Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de vous livrer quelques réflexions.
Tout d'abord, 75 % des Français désirent mourir chez eux, mais 70 % à 85 % d'entre eux, selon les régions, meurent seuls dans un univers médicalisé, voire surmédicalisé.
Le savoir médical, quand il ne s'adresse qu'au corps, ne peut être à même d'apaiser la souffrance d'une fin de vie. Au contraire, il peut provoquer une mort psychique qui viendrait précéder la mort physique.
Les droits du malade comprennent aussi le droit à l'ignorance, le droit à l'illusion, le droit de changer d'avis, le droit de refuser des actes disproportionnés, mais aussi le droit de refuser l'interruption d'un traitement et d'exiger du médecin qu'il fasse tout pour le sauver ou le maintenir en vie le plus longtemps et dans les meilleures conditions possibles.
Plus du quart des décès en Europe surviennent à la suite d'une décision prise par un médecin. Plus de la moitié de ces décès concernent des personnes de plus de quatre-vingts ans.
Enfin, dernière réflexion, les soins palliatifs exigent l'abandon de l'idée de productivité dans les services, dans les lits qui en relèvent, ou dans les moyens mis en place pour leur déploiement à domicile.
Ces données doivent nous amener non seulement à respecter la volonté de la personne malade, mais aussi à repenser la place qui doit être réservée à la famille et aux soins palliatifs dans la fin de vie des Français, que celle-ci se passe à la maison ou à l'hôpital.
Je veux en cet instant remercier et féliciter notre collègue député Jean Leonetti pour son engagement, son travail et celui de sa commission, sans oublier celui de l'Assemblée nationale, qui nous a transmis ce texte adopté à l'unanimité.
Je veux également saluer et remercier notre rapporteur, Gérard Dériot, qui a accepté de prendre en charge l'une des plus difficiles et délicates propositions soumises à notre commission et au Sénat.
De nombreuses auditions organisées par notre rapporteur, dont plusieurs étaient ouvertes à l'ensemble des sénateurs, nous ont convaincus que si ce texte ne bouleversait pas les pratiques en vigueur il contribuerait à mieux éclairer le rôle de chacun et les procédures à suivre, pour ne pas dire les bonnes pratiques à respecter dans les situations de fin de vie.
Nous ressentons tous la force que l'unanimité de l'Assemblée nationale confère à la rédaction du texte qui nous est soumis.
Si la commission des affaires sociales a fait sienne l'idée d'un vote conforme, comme nous l'a proposé notre rapporteur, c'est parce que ce dernier a su nous faire cette proposition avec sagesse, en nous assurant de porter la plus grande attention aux amendements qui apparaîtraient nécessaires.
Comme son rapporteur, la commission est restée ouverte à toutes les réflexions et propositions des sénateurs. Et cette journée devrait nous permettre de parfaire le travail remarquable de l'Assemblée nationale.
A quelles questions tente de répondre le texte qui nous est soumis ?
Doit-on, en toutes circonstances, refuser l'obstination déraisonnable ?
Comment respecter la volonté de la personne malade, « qu'elle soit consciente ou inconsciente » ou, pour être plus précis, « qu'elle soit ou non en état de donner un consentement ou un refus libre et éclairé » ?
Quelle importance accorder à la famille ?
Quelle place réserver à la personne de confiance ?
Quelle autorité reconnaître aux directives anticipées ?
Qui décide de la conduite à tenir quand le malade est hors d'état d'exprimer sa volonté ?
Notre organisation des soins palliatifs est-elle satisfaisante ?
Doit-on former des référents en soins palliatifs, et combien ?
Faut-il créer dans les facultés de médecine des chaires en soins palliatifs, comme l'évoquait tout à l'heure M. le rapporteur ?
Avant de vous livrer quelques-unes de mes réactions à ces questions, je veux vous faire partager deux expériences.
La première est celle de l'accompagnement remarquable d'une personne malade, en soins palliatifs à l'hôpital Bretonneau, qui a vécu la fin de sa vie traitée, soignée, calmée, nourrie, entourée et respectée par le personnel soignant, même lorsqu'elle était inconsciente. La présence d'accompagnants étant possible, souhaitée, facilitée et gratuite, elle fut veillée la nuit régulièrement par un ami jusqu'à sa mort.
La deuxième expérience concerne le mauvais sort réservé à un malade octogénaire, guéri d'une infection respiratoire dans un hôpital et qui, en raison de son âge et de sa fatigue après trois semaines d'hospitalisation, a été dirigé contre son gré et par surprise vers l'annexe de l'hôpital, servant de maison de retraite. Cet homme, qui n'avait pas assez de force pour rentrer directement dans sa maison à étages située au bord du Cher, est parti en pleurant vers l'annexe de l'hôpital, « le mouroir », comme il disait. Absence de prise en charge, pas de kinésithérapie, pas de marche quotidienne...
Si vous ne buvez pas, c'est que vous n'avez pas soif ! Si vous ne mangez pas, c'est que vous n'avez pas faim ! Personne ne se demande si le malade peut aisément saisir son verre ou couper ses aliments.
Au bout de trois semaines, l'homme convalescent s'enfonce dans sa fatigue, son sentiment d'abandon et sa tristesse. Insuffisant respiratoire, il s'infecte à nouveau. Le personnel commence alors à parler de fin de vie. Le médecin évoque même un cancer inexistant pour expliquer à la famille qu'il ne s'acharnera pas si la situation se dégrade. On réclame à son épouse un costume propre, qui est immédiatement placé en bas de son placard, bien en vue de tous, avec la mention : « à mettre après le décès ». La famille ayant osé se plaindre, la personne « convalescente » se levant encore un peu, le costume est mis sur un cintre.
Deux semaines plus tard, le convalescent se plaint du dos. Il a mal aux reins, car il ne s'est pas levé depuis plusieurs semaines, personne n'ayant pris soin de lui. En se plaignant, il ignore qu'il vient de signer son arrêt de mort. Pour le calmer, la morphine lui est d'emblée dispensée à des doses le plongeant immédiatement dans une semi-conscience, et il est exécuté en quelques jours par administration de morphine à des doses doublées quotidiennement.
Ces deux histoires, mes chers collègues, n'ont rien de commun.
Dans le premier cas, des soins palliatifs sont mis en oeuvre par du personnel qualifié et formé à la prise en charge d'une personne malade en réelle fin de vie.
Dans le second exemple, la personne guérie est exécutée non parce qu'elle est en fin de vie, mais parce qu'elle est trop avancée dans la vie, pour avoir déjà trop vécu.
Réclamant trop de soins et de prise en charge, occupant trop longtemps un lit, ces malades sont abandonnés par les hommes et un certain système d'absence de soins, triste miroir de notre société.
La personne plus jeune, agonisante, a vécu la fin de sa vie dans la dignité. La personne âgée, quant à elle, a été maltraitée, sa volonté non respectée, ses droits violés, sa vie tranchée.
Il faut rappeler dans tous nos hôpitaux, nos résidences médicalisées et nos maisons de retraite que la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé s'applique aussi aux convalescents et à tous les bien-portants, même âgés de plus de quatre-vingts ans !
Je vais maintenant tenter de compléter les réponses qui nous sont proposées.
Oui, il faut refuser l'obstination déraisonnable en toutes circonstances, sauf une : lorsque le malade conscient le réclame ou que, par une directive anticipée, il l'a clairement réclamée. Le droit à tenter de rester en vie le plus longtemps possible ne saurait être transgressé par quiconque, même lorsque le demandeur a plus de quatre-vingts ans.
Dans tous les autres cas, l'obstination déraisonnable doit être refusée et la décision appartient au médecin, dans le respect des procédures décrites.
Quant à l'état d'aptitude ou non à exprimer sa volonté, la situation est claire si la personne est dans le coma, ou y a été opportunément placée. Mais pour les autres, qui peut certifier qu'ils se prononcent de façon libre et éclairée, comme l'exige notre loi ?
Le niveau d'information reçue, la capacité ou le souhait de percevoir la réalité de son état, le trouble lié à la douleur et à l'angoisse, la volonté réelle de partager les informations de la part de ceux qui les détiennent, et bien d'autres facteurs, relativisent la réelle capacité d'une personne malade à donner un consentement libre et éclairé.
Pourtant, cette solution, comme la démocratie, est la plus mauvaise des solutions en dehors de toutes les autres ; il importe donc de s'y accrocher de toutes nos forces : il faut recueillir le consentement du malade !
Quelle place accorder à la famille et à la personne de confiance ? Celles-ci, parce qu'elles contribuent à introduire du subjectif, du mouvement, du rêve, ont une place importante dans l'équilibre du malade, même au coeur des soins palliatifs.
Un proche est souvent le premier à percevoir que la personne malade a compris sa situation et à savoir que derrière des propos parfois ambigus se cache l'indicible. Le lien de confiance, l'intelligence du coeur et de l'esprit, l'écoute silencieuse des cris de l'âme de celui qui est au-dessus du gouffre donnent le droit de plaider le cas de celui qui s'éteint face au savoir objectif et encombrant du soignant.
Enfin, seules des directives anticipées peuvent surpasser la parole de celui qui a su réellement partager la souffrance.
Et qu'en est-il des soins palliatifs ?
Un jour, le médecin ne parvient plus à guérir. Ce n'est pas surprenant ! C'est un médecin qui vous parle.
Tout vivant est un mourant qui s'ignore. Mais tout mourant est malheureusement trop souvent un vivant qu'on ignore. Il reste alors au médecin à remplir une autre de ses missions, certainement la plus noble : soigner ! Le combat est plus difficile : le soignant est face à une personne malade qui lui renvoie avec violence le dur constat de son incompétence scientifique, qui l'agresse en lui transférant son angoisse du gouffre, celle qui broie les âmes et les coeurs.
Cette mission n'est plus à la hauteur de n'importe quel médecin ou professionnel de soins, pas plus qu'elle n'est à la portée d'un proche isolé : c'est un travail pour une équipe pluridisciplinaire et mobile. C'est la grandeur des services de soins palliatifs. Chacun y a sa place et y reste le bienvenu. C'est un monde de modestie et de respect face à l'essentiel, très loin des certitudes et des glorioles que procurent les choses aisées.
La famille, les bénévoles, qu'il ne faut pas oublier, les amis, l'ensemble du réseau de soins vont réussir à donner un sens à ce temps entre la mortannoncée et la mort réelle.
Les soins palliatifs demandent beaucoup d'énergie et de temps. Ils réclament aussi une formation des acteurs bénévoles et professionnels. Monsieur le ministre, quand enseignera-t-on la plus difficile des missions des soignants : apporter leurs soins à une personne qui va subir l'autre épreuve de son existence, après la naissance, la fin de sa vie ?
Notre société laïque ne se débarrassera jamais de la mort ; elle doit donc savoir y préparer ses citoyens dans la dignité. Mes chers collègues, le texte qui nous est présenté devrait, si vous l'amendez dans le bon sens, faire écho à cette exigence qu'aimait rappeler le plus grand des Polonais : « L'essentiel, c'est la dignité de l'Homme. »