Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, aucune situation de fin de vie, aucun état de détresse n'est comparable à un autre. La douleur ne se mesure pas. Le rapport avec la mort, avec la souffrance est toujours unique. En la matière, le recours à la norme restera donc toujours un exercice d'une très grande complexité.
Pourtant, au-delà de toute singularité, la question de la fin de vie, qui a longtemps été taboue, fait l'objet de débats de société dans de nombreux pays En effet, dans tous les pays développés, les avancées de la médecine permettent de maintenir artificiellement en vie, parfois pendant de très longues années, des personnes plongées dans un coma profond et irréversible. Par ailleurs, l'évolution des mentalités et la priorité donnée au respect de la volonté individuelle conduisent certains à revendiquer le droit de décider eux-mêmes du moment de leur mort.
Les initiatives en faveur de l'euthanasie se sont donc multipliées dans certains pays. Aujourd'hui, dans les faits, l'euthanasie peut recouvrir plusieurs formes : l'euthanasie active, c'est-à-dire l'administration délibérée de substances létales dans l'intention de provoquer la mort, soit à la demande du malade qui désire mourir, soit sans son consentement, sur décision d'un proche ou du corps médical ; l'aide au suicide, alors que le patient accomplit lui-même l'acte mortel, guidé par un tiers qui lui a auparavant fourni les renseignements ou les moyens nécessaires pour se donner la mort ; l'euthanasie indirecte, c'est-à-dire l'administration d'antalgiques dont la conséquence seconde et non recherchée est la mort ; enfin, l'euthanasie passive, c'est-à-dire le refus ou l'arrêt d'un traitement nécessaire au maintien de la vie.
En France, avec la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs, le législateur a fait un premier pas dans la reconnaissance des détresses et des douleurs liées à la fin de la vie et à la maladie. Cette loi constitua une avancée importante dans la prise en considération des besoins de la personne gravement malade qui souffre physiquement et psychiquement.
Toutefois, si indispensable fût-elle, elle n'a pas épuisé le débat philosophique et moral, car la question de la dépénalisation de l'euthanasie restait sans réponse. Or, si le développement des soins palliatifs fut une remarquable avancée, laquelle doit être amplifiée, certains y ont vu l'opportunité de clore le débat, de fermer la porte à toute discussion sur l'euthanasie, en fait sur le droit d'aider à mourir.
Ainsi, dans notre pays, l'euthanasie ne figure pas dans le code pénal et est assimilée à un homicide volontaire, à un assassinat ou à une non-assistance à personne en danger. Chacun connaît l'histoire de Marie Humbert, cette mère de famille qui, voilà plusieurs mois, a tenté de mettre fin aux jours de son fils Vincent, jeune tétraplégique aveugle et muet, qui avait demandé, par lettre, le droit de mourir au Président de la République. Pour cet acte tragique, il lui a fallu l'aide du docteur Chaussoy. Aujourd'hui, ces deux personnes sont mises en examen.
Ces situations ne sont plus admissibles. La démocratie appelle la transparence et ne peut se satisfaire de l'hypocrisie dans laquelle nous nous trouvons. Chacun le sait, le cas de Mme Humbert et du docteur Chaussoy ne sont pas isolés, chaque jour des pratiques que l'on appelle, peut-être à tort, euthanasiques ont cours dans tous les établissements hospitaliers - j'en fréquentais un pas plus tard que vendredi dernier.
Bien que de tels actes clandestins soient guidés par la compassion dans la majorité des cas, il n'est plus acceptable qu'ils soient pratiqués plus longtemps dans l'opacité. Comme l'écrivait très justement le docteur Frédéric Chaussoy dans son livre Je ne suis pas un assassin : « Moi, mon travail, c'est de sauver des vies et, quand je n'y arrive pas, de faire en sorte qu'elles se terminent sans souffrance et dans la dignité. Et mon opinion, c'est qu'aucune loi ne devrait m'interdire de faire ça ».
Or, après avoir examiné attentivement la proposition de loi - dont le Premier ministre a confirmé qu'elle ne serait pas amendée afin de ne pas en modifier le sens ou la portée - nous considérons qu'elle ne répond pas à l'attente légitime d'une grande partie de la population, profondément émue par l'affaire Humbert et massivement favorable à une loi sur l'euthanasie.
En effet, la question de la fin de vie fait désormais l'objet d'un important débat de société en France. En janvier 2000, le Comité consultatif national d'éthique avait été saisi du sujet. Bien que s'étant opposé à une dépénalisation, il avait ouvert le débat en évoquant une possible « traduction juridique dans l'instauration d'une exception d'euthanasie ».
En décembre 2002, d'après un sondage IFOP publié dans Le Journal du dimanche, 88 % des Français étaient globalement favorables à l'euthanasie pour « des personnes atteintes de maladies insupportables et incurables ».
En avril 2003, une proposition de loi avait été enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale, mais, depuis, nous n'avons plus eu aucune nouvelle ! Ici même, au Sénat, nous avons déposé, avec François Autain et plusieurs collègues, une proposition de loi sur cette question. Mais les déclarations du ministre de la santé laissaient peu d'espoir aux partisans d'une législation qui, selon lui, était susceptible d'« ouvrir la voie à des dérives et à des abus qui mettraient en danger les fondements mêmes de notre société ». Allons !
Le fait de continuer à opposer les soins palliatifs et l'assistance au geste euthanasique nous semble constituer une erreur inspirée par certains préjugés. Entre l'accompagnement des mourants et la possibilité de fixer le terme d'une vie devenue insupportable, il n'y a pas contradiction mais complémentarité. Tel patient qui accepte avec reconnaissance des soins palliatifs peut, à partir d'un certain moment, souhaiter hâter une fin que sa conscience réclame et qu'il ne peut plus se donner seul. Le moment est venu d'aider celles et ceux qui sont dans une situation telle que leur volonté de quitter la vie est devenue plus forte que leur désir d'y rester.
Les propos de Mme de Hennezel, auteur du rapport « Fin de vie et accompagnement », illustrent bien les erreurs induites par cette opposition : « Le docteur Chaussoy affirme ce qu'il pensait devoir faire. Il a arrêté un traitement, il a donné ce qu'il fallait pour que ce garçon ne souffre pas dans les affres de l'agonie. C'est un laisser mourir. Je pense qu'il faut faire la différence entre laisser mourir et donner délibérément la mort ». Il y a là, pensons-nous, une profonde incompréhension ; chacun sait quelles sont les valeurs humaines que défend le docteur Chaussoy.
La douleur extrême, la souffrance insupportable ne sont pas rédemptrices. Il n'est d'ailleurs pas sans signification qu'elles soient encore, ici ou là, inhumainement utilisées pour casser les plus nobles résistances. Rien n'est donc plus important que de les combattre tout au long de la vie, jusqu'au bout de la vie, y compris lorsque les actes qui tendent à les supprimer peuvent avoir pour conséquence de précipiter l'ultime instant d'une vie qui s'en va, d'une vie qui, souvent, est déjà partie, parce qu'elle a perdu tout son sens, parce que s'est délité ce qui est l'essence même de son humanité, le rapport à l'autre, ce seul lien qui permet encore le partage.
Il faut entendre ceux qui, directement ou indirectement, nous demandent de ne pas prolonger artificiellement une vie qui, pour eux, a perdu l'essentiel de sa dimension humaine, quand il n'y a plus du tout ou plus suffisamment à partager, parce qu'ils sont prisonniers, enfermés dans leur douleur, dans leur souffrance, dans leur isolement ou dans leur définitive inconscience. On ne peut condamner une personne à vivre.
Nous ne pourrons faire l'économie de ce débat éthique que certains souhaitent éviter, car la société s'en est déjà emparée. L'opinion est massivement prête à une évolution juridique comparable à celle qu'ont connue beaucoup d'autres pays européens, et la déception risque d'être forte. Nous ne voudrions pas que, demain, un autre cas dramatique laisse penser que la classe politique n'a pas eu le courage de conquérir l'une des dernières libertés qui manque à une civilisation moderne : le droit de tout homme à se retirer dans la dignité.
Bien entendu, le sujet dont nous traitons renvoie à l'intime ; c'est pourquoi notre groupe laissera chacun se déterminer en fonction de ses convictions, de sa conscience.