On voit à quelles aberrations peut conduire le principe de la sacralité de la vie quand son application est poussée à l'extrême, je dirais même à l'absurde, ses thuriféraires n'hésitant pas à recourir à des méthodes infiniment plus cruelles et inhumaines que celles qu'ils rejettent.
Je plains sincèrement ceux qui auront un jour à appliquer cette disposition. Il leur faudra au moins autant de courage pour la mettre en oeuvre qu'il aura fallu de perversion pour l'imaginer.
La mort est un problème humain avant d'être un problème médical. On aurait aimé trouver dans ce texte la reconnaissance pour chacun d'un droit ultime et nécessaire, celui de choisir sa fin, de l'imposer à ses proches et à la société, soit directement quand on est en mesure d'exprimer sa volonté, soit par des directives anticipées dans le cas contraire. Ce n'est malheureusement pas le cas, il faut bien le reconnaître.
En revanche, la proposition de loi conforte le pouvoir médical et assure une meilleure protection juridique des médecins à l'hôpital et plus particulièrement dans les services de réanimation médicale.
Grâce à Vincent Humbert, à sa mère et au Dr Chaussoy, ces médecins sont en train d'obtenir ce qu'ils demandaient en vain depuis longtemps déjà : la dépénalisation de certains actes médicaux que les juges assimilaient à des pratiques euthanasiques et que ces médecins refusaient, et refusent toujours, de dénommer ainsi et d'assumer pour ce qu'ils sont.
On ne peut que se réjouir d'une telle avancée, en regrettant toutefois qu'elle n'aille pas jusqu'au bout de la logique. Elle tente d'opérer, en vain me semble-t-il, puisqu'elle n'en assure pas le contrôle, un tri entre ces pratiques multiples où cohabitent, dans des proportions variables, l'arrêt de traitement, le soulagement illimité de la douleur et la piqûre mortelle. En se refusant à aller plus loin, les auteurs de la proposition de loi acceptent de proroger une situation malsaine, fondée sur le mensonge et l'hypocrisie, qui résulte de l'inapplication d'une législation sur l'euthanasie que seule la violation régulière rend humainement et socialement supportable.
Devant la difficulté d'opérer une distinction claire entre ces pratiques, ne serait-il pas préférable de laisser au mourant, quand cela est possible, le soin d'arbitrer entre elles ? Car toutes ces techniques ne relèvent-elles pas de la même conscience, celle de l'inutilité de s'acharner à maintenir une vie qui n'en est pas une et qui n'en sera plus une pour l'intéressé ?
En effet, la différence entre provoquer sciemment la mort de quelqu'un par une action ou une abstention, et la laisser advenir sans avoir l'intention de la provoquer, ne m'apparaît pas aussi essentielle qu'elle puisse exonérer le médecin de toute responsabilité morale. Sa responsabilité, si responsabilité il y a puisque c'est avant tout la volonté du mourant qu'il doit respecter, ne réside-t-elle pas finalement davantage dans la décision elle-même que dans les modalités de sa mise en oeuvre ?
La différence morale est-elle si grande entre attendre la mort ou la précipiter un peu dans l'espoir d'abréger les souffrances de celui qui s'en va ?
Une abstention est toujours la conséquence d'une décision médicale. Débrancher un appareil, retirer une sonde gastrique ou une perfusion sont des actes médicaux. Sans l'intervention d'un médecin, sans son arbitrage, quelle que soit la forme que revêt la pratique, la mort ne serait pas intervenue à ce moment précis et de cette façon.
Seuls peuvent être satisfaits de ce texte ceux qui se considèrent comme les usufruitiers d'un bien qui ne leur appartient pas, la date et l'heure de leur mort relevant de la bonne volonté du bailleur, dont le sous-traitant ici-bas serait le médecin.
Les autres, qui s'estiment propriétaires de leur vie et qui n'entendent confier à personne d'autre le choix du moment et des modalités de leur fin de vie, n'ont pas d'alternative : ils doivent recourir aux soins palliatifs, puisque la proposition de loi, en son état actuel, ne prévoit pas d'autre possibilité.
Entendons-nous bien : il s'agit non pas de remettre en cause les bienfaits indiscutables de ces unités de soins palliatifs, hélas ! dramatiquement insuffisantes, ni de critiquer le travail qui s'y effectue et qui est en tous points remarquable, mais de souligner les ambiguïtés et les contradictions du discours qui les instrumentalise. Leur promotion dithyrambique par des zélateurs souvent inspirés donne parfois l'impression de n'avoir pour but que de démontrer que la demande d'euthanasie n'existe plus, au point que l'on ne comprend pas pourquoi il faille encore aujourd'hui s'y opposer par principe avec autant d'énergie.
Au cours des nombreuses auditions que la commission des affaires sociales a consacrées aux soins palliatifs, nous avons souvent entendu les différents protagonistes essayer de nous convaincre que l'agonie pouvait être un moment privilégié de la vie et qu'il serait toujours possible de supprimer la douleur physique et la souffrance morale.
Or rien ne semble plus contestable ! Ainsi, Jean-Michel Lassaunière, chef du centre de soins palliatifs à l'Hôtel-Dieu de Paris, que nous n'avons malheureusement pas auditionné, déclare : il ne faut pas tout attendre des soins palliatifs et se garder de deux illusions ; premièrement, les soins palliatifs ne sont pas toujours synonymes de bonne mort ; deuxièmement, imaginer qu'ils pourraient d'un coup de baguette magique supprimer la douleur et les demandes d'euthanasie serait une erreur, une manière de fuir le débat, une manière de se réfugier derrière une solution toute trouvée.
On comprend mieux, dans ces conditions, la nécessité de reconnaître pour les mourants, au moins pour les plus lucides d'entre eux, le droit de récuser de telles illusions et de demander au médecin de les écouter pour éviter qu'une demande d'aide à mourir soit systématiquement interprétée comme la manifestation d'un désir inconscient de vivre.
Derrière ce discours humaniste voisinant avec des techniques qui finissent par se confondre avec des pratiques euthanasiques quand elles plongent, par exemple, le mourant dans l'inconscience, il est difficile de ne pas voir la résurgence d'une certaine forme de paternalisme médical. Certains médecins ont visiblement du mal à accepter, au moment où l'on croyait pourtant acquis le rééquilibrage de la relation entre le médecin et le patient, que les malades puissent se libérer de leur tutelle ou qu'ils mettent éventuellement en question leur compétence. Certains éprouvent sans doute des difficultés à assumer ce qui peut apparaître comme une forme de limitation de leurs pouvoirs.
Pourtant, tous les choix des malades sont honorables ; le patient, dans ces moments extrêmes, est le meilleur juge de son propre bien et l'on ne saurait faire de tort à qui consent. Nul, et surtout pas les médecins, n'a à les juger dans ces moments où la vie bascule et où les définitions classiques du bien et du mal sont aussi vaines qu'inopérantes, où l'on assiste même parfois, en un instant, à leur inversion.
On cite souvent l'injonction de Kafka sur son lit de mort à son médecin : « tuez-moi, sinon vous êtes un assassin ! ». Plus près de nous, je reprendrai ce que dit Noëlle Chatelet dans son livre, que l'un des orateurs précédents a cité : « Il faut parfois l'aimer très fort, la vie, pour préférer la mort. Il arrive que le choix de la mort soit un hymne à la vie.»
Tout cela devrait nous conduire, mes chers collègues, à considérer que le moment est enfin venu pour la médecine, aussi performante et bien intentionnée soit-elle, d'accepter que la mort est avant tout l'affaire de celui qui meurt. Cette proposition de loi nous en offre l'occasion privilégiée. Espérons, mes chers collègues, que nous saurons la saisir ! §