Le Sida offre un modèle intéressant mais il n'est pas unique et il faudra l'élargir pour parler de santé de façon plus globale.
L'ANRS est une agence de coordination et de moyens, ce qui constitue une particularité en France. Elle est essentiellement financée par le ministère de la recherche, dans une moindre mesure par le ministère de la Santé. Elle n'est plus du tout financée par le ministère des affaires étrangères, sauf, de façon indirecte, à travers cinq postes d'assistants techniques. Nous consacrons 28 % des financements de la recherche au Sud, tant pour le VIH que pour les hépatites virales.
Ce tournant de la recherche avec le Sud a été pris par mon prédécesseur, Michel Kazatchkine (devenu ensuite ambassadeur pour le Sida puis directeur du fonds mondial à Genève), qui a lancé au début des années 2000, comme une priorité stratégique de l'agence, ce partenariat avec le Sud. Les fondements de ce partenariat ont alors été posés. Nous l'avons poursuivi en l'élargissant par la suite.
Le milieu associatif est présent partout au sein de l'ANRS, c'est-à-dire au sein du Conseil d'administration et du Conseil scientifique ainsi que dans les différentes instances de décision. Des représentants des associations de malades sont présents dans nos instances, ce qui constitue un modèle très particulier. Les origines de ce modèle s'expliquent aisément. Il existe dans le domaine du Sida des associations assez fortes et il y a eu beaucoup de lobbying autour des associations de malades. Ce modèle de construction de la recherche me paraît pertinent, car il revient à inscrire d'emblée la recherche dans le cadre d'une vision sociétale. Il faut qu'il existe une recherche « pour la recherche », qui se préoccupe peu des enjeux sociétaux ; mais une partie de la recherche doit aussi contribuer à répondre à de grands enjeux sociétaux. Ces deux volets sont nécessaires et sans doute avons-nous trop privilégié, à un moment donné, la recherche « pour la recherche ». Le milieu associatif permet ainsi de contrebalancer la tendance que nous pourrions avoir à privilégier la recherche « pour la recherche ».
Ce modèle a été construit au Nord, puis il a été construit au Sud : des représentants des associations du Sud sont également présents dans nos instances de décision pour le financement de la recherche au Sud. On nous avait dit que les associations du Sud n'étaient pas formées et ne seraient pas capables de suivre des projets aussi compliqués que ceux que nous menons. Ce n'est pas vrai du tout. Nous avons d'ailleurs contribué à leur formation et elles sont tout à fait en mesure de suivre ces activités scientifiques. Les décisions scientifiques restent prises par une majorité de chercheurs, ce qui est normal. Mais ce modèle fait une place, dans nos instances de décision, à une vision sociétale.
S'agissant de la construction de la recherche au Sud, notre budget nous imposait de faire des choix : nous avons considéré que nous ne pouvions être partout. Il faut ensuite préciser qui fait les choix : ceux-ci appartiennent-ils aux décideurs politiques, au ministère des affaires étrangères, aux scientifiques, aux agences ? Des choix sont en tout cas indispensables. On ne peut plus continuer de voir la France essayer de « papillonner » partout. Faire des choix est difficile, car cela revient à exclure un certain nombre de pays ou de partenaires potentiels. C'est néanmoins nécessaire pour être pertinent dans les pays où l'on demeure. Or les choix scientifiques ne correspondent pas nécessairement aux choix politiques.
Nous avons fait le choix d'inscrire notre action dans la durée, ce qui renforce la crédibilité de l'Agence depuis sa création il y a quatorze ans. Nous avons bien sûr fait le choix de l'Afrique francophone, qui demeure terriblement d'actualité, compte tenu de la prévalence de l'épidémie de VIH, de la visibilité et des enjeux qui existent dans cette région. Nous avons perdu un tour avec la Chine. Laissons-le passer et prenons délibérément un engagement africain qui nous donnera peut-être dix ans d'avance par rapport à d'autres, en particulier les Etats-Unis. Nous sommes également présents en Afrique du Sud, pour des raisons plus spécifiquement scientifiques, car c'est le pays qui est le plus touché par l'épidémie. Nous sommes présents en Egypte, où existe une épidémie d'hépatite C ancienne, suite à l'une des guerres israélo-égyptiennes. Le Président Nasser avait souhaité apporter quelque chose au peuple égyptien.
A l'époque, une maladie apportée par les eaux du Nil touchait une grande part de la population. Un traitement venait d'être mis au point, il y a vingt ou vingt-cinq ans, avec une administration par voie intramusculaire. Le Président Nasser a acheté ce traitement en grande quantité. Il a guéri de nombreuses personnes de la bilharziose mais il a contaminé environ 14 millions de personnes car les mêmes seringues avaient été utilisées. Il existe ainsi une épidémie d'hépatite C particulièrement forte dans ce pays.
Enfin, nous sommes présents au Cambodge et au Vietnam ainsi qu'au Brésil, à travers une collaboration sur un site. Au total, nous sommes ainsi opérationnels sur une dizaine de sites, où il existe à chaque fois un responsable « Nord » et un responsable « Sud », situés au même niveau. Ces sites génèrent des projets de recherche, car nous sommes une agence de recherche et non une agence d'aide au développement, même si elle peut, indirectement, y contribuer. Ces projets de recherche sont portés par les équipes du Nord et du Sud, à travers un « investigateur principal Nord » et un « investigateur principal Sud ».
Nous avons deux appels d'offres blancs, l'un le 15 mars et le second le 15 septembre, à travers lesquels les projets sont soumis. Puis ils sont retenus ou non. L'ANRS est divisée en grandes commissions qui évaluent les projets (recherche fondamentale, recherche translationnelle, sciences humaines et sociales). Une commission, chargée des projets du Sud, comprend des chercheurs du Nord, des chercheurs du Sud et du milieu associatif. Suite aux décisions de cette commission, où intervient un jugement par les pairs, une liste de projets est arrêtée. Le directeur de l'ANRS ne fait ensuite que valider la liste. Il peut arriver, de façon assez exceptionnelle, qu'il « rattrape » un projet, s'il le juge important pour des raisons stratégiques.
Nous avons accompagné cette action par la formation de jeunes médecins et de jeunes chercheurs dans les pays du Sud. Nous nous appuyons aujourd'hui sur des scientifiques, en Afrique, qui sont très bien formés, souvent après avoir fait une thèse aux Etats-Unis ou en France, dans différents domaines (recherche fondamentale, épidémiologie, sciences humaines et sociales). Le principal risque, pour ces élites, réside dans l'attraction que peuvent exercer l'OMS (où ils gagnent dix fois plus) et les grandes structures de Genève ou les grandes fondations américaines (Fondation Clinton, Fondation Gates, etc.), qui sont de véritables outils politiques pour les Américains. Après avoir formé ces élites, celles-ci restent à nos côtés si elles ont les moyens de travailler. Ces scientifiques sont prêts à faire des choix et à gagner moins, pourvu qu'ils n'aient pas l'impression de perdre leur temps : il faut que nous leur donnions les moyens de faire leur travail et de s'accomplir. Il y a là un enjeu particulièrement important.