Je vous remercie pour votre invitation, c'est un honneur d'être reçu par la représentation nationale. Le débat sur le cumul des mandats est un débat récurrent et bien connu. Tous les arguments ont été exposés depuis longtemps. Du côté des « pour » : la proximité, l'ancrage territorial, l'autonomie à l'égard des partis politiques. Du côté des « contre » : le renforcement récent des pouvoirs du Parlement justifiant que les parlementaires se consacrent pleinement à leurs tâches, la nécessité de rénover la vie politique et de l'ouvrir à d'autres catégories de personnes.
Le débat est donc bien connu. Il faut désormais le trancher politiquement, ce qui n'est pas notre rôle d'universitaires. Vous avez une connaissance de la vie parlementaire que nous n'avons pas.
Je voudrais insister sur trois points. Deux points de politique constitutionnelle et un point de contentieux constitutionnel.
Le premier point de politique constitutionnelle a trait à la conception que l'on peut se forger du mandat politique en général. On peut cumuler les mandats (ville, canton, département, région), comme au Monopoly, acheter tous les secteurs en rouge, en orange ou en bleu. On accumule du capital que l'on peut ensuite céder comme des parts de marché : une ville contre une région ou un département.
Pour ma part, je suis plus favorable à une distribution du capital politique, qui permet une respiration du jeu politique et un renouvellement de l'énergie démocratique du pays, luttant ainsi contre les situations monopolistiques.
Mon deuxième point de politique constitutionnelle concerne le fait de ne pouvoir concevoir la question du cumul des mandats de manière isolée. Il y a sur ce sujet une expression célèbre du Président Jacques Chirac, que je ne reprendrai pas intégralement ici, qui m'invite à penser que quand on touche un article de la Constitution, on touche tous les autres.
La question du cumul doit être reliée à d'autres réflexions comme la discussion sur la rénovation du statut des parlementaires, la nécessité en cas de non-cumul de prévoir une augmentation de leur indemnité et un renforcement des moyens matériels et humains à leur disposition pour exercer leur mandat. Il serait également nécessaire de renforcer les pouvoirs du Parlement.
Au sein de la commission « Jospin », j'ai fait valoir une opinion séparée. Je suis favorable à une interdiction du cumul des mandats pour les députés et à un cumul obligatoire pour les sénateurs. Je considère que le Sénat n'a de légitimité dans la République que s'il n'est pas le doublon de l'Assemblée nationale. L'assise du Sénat dans nos institutions ne sera pas garantie si on ne reconnait pas son rôle de représentant des collectivités territoriales. Cela passe par un collège électoral d'élus locaux mais également par les membres du Sénat eux-mêmes. Pour représenter les collectivités territoriales, il faut être un élu local.
Ma réflexion s'inscrit dans une réflexion plus générale. Étant favorable, sur le plan constitutionnel, à une décentralisation poussée, il me semble que la régionalisation ne sera pas possible sans une classe politique régionale autonome de celle nationale. Le poids politique des collectivités territoriales décentralisées devra avoir une expression institutionnelle nationale au Sénat. Schématiquement, l'Assemblée nationale représente la population, le Sénat les collectivités territoriales. L'ensemble constitue la représentation de la Nation.
Je terminerai sur un dernier point, de contentieux constitutionnel : je veux parler de la question de la date d'entrée en vigueur de la réforme. On a tout entendu sur ce point : 2017, 2014, etc. Cette question renvoie à celle des suppléants : si la réforme entre en vigueur dès 2014, il faudra modifier la loi organique pour étendre les hypothèses de remplacement d'un parlementaire par son suppléant, afin d'éviter une multitude d'élections législatives partielles. Le Conseil constitutionnel l'acceptera-t-il ? Plusieurs décisions - notamment celle, récente, du 6 juin 2013 - indiquent que le Conseil admet qu'on puisse modifier les règles électorales en cours de mandat à condition que cela soit justifié par un motif d'intérêt général. Or l'entrée en vigueur rapide d'une réforme constitue un tel motif, d'après sa jurisprudence. Une entrée en vigueur en 2017 offre une sécurité sur le plan juridique, tandis que fixer cette entrée en vigueur en 2014 pourrait présenter un risque constitutionnel, même si ce risque paraît minime en l'occurrence, car le Conseil rappelle souvent qu'il ne détient pas un pouvoir général d'appréciation identique à celui du législateur.