Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 25 juillet 2013 à 9h30
Adaptations dans le domaine de la justice en application du droit de l'union européenne — Adoption des conclusions modifiées d'une commission mixte paritaire

Christiane Taubira :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, M. le rapporteur ayant mis l’accent, dans son exposé, non seulement sur les grands enjeux, les points de divergence – les points de délicatesse également – soulevés par ce texte, mais aussi sur l’aboutissement auquel sont parvenus les rapporteurs des deux assemblées, ainsi que les commissions des lois, je me permettrai pour ma part d’insister sur plusieurs points sur lesquels le Gouvernement souhaite attirer l’attention du Sénat et obtenir son approbation.

Tout d’abord, je tiens à saluer le travail législatif qui a été accompli. C’est de la belle ouvrage législative qui a été réalisée, dans des conditions assez inhabituelles.

En effet, ce texte vise à transposer plusieurs instruments juridiques. Le Gouvernement et les deux chambres du Parlement auraient pu opter pour un examen du texte selon un processus mécanique, pour une transposition en fonction de contraintes de calendrier.

Il en a été tout autrement. Si nous étions certes confrontés à une légère contrainte de calendrier s’agissant d’un instrument devant être transposé depuis février 2012, nous disposions pour les autres de davantage de temps, certains instruments pouvant être transposés jusqu’au mois de décembre 2014.

Ainsi, nous n’avons pas travaillé sous la contrainte, mais guidés par la conviction que les présentes transpositions et adaptations de notre législation pénale contribuent à la construction de cet espace de liberté, de justice et de sécurité que nous élaborons en Europe.

Ce texte contribue à consolider nos capacités à lutter contre des délits et crimes insupportables, qui pénalisent des personnes de grande vulnérabilité. En ces matières, un État de droit – la France en particulier – ne peut tolérer que sa législation ne soit pas la plus élaborée possible afin d’être en mesure d’y faire face efficacement.

Notre approche n’est donc pas contrainte par des impératifs de calendrier ; elle ne résulte pas non plus d’un processus mécanique. Nous nous inscrivons dans une réflexion sur les fondements mêmes de notre droit pénal ainsi que sur la cohérence de notre législation pénale. Nous affirmons également notre volonté politique d’affronter les crimes et délits visés par ce texte de transposition.

Comme l’a rappelé M. le rapporteur, nous transposons une demi-douzaine d’instruments juridiques européens et nous adaptons notre législation à des protocoles et conventions européens et internationaux.

Les matières concernées sont extrêmement importantes : le droit pénal matériel, avec les dispositions concernant la lutte contre la traite des êtres humains et la lutte contre les violences faites aux femmes ; la lutte contre les abus sexuels à l’encontre des enfants et mineurs, de même que les situations de disparitions forcées. A cet égard, nous distinguons désormais les disparitions forcées liées à des événements politiques de celles qui relèvent directement de délits et de crimes commis par des personnes physiques.

En outre, nous adaptons notre procédure pénale en matière d’interprétation et de traduction des principales pièces de procédure. Ce droit nouveau doit contribuer à assurer, vis-à-vis de certains justiciables, la compréhension du droit.

Par ailleurs, nous reconnaissons mutuellement des décisions de justice, y compris prises en l’absence des personnes mises en cause, ou privatives de liberté.

Parmi les avancées importantes apportées par le présent texte, je tiens à souligner l’aboutissement tout à fait satisfaisant auquel vous êtes parvenus concernant les compétences reconnues au membre national d’Eurojust. Nous améliorons ces compétences, nous consolidons les pouvoirs d’Eurojust sans perturber ni désorganiser le ministère public et les conditions d’engagement de l’action publique.

Le Sénat a joué un rôle important sur ce point. En effet, grâce aux débats très nourris qui ont eu lieu ici, les députés ont pu mieux concevoir la nécessité de reconnaître au membre national d’Eurojust un pouvoir d’enquête et de déclenchement de l’action publique, et ce sans mettre en péril la cohérence et la cohésion même de l’action du ministère public par rapport à notre organisation judiciaire.

Ce texte de transposition, qu’aucun d’entre nous n’a envisagé de façon passive, soulevait également des divergences sur des points que je ne qualifierai pas de mineurs : il s’agissait notamment de la définition de la servitude et de l’esclavage, concepts visés par les instruments juridiques transposés.

Or, si l’esclavage est présent dans notre droit pénal, il l’est au sens de crime contre l’humanité et non en tant qu’action détachée de tout un processus global et institutionnel, que nous avons connu historiquement.

La servitude, en tant que telle, n’est pas non plus définie dans notre droit.

L’Assemblée nationale et le Sénat ont ainsi considéré qu’il y avait lieu de travailler à la définition de ces deux concepts que sont la servitude et l’esclavage.

Cependant, nous avons considéré, compte tenu de l’importance de ces incriminations, que ce travail ne pouvait être effectué dans un délai court : nous avons eu à cœur, dès le début, de prendre très au sérieux ces incriminations, leur contenu, la définition pouvant en être donnée, les sanctions pouvant être retenues contre elles. La démarche a donc été très sérieuse.

Parallèlement, nous avons considéré qu’il nous fallait du temps pour rassembler les compétences, interroger le droit, entendre des points de vue différents. C’est ce temps que les deux assemblées se sont donné.

En ce sens, le processus a été inhabituel. Ainsi, lorsque je qualifiais ce travail de « belle ouvrage législative », je faisais référence aussi bien au contenu des dispositions de ce texte qu’à la méthode qui a permis son élaboration.

En effet, l’Assemblée nationale et le Sénat ont accepté de se donner le temps de réfléchir et de voir si nous étions en mesure d’aboutir dans le cadre de la transposition de ces instruments juridiques. C’est bien ce qui a été fait.

Pour ce texte, l’Assemblée nationale et le Sénat ont exceptionnellement mis en place un groupe de travail mobilisant les deux chambres.

Ce groupe a procédé à des auditions. Il s’est également appuyé sur les services de l’administration centrale du ministère de la justice. J’avais annoncé à cette tribune que ces derniers seraient mis à l’entière disposition des rapporteurs des commissions des lois des deux assemblées et du groupe de travail dès la mise en place de ce dernier. Cette possibilité a été utilisée puisque le groupe a souhaité à deux reprises se réunir au ministère de la justice.

Le résultat de ce travail est tout à fait admirable. Malgré des divergences fortes sur des sujets majeurs, le groupe a abouti à la création de quatre niveaux d’incrimination, selon leur gravité.

L’incrimination visant les conditions de travail et d’hébergement indignes contraires à la dignité de la personne est punie de cinq ans d’emprisonnement, avec deux niveaux de circonstances aggravantes aboutissant à sept ans et à dix ans d’emprisonnement.

Le groupe de travail a proposé trois autres niveaux de gravité, avec la création de trois incriminations nouvelles.

L’incrimination de travail forcé est punie de sept d’emprisonnement. Elle comprend également deux niveaux d’aggravation avec des circonstances concernant les mineurs ou un travail forcé imposé à des groupes, les sanctions étant alors de dix ans et de quinze ans de réclusion criminelle.

Comme l’a indiqué M. le rapporteur, la réduction en servitude a été conçue comme un prolongement du travail forcé, suivant la logique de cette incrimination dans le droit européen et dans le droit international.

Ainsi, la réduction en servitude a été définie comme un travail forcé imposé de façon habituelle mais comportant une dimension aggravante par rapport à celui-ci. Alors que le travail forcé évoque une exploitation sous menace ou violence et sous contrainte, la réduction en servitude se distingue par le fait que la victime présente une dépendance ou une vulnérabilité apparente ou connue de l’auteur. Cette incrimination est punie de dix ans avec deux niveaux de circonstances aggravantes.

En outre, vous avez eu le courage de vous attaquer à la définition d’une incrimination difficile et complexe : celle de la réduction en esclavage. La définition à laquelle vous êtes parvenus est cohérente avec celle qui a été retenue dans la convention internationale, élaborée par la Société des Nations à Genève en 1926 et reprise dans la convention internationale de l’ONU en 1956.

La réduction en esclavage se définit ainsi comme le fait d’exercer à l’encontre d’une personne l’un des attributs du droit de propriété. Elle vise le refus de reconnaître cette personne comme étant un sujet de droit, de reconnaître sa liberté, sa dignité.

L’incrimination de réduction en esclavage ainsi définie est désormais punie de vingt ans de réclusion criminelle, la peine pouvant aller jusqu’à trente ans de réclusion criminelle en cas de circonstances aggravantes.

Vous avez retenu une incrimination distincte, à savoir l’exploitation de la personne réduite en esclavage, avec des circonstances aggravantes. Celles-ci sont notamment liées au fait que l’auteur du crime, sachant que la personne est réduite en esclavage, y ajoute l’exploitation sexuelle, la séquestration, la réduction au travail forcé. Une telle aggravation conduit à trente ans de réclusion criminelle.

Le travail effectué ici est de très grande qualité. Il est exceptionnel dans le cadre d’un texte de transposition d’instruments juridiques.

Par loyauté à l’égard du Parlement, M. le rapporteur a indiqué que ce débat a été approfondi en dehors des séances plénières de l’Assemblée nationale et du Sénat. Néanmoins, ce travail est d’une telle qualité qu’il fait honneur aux deux assemblées parlementaires. Il n’y a donc pas à s’interroger sur l’aboutissement auquel est parvenu ce groupe de travail animé par les deux rapporteurs, aboutissement validé par les deux commissions des lois et par l’Assemblée nationale en séance plénière. J’espère que le Sénat fera de même.

Le travail de la commission mixte paritaire a été véritablement inhabituel, et j’irai même jusqu’à dire qu’il a été sans précédent. Je tiens à le saluer, car il nous aidera sans doute à mieux aborder, à l’avenir, les transpositions de textes.

Plusieurs projets de directives et de règlements européens, sur des sujets extrêmement lourds, vont prochainement aboutir. Évidemment, les règlements vont directement s’imposer à nous. Toutefois, l’expérience que nous avons acquise à l’occasion du présent texte nous servira pour travailler en amont à l’élaboration des règlements qui s’imposent automatiquement à notre droit.

Les prochains textes, européens ou internationaux, de transposition de directives dans notre droit interne, notamment ceux qui concernent des sujets complexes, pourront être enrichis par le travail qui a été accompli.

Reste le sujet délicat de l’abrogation du délit d’offense au chef de l’État, dont M. le rapporteur a parlé admirablement.

Le Sénat avait une position plus conforme à la dimension symbolique et solennelle de nos institutions, qu’il fallait donner à voir.

Certes, il convenait de moderniser et de démocratiser notre droit en le délestant, comme le disait M. le rapporteur, des derniers héritages monarchiques, qui tendaient à placer le Président de la République au-dessus de la société.

Notre chef de l’État n’est pas de droit divin ! Mais, élu au suffrage universel, il endosse une fonction solennelle, lourde et extrêmement responsable, et se trouve excessivement exposé. Il y a donc lieu de faire en sorte que la figure du chef de l’État, quelle que soit la personnalité politique qui l'incarne, ne soit pas indûment abîmée, parce qu’elle contribue au lustre que nous donnons à notre démocratie.

Le Sénat a été très sensible à ce dernier aspect, tout en étant réceptif à la question de la démocratisation de notre droit et à la nécessité de faire en sorte que le chef de l’État n’apparaisse pas, ainsi, comme étant de droit divin, sans pouvoir subir aucune forme d'offense.

Entre le souci, exprimé par l’Assemblée nationale, de faire du chef de l’État presque un citoyen comme un autre et la nécessité de respecter les institutions ainsi que la figure symbolique et solennelle du Président de la République, il fallait trouver la bonne mesure. Le travail effectué en amont de la commission mixte paritaire et par la CMP elle-même a permis d'y parvenir.

On peut sans doute sortir de cette procédure particulière qui consistait, en cas d'offense au chef de l’État, à saisir le procureur de la République par l'intermédiaire du garde des sceaux, étant clairement indiqué que ce dernier n’exerce, en l'espèce, qu’une compétence liée et que le procureur de la République reste libre d'apprécier la recevabilité de la plainte qui lui est ainsi transmise. Il s'agit, certes, d'une procédure qui donne de la solennité, mais c'est aussi une procédure dont nous pouvons nous priver.

Néanmoins, nous ne pouvions pas exposer le chef de l’État à une éventuelle multiplication des injures et des diffamations sans lui donner les moyens de réagir. La solution adoptée me semble déboucher sur un équilibre satisfaisant, puisqu'elle consiste à protéger le Président de la République dans les mêmes conditions que toute personne représentant l'autorité publique ou exerçant un mandat public.

Le délit d'offense au chef de l’État est donc abrogé, mais ce dernier pourra néanmoins se défendre. La personne qui aura tenu des propos injurieux ou diffamatoires pourra elle aussi se défendre en soulevant l'exceptio veritatis, pourvu qu’elle fasse la preuve du bien-fondé de ses propos.

En somme, le chef de l’État n’est plus indûment sacralisé sans qu’il se trouve, pour autant, inconsidérément exposé : il pourra, comme tout ministre, tout parlementaire et tout fonctionnaire, réagir en cas d'injure ou de diffamation.

Il me reste deux autres points à aborder qui ont fait débat ; le premier a déjà été introduit dans le texte issu de la commission mixte paritaire et le second sera traité – je l'espère, avec votre approbation – par le biais d'un amendement.

Vous avez accepté de tirer les conséquences d'une décision du Conseil constitutionnel intervenue le 14 juin 2013 – avec effet immédiat – qui introduit une voie de recours en cassation dans le cas où un mandat d'arrêt européen ferait l'objet d'une extension au-delà des incriminations visées lors de la première demande.

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur une question prioritaire de constitutionnalité portant précisément sur un mandat d'arrêt européen ayant fait l'objet d'une extension d'incrimination sans voie de recours. Le Conseil constitutionnel a choisi d'interroger la Cour de justice de l'Union européenne pour savoir si la décision-cadre qui a créé ce mandat européen, compte tenu des délais qu’elle indiquait, interdisait les voies de recours. La Cour de justice de l'Union européenne lui a répondu, le 30 mai 2013, que l'Union européenne n’avait nullement prévu d'interdire une voie de recours : elle demandait simplement que des délais brefs fussent respectés. Or, c'est cette question des délais qui avait été interprétée comme ne permettant pas une voie de recours. Le Conseil constitutionnel a donc décidé qu’une voie de recours pouvait être introduite dans notre droit.

Il est ainsi prévu qu’un pourvoi en cassation pourra avoir lieu dans un délai de quarante jours. Il est heureux que vous ayez choisi d'introduire ce dispositif dans le présent texte, car nous nous trouvons, depuis la décision du Conseil constitutionnel, dans un vide juridique.

Le dernier point concerne un amendement que je vous présenterai tout à l'heure, au nom du Gouvernement. Il tend à introduire dans ce texte de loi une disposition rétablissant le délit de port ou transport d'armes de sixième catégorie. En effet, lors d'une transposition d’instruments juridiques européens – il s'agissait d'introduire un dispositif de contrôle préventif et simplifié des armes modernes –, le 6 mars 2012, ce délit a été malencontreusement supprimé.

Cette transposition entrera en vigueur le 6 septembre 2013 et nous ne disposons pas, d'ici là, d'autres véhicules législatifs pour rétablir ce délit qui a tout de même son importance : il donne en effet lieu à 7 000 procédures, à 4 000 condamnations et à 400 décisions d'emprisonnement par an, et concerne l'ordre public.

Le Gouvernement vous demande donc de consentir à réintroduire ce délit de port ou transport d'armes de sixième catégorie dans le présent texte, ce qui serait pertinent à un double titre. En effet, cette erreur a été commise à l'occasion de la transposition d'une décision-cadre de l'Union européenne dans notre droit pénal, et ce délit, lié aux différents objets de cette transposition, concerne notamment les armes blanches, qui sont utilisées à l'occasion de viols, d'agressions sexuelles et de violences faites aux femmes. Or nous transposons dans ce texte des dispositions concernant précisément la lutte contre les violences faites aux femmes.

Il me reste à citer, enfin, quelques dispositions qui contribuent à améliorer la capacité des associations à ester en justice, à se constituer parties civiles et, en définitive, à défendre les intérêts des victimes de graves crimes et délits. Les dispositions en faveur des victimes alimentent tout l'arsenal que nous modernisons, consolidons et diversifions selon les différents délits et crimes concernés.

Il s'agit au total d'un texte de très grande qualité, et c'est avec un très grand bonheur – à la fois juridique, intellectuel et, pour tout dire, politique – que j'ai travaillé, au nom du Gouvernement, avec les deux chambres du Parlement. C'est donc avec un immense plaisir que je vous verrai adopter, j’espère à l'unanimité, ce texte de loi. §

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