J'admets, dans certaines circonstances bien précises et restrictives, les invitations gouvernementales au vote conforme. Les causes n'en sont jamais particulièrement glorieuses : il s'agit, le plus souvent, de sortir d'un contexte procédural difficile ou d'une urgence affirmée.
Aujourd'hui, c'est le parfait équilibre du texte qui justifierait la soumission au travail législatif de l'Assemblée nationale. Loin de moi l'idée de ne pas reconnaître la mesure de ce texte ! Nos collègues députés ont su trouver une position raisonnable, apparemment équilibrée entre les menaces d'excès. Mais sommes-nous pour autant à l'abri de toute dérive ?
Je voudrais formuler quelques observations liminaires.
La première portera sur le sujet qui est en jeu : notre mort ; personne ne peut prétendre définir par un texte la bonne manière de la préparer et de la vivre, spécialement au terme d'une maladie.
L'essentiel est au-delà du droit positif, même si celui-ci est incontournable. Il faut d'ailleurs reconnaître que les médecins n'ont pas attendu 2005 pour se préoccuper de déontologie et d'éthique de la santé, et que la codification en ces matières a atteint un degré qui pourrait être considéré comme suffisant.
Admettons toutefois que l'évolution des techniques biomédicales conduit à l'apparition de situations inédites dans lesquelles il faut protéger les praticiens de mises en cause abusives, compte tenu d'une judiciarisation croissante de nos sociétés.
Mais faut-il procéder par l'intermédiaire d'un texte qui, par son titre même, suscite des interrogations ? Le droit des malades en fin de vie et le droit des malades et la fin de vie en général suggèrent deux approches opposées. D'un côté, il y a un continuum, tandis que, de l'autre, il y a une confrontation éventuellement provoquée. On glisse insensiblement d'un perfectionnement juridique de notre droit à une législation d'exception. Cela mérite pour le moins un débat.
Ma deuxième observation porte sur un point préoccupant : l'alimentation et l'hydratation.
Qualifier systématiquement de « traitement » ces soins indispensables à toute vie en fait automatiquement les instruments potentiels d'un acharnement thérapeutique.
Cela est difficile à admettre : on se trouve devant un texte qui, certes, protège les médecins contre une interprétation extensive de l'acharnement thérapeutique, mais qui les décharge du même coup, au-delà peut-être du nécessaire, de l'obligation de soins proportionnés à l'état du malade.
On peut très bien concevoir des situations limites où la cessation de l'alimentation artificielle est admissible. Gardons-nous pourtant d'écarter tout débat à ce sujet.
Ce qui me gêne dans ce texte, c'est que s'il s'en dégage, certes, une impression d'équilibre, il s'agit d'un faux équilibre, dans la mesure où y est accordée plus de place au réquisitoire contre les soins déraisonnables qu'au plaidoyer pour la poursuite des soins raisonnables. La voix de la lutte contre l'excès est nettement plus forte que celle du combat jusqu'aux frontières de l'excès.
Or c'est bien dans la quête d'une attitude de sagesse aimante au service d'une autre vie personnelle et unique, que se trouve la grandeur de tous les combats, que se trouve la grandeur du combat de la médecine en particulier.
Méfions-nous de l'illusion de protéger sans risque. Des conséquences étonnantes, mais prévisibles, sont possibles ; l'excès de protection du corps médical ne porterait-il pas alors préjudice à la profession elle-même ?
Au sein de sociétés contemporaines où l'authentifié comme l'hypothétique sont également et aussi puissamment médiatisés, aussi crédibles en apparence, l'expansion des règles de droit n'est pas aussi protectrice qu'on pourrait le croire. Elle ne met pas à l'abri des contentieux de manière absolue. En revanche, elle peut masquer l'essentiel : elle peut laisser penser que le progrès de l'éthique est nécessairement proportionnel au développement de la législation.
S'agissant de la mort, le problème commun à l'humanité est d'éviter d'y trouver la cause de son extinction générale ; au niveau de l'individu, c'est de devoir la subir soit prématurément, soit dans des conditions inhumaines. C'est à ce dernier sujet que se posent les questions les plus délicates et les plus mystérieuses.
La souffrance physique, dans la longue maladie surtout, constituait, récemment encore, une composante inséparable de cette réalité de la mort. Heureusement, la chose est aujourd'hui dominée.
Reste la dignité. C'est là que la réflexion doit se concentrer. C'est ce qui justifie notre travail de ce jour.
Trop souvent, la dignité est confondue avec la capacité des proches à supporter la vue du mourant. Cette position subjective est humainement compréhensible, mais elle est en vérité irrecevable pour fonder la dignité du mourant.
Cette dignité repose sur l'esprit qui forme sa conscience personnelle unique, cet ensemble que, depuis l'antiquité, l'on appelle l'âme et que celui qui en scrute la nature pressent comme transcendante par rapport au temps, donc à la mort.
S'il n'y avait cette réalité mystérieuse et insaisissable, les choses seraient peut-être plus simples. Mais nul ne peut dire si l'humanité existerait encore, après ce qu'elle a dû subir depuis l'origine, sans cette énergie surhumaine qui l'habite et qu'on ne peut que constater. On perçoit encore sa présence en une personne qu'on pourrait croire abandonnée par la vie, mais sur le visage de laquelle on voit pourtant passer un frémissement, s'esquisser un sourire, en réponse à un mot prononcé, à une caresse donnée, à un baiser déposé.
C'est ce mystère de la vie et de la dignité que la personne porte en elle, au-delà des aspects physiques sensibles, qui justifie la problématique de l'accompagnement lorsqu'elle approche de sa fin. C'est ce mystère qui appelle silencieusement un environnement d'amour humain respectueux, désintéressé, authentique.
Cette vérité-là est inaccessible à la loi, car elle est d'un autre « ordre », au sens pascalien du terme. C'est aussi pourquoi la législation doit être si prudente dans son équilibre entre les forces antagonistes qui luttent autour du corps en train de mourir, encore habité d'une vie qui ne se réduit pas aux données biologiques.
Devant cette dimension de conscience, j'estime nécessaire de défendre quelques amendements, non que je trouve le texte mauvais, mais parce que je crois qu'il doit être encore perfectionné.