vos interventions successives, des interrogations subsistent et des divergences demeurent quant à la manière de procéder. Vos propos n’en laissent pas moins entendre ou disent clairement que le texte présenté par le Gouvernement répond de manière efficace au but visé.
J’ai entendu des interrogations sur deux sujets majeurs, au-delà des autres questions qui seront débattues dans la suite de nos débats dans la mesure où elles font l’objet de divers amendements : il s’agit, d’une part, de la création du procureur financier à compétence nationale et, d’autre part, de la préséance de la procédure fiscale dans le traitement de certaines affaires.
Tout d’abord, j’évoquerai la création du procureur financier à compétence nationale. Je remercie les sénatrices et sénateurs qui soutiennent cette initiative, et qui en ont souligné à la fois l’importance et la pertinence. À cet égard, je sais gré à M. le rapporteur Alain Anziani de ses interrogations quant à la confiance que j’accorde aux magistrats. Cette confiance se fonde, dans notre pays, sur des pratiques, sur des comportements et sur une longue histoire. Les procureurs des diverses juridictions et des divers parquets ont prouvé leur capacité à partager et à transférer des procédures vers le lieu garantissant la plus grande efficacité, selon la complexité du cas traité.
Certes, des mésententes peuvent se faire jour ponctuellement, et notre droit contient un certain nombre de dispositions applicables en pareil cas. C’est vrai qu’en créant un procureur financier à compétence nationale dans le ressort de la cour d’appel de Paris, on institue un dispositif particulier. En l’occurrence, vous pouvez vous interroger sur un conflit de compétences entre le procureur de Paris et le procureur financier à compétence nationale, voire entre le parquet de Paris et un autre parquet, notamment une juridiction interrégionale spécialisée, ou JIRS.
Lorsqu’il s’agit d’une information judiciaire, la procédure est très simple et claire. Par ailleurs, dans le cas d’une enquête préliminaire, et lorsque le ministère public est concerné, diverses pratiques existent. Je songe bien sûr à l’arbitrage du procureur général dans le cas d’une question interne. S’y ajoutent les arbitrages opérés entre procureurs généraux : ces derniers ont eux-mêmes présenté plusieurs exemples de contentieux très précis sur lesquels ils se sont entendus, soit pour confirmer l’attribution d’une procédure, soit pour transférer cette dernière.
Dans tous les cas, se pose la question suivante, qui ne peut être asséchée : à quel moment le niveau de complexité perçu atteint-il un degré tel qu’un transfert de procédure apparaît nécessaire ?
C’est pour prévenir tout risque d’un transfert à un mauvais moment que nous avons choisi de retenir une compétence concurrente pour le procureur financier à compétence nationale. Si une procédure doit être transférée d’une JIRS au procureur financier à compétence nationale, sa transmission peut avoir lieu à n’importe quel moment, car la compétence concurrente a pour effet d’éviter l’annulation des actes pris par la première juridiction.
Ainsi, en résolvant par avance cette difficulté, nous évitons de perdre du temps au titre de ces procédures, du seul fait de cette compétence concurrente.
À ce propos, je rappelle simplement qu’un schéma analogue existe pour les actes terroristes. La section antiterroriste de Paris, qui, en réalité, traite de manière exclusive et exhaustive des affaires de terrorisme, dispose en effet d’une compétence concurrente. Dans l’ensemble des parquets de France, aucun problème ne se fait jour pour transférer une affaire à cette section dès lors que certains éléments de l’enquête laissent à penser qu’il s’agit d’une affaire terroriste. Si un parquet d’un autre ressort a déjà entamé l’instruction de ce dossier, ses actes ne sont pas annulés. Je le répète, cette méthode ne pose aucun problème. Un tel exemple illustre la capacité de nos magistrats à s’entendre, conformément à l’intérêt général, pour confier une affaire à la juridiction la plus pertinente et la plus judicieuse.
La création du procureur financier à compétence nationale a reçu l’adhésion des orateurs du groupe socialiste et apparentés. Il a également emporté l’approbation des sénateurs du groupe CRC, et je leur en sais gré. J’ai entendu les questions posées par M. Bocquet. Malgré ces interrogations, qui, à ses yeux, appellent un travail supplémentaire, je crois avoir compris qu’il apportait son soutien à ce dispositif.
De la part des sénateurs de l’opposition, j’ai parfois perçu un rejet complet de cette mesure. J’en prends acte. Certaines oppositions sont définitives, sans argumentation. D’autres soulèvent certaines questions, fondées sur les arguments exposés par M. le procureur de Paris. Je ne m’appesantirai pas sur l’autorité que présentent ces motifs. Toutefois, il me semble bon que le législateur prenne les distances nécessaires pour se pencher sur l’institution judiciaire en tant que telle et sur la volonté résolue que nous exprimons : nous doter des moyens de lutter contre la fraude fiscale, contre toutes les atteintes à la probité et contre la corruption. Il est nécessaire de confier à l’institution judiciaire des armes spécifiques et identifiées pour agir efficacement contre ces fléaux.
En d’autres termes, le procureur financier à compétence nationale disposera de moyens dédiés, que j’ai détaillés à la tribune et que je rappellerai très rapidement : ce nouveau parquet bénéficiera d’une centaine de créations d’emplois, soit une cinquantaine de postes réservés à des magistrats – dont vingt-deux magistrats du parquet, dix juges d’instruction, des juges du siège en première instance et des conseillers à la cour d’appel, au terme, naturellement, d’une montée en puissance – et une cinquantaine de greffiers.
Spécialisé dans ce domaine, ce procureur financier disposera d’attributions concurrentes concernant les atteintes à toutes les formes de probité, qu’il s’agisse de corruption, de conflits d’intérêts, de favoritisme ou de détournement de biens publics. S’y adjoint une compétence en matière de fraude fiscale complexe, dont la dimension internationale englobe les techniques particulières de dissimulation et les ramifications transfrontalières. Toutes ces fraudes seront soumises au procureur financier à compétence nationale, qui disposera également d’une compétence exclusive en matière de délits boursiers.
Il s’agit donc bien d’une compétence à part entière, déclinée en diverses spécialisations et assortie de moyens dédiés.
Parallèlement, j’ai entendu des interrogations concernant les juges du siège. Certains ont notamment évoqué l’Audiencia Nacional espagnole. Je souligne néanmoins que ce pays présente une organisation judiciaire absolument différente de la nôtre. §
N’ayant pas souhaité créer une entité de ce genre, nous sommes restés dans l’architecture de l’institution judiciaire en nous interrogeant sur la spécialisation des magistrats du siège, notamment des juges d’instruction. Nous nous sommes demandé comment faire pour éviter que les moyens et les effectifs supplémentaires que nous envisageons ne se diluent dans l’ensemble du ministère public.
L’Assemblée nationale a d’ailleurs souhaité introduire dans le projet de loi organique une disposition visant à spécialiser les juges du siège et à procéder à leur nomination dans les conditions que vous savez.
Nous avons fait valoir le défaut essentiel dont souffrait ce dispositif : une rigidité qui tend à cloisonner les contentieux. Nous savons pourtant qu’un certain nombre d’affaires peuvent articuler de la fraude fiscale, de la matière économique et financière, mais également de la criminalité organisée.
Dans ces cas-là, il est bon qu’un magistrat saisi puisse poursuivre l’instruction de l’affaire. Nous estimons donc que le dispositif prévu par l’Assemblée nationale ne convient pas, et nous nous en sommes expliqués. Votre commission des lois a fait sien l’avis du Gouvernement, considérant que ce dispositif n’était pas souhaitable.
Nous vous proposons par conséquent un mécanisme autorisant le premier président, sur avis du président du tribunal de grande instance, à habiliter les magistrats. Il ne s’agit pas d’une innovation, un tel dispositif existe déjà dans les juridictions interrégionales spécialisées, et fonctionne bien jusqu’à maintenant. §
Votre commission des lois a également choisi d’introduire une obligation de consultation de la commission restreinte de l’assemblée générale des magistrats. Le Gouvernement y voit une garantie supplémentaire de spécialisation et de compétence, et considère donc cette idée recevable. Plus encore, elle est bienvenue !
Nous créons donc un parquet financier à compétence nationale spécialisé, bénéficiant de moyens dédiés et de magistrats au profil déterminé, se préoccupant exclusivement des matières suivantes : atteintes à la probité, fraude fiscale complexe à dimension internationale, délits boursiers, sans oublier les infractions à la taxe sur la valeur ajoutée. S’y ajouteront des juges du siège, également spécialisés, habilités par le premier président, sur avis du président et de cette commission restreinte. Nous attribuerons à ce dispositif des moyens dédiés en effectifs, en lieux et en logistique.
On peut effectivement considérer qu’il n’y a pas lieu de changer le dispositif actuel. Mais en quoi cela viendrait à l’appui de nos efforts particuliers pour lutter contre les atteintes à la probité, contre la corruption et contre les fraudes ? Le Gouvernement vous assure qu’il se donne, par ces moyens-là, la capacité de permettre à l’institution judiciaire d’y concourir.
S’ajoute à cela la question de l’amont, c'est-à-dire la détection des infractions. Nous voulons que l’institution judicaire soit active pour repérer les infractions relevant de ces contentieux. À cette fin, la création de l’Office central de lutte contre les atteintes à la probité est importante.
Cet Office central aura une compétence très large et très profonde. Il sera composé d’officiers de police judiciaire issus de différents corps : policiers, gendarmes, mais aussi douaniers et fonctionnaires de l’administration fiscale. Vous l’avez bien noté, bénéficiant d’attributions élargies, il pourra être saisi directement par le parquet financier à compétence nationale.
La prévalence de la procédure fiscale, en termes de transactions, demeure, avec le dispositif qui vous a été présenté par le ministre du budget. Cependant, le parquet financier à compétence nationale, dans la mesure où il peut dorénavant mobiliser l’Office central sur les procédures, notamment en matière de fraude fiscale complexe, gagne de réelles compétences d’investigation au regard de la situation actuelle.
Aujourd’hui, en effet, lorsqu’un procureur identifie une fraude fiscale à l’occasion d’une procédure sur un autre contentieux, il la qualifie de blanchiment de fraude fiscale et saisit la brigade de répression, les officiers de police judiciaire qui sont à sa disposition. Avec l’Office central, nous disposerons d’officiers de police judiciaire spécialisés dans ce type d’investigations. Le parquet aura donc ainsi une capacité plus grande à enquêter sur les fraudes fiscales complexes.
Avec le ministre du budget, comme celui-ci l’a dit à plusieurs reprises, nous avons beaucoup travaillé. Nos responsabilités diffèrent par leurs natures.
La pression la plus forte repose sur le ministre du budget, qui a l’obligation de faire en sorte que celles et ceux qui cherchent à échapper à l’impôt échouent. Ceux-là ne s’acquittent pas de leurs obligations et ne contribuent pas aux charges communes, ils ne participent pas au financement de l’appareil d’État, des services publics. Ils portent atteinte à tout ce qui fait de la citoyenneté une réalité pratique, c'est-à-dire à la possibilité pour tous les citoyens d’accéder à certains services relevant de la sphère publique : l’éducation, la santé, les services sociaux, les infrastructures, le transport. Tous ces services sont indispensables et concourent à l’égalité dans la société. Le ministre du budget porte donc la responsabilité de faire en sorte que l’État récupère effectivement les sommes qui lui sont dues et qui lui échappent.
Ma responsabilité consiste à m’assurer que toute infraction à la loi reçoit la punition prévue, à un moment ou à un autre, par la représentation nationale et qui est inscrite dans le code pénal.
Nous avons donc beaucoup travaillé. J’ai d’abord affirmé, par réflexe, que, quelle que soit la situation du fraudeur, quand une transaction, quelle qu’elle soit, aura été conclue, elle ne pourra pas empêcher le déclenchement de l’action publique.
Nous avons cherché des solutions à partir de cette exigence. Nous avons aussi étudié les chiffres des dernières années. Ils confirment, malheureusement, ce que vous avez été plusieurs à exprimer à la tribune : assez peu de procédures aboutissent, les délais ne révèlent pas une diligence extraordinaire, les sanctions ne sont pas particulièrement dissuasives. En tout état de cause, le juge judiciaire ne peut prononcer que des amendes, et non le recouvrement de l’impôt, rôle qui revient au juge administratif
Vous l’avez remarqué, notre souci a été d’aggraver considérablement les amendes, afin que le juge puisse sanctionner sérieusement. Nous nous sommes engagés, le ministre du budget et moi-même, en respectant la cohérence de nos politiques respectives, pénale et fiscale, dans une meilleure articulation entre ces politiques. Nous avons donc pris un certain nombre de dispositions pratiques, très précises, visant à faciliter l’échange d’informations et la transparence dans le travail des uns et des autres.
Des juges de l’ordre judiciaire seront intégrés à la commission des infractions fiscales, la CIF, aux côtés des juges de l’ordre administratif et de l’ordre financier qui la composent actuellement.
L’obligation de présenter au Parlement chaque année un compte rendu de l’activité de la CIF nous permettra d’éclairer un certain nombre de points essentiels sur lesquels nous ne disposons pas d’éléments tangibles aujourd’hui. Il est incontestablement nécessaire d’évaluer les procédures traitées par cette commission. Aucun d’entre nous n’est indifférent au fait que celle-ci examine depuis sa création à peu près un millier d’affaires par an. Cette stabilité est dénuée d’explication logique et évoque une contingence arithmétique, une sorte de quota, liée à sa capacité maximale de traitement.
Ce rapport annuel, présenté par le ministre du budget à la représentation nationale, éclairera le profil de ces affaires et les causes de cette stabilité statistique. Il nous permettra également d’étudier la typologie des affaires transmises au parquet. L’institution judiciaire confirme, en effet, le faible nombre de condamnations, et leur faible ampleur, mais fait valoir que les affaires qui lui parviennent n’encourent que des sanctions relativement modestes.
Ce rapport permettra donc d’y voir plus clair et de connaître la typologie des affaires transmises par la CIF à l’institution judiciaire. Il permettra sans doute aussi d’élaborer plus précisément les critères de saisine de cette commission et les conditions de poursuites.
L’engagement du ministre du budget de rendre compte au Parlement chaque année constitue donc un effort de transparence susceptible de nous permettre de mieux apprécier la situation afin de déterminer s’il est éventuellement possible de concilier l’efficacité et le déclenchement automatique, ou au moins plus fréquent, de l’action publique.
Pour ma part, je ne renonce pas – et ce souci est partagé, à mon sens, par tous les parlementaires – à veiller à ce que l’État rentre dans ses fonds. Les sommes éludées par la dissimulation, la fraude fiscale et l’évasion fiscale doivent rentrer dans les caisses de l’État. En effet, nous ne pouvons pas continuer à exiger des efforts de ceux qui disposent de revenus de personnes physiques et à permettre que ceux qui ont dissimulé les leurs paient l’impôt et les pénalités sans être sanctionnés plus avant.
Nous avons donc le souci de faire prévaloir le droit. Les dispositions que nous avons mises en place nous permettront, à mon sens, d’avancer significativement dans cette direction.
Nous avons vraiment travaillé en bonne intelligence, en nous préoccupant de l’efficacité comme de la lisibilité. Nous le savons bien, en effet, autant les citoyens qui connaissent la difficulté et y sont confrontés à titre individuel comprendront qu’il est important de réintégrer l’argent évadé dans les caisses de l’État, autant ils ne comprendraient pas que ces comportements ne fassent pas l’objet de sanctions lorsqu’elles sont méritées.
Nous allons donc travailler ensemble afin de faire en sorte qu’aucune affaire méritant d’être transmise à la justice ne lui échappe. C’est là un engagement fort et formel pris par le ministre du budget