Intervention de Olivier Beaud

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 septembre 2013 : 1ère réunion
Interdiction du cumul des mandats — Audition de M. Pierre Avril professeur émérite de droit public M. Olivier Beaud professeur de droit public Mme Julie Benetti professeur de droit public et M. Dominique Rousseau professeur de droit public

Olivier Beaud, professeur de droit public :

Pour ma part, je défends, comme Pierre Avril, une position plutôt défavorable à ce projet de réforme, pour plusieurs raisons. Je dois d'abord avouer que la lecture du rapport de la commission Jospin m'avait irrité par son dogmatisme et son manichéisme, alors qu'initialement j'étais plutôt favorable à la thèse du non-cumul, au moins s'agissant des députés. Mais il me paraît évident qu'une telle réforme ne peut qu'aggraver la présidentialisation du régime, n'en déplaise au rapporteur de l'Assemblée nationale qui a qualifié cet argument de « rustique ». A l'heure actuelle, que cela plaise ou non, l'existence de « grands barons » au sein du Parlement constitue un contre-pouvoir. L'interdiction du cumul des mandats risque, à l'inverse, d'accentuer la concentration des pouvoirs. Il y a là une question fondamentale tenant à l'équilibre global de nos institutions, qui a pourtant été peu abordée lors des débats à l'Assemblée nationale.

Ces débats ont été riches et intéressants. On constate que l'Assemblée nationale s'est livrée à une logique infernale en étendant considérablement le champ de l'incompatibilité. En outre, ce projet de réforme ne procède pas seulement à une extension des incompatibilités mais constitue un saut qualitatif ; il modifie toute la portée du système, en le faisant passer d'une logique de limitation des mandats à une logique d'interdiction. Plusieurs députés ont fait part de leurs réserves. Je ne citerai que les propos du député David Habib lors de la séance du 4 juillet 2013 : « la fin du cumul, si elle n'est pas accompagnée d'un vaste mouvement décentralisateur, renforcera Paris et l'échelon central par rapport à la province. [...] Le problème ne concerne pas Montpellier, Toulouse, Lille, mais les agglomérations et les villes moyennes qui, elles, ont besoin d'un relais avec l'échelon central et les ministères et qui l'ont aujourd'hui trouvé grâce à l'existence du député-maire. Je crains que la fin du cumul soit pour celles-ci un élément déstabilisateur ». Pourtant, lui comme plusieurs de ses collègues députés, tout aussi réservés, ont voté le projet de loi, car ils appartiennent à la majorité... On a bien ici une illustration de la « caporalisation » dont parlait tout à l'heure Pierre Avril.

Que voulons-nous vraiment pour notre République ? Dans son rapport, page 31, le rapporteur de l'Assemblée nationale Christophe Borgel donne des éléments : l'un des effets de la réforme sera de donner davantage d'importance au suppléant et d'atténuer la dimension personnelle de l'élection. Ainsi, il s'agit bien de renforcer l'allégeance partisane ! Mon opinion est que, dans une démocratie, l'électeur doit connaître son élu et pouvoir le contrôler. Cette réforme va favoriser les apparatchiks qui commencent leur carrière à 20 ans dans les partis et se font désigner dans des circonscriptions faciles au détriment de ceux qui conquièrent le statut de parlementaire par des mandats locaux durement gagnés.

Tout cela vaut a fortiori pour le Sénat. Le point le plus étrange de ce projet de loi organique est l'assimilation à laquelle il procède entre le statut de sénateur et celui de député. Le renvoi au régime des incompatibilités des députés pour fixer celle des sénateurs est d'ailleurs un hasard historique. Or, de la même manière qu'on différencie les inéligibilités, il y a une véritable logique institutionnelle à différencier les incompatibilités. Cette loi organique est-elle une « loi organique relative au Sénat », auquel cas le Gouvernement ne pourrait passer outre son consentement en donnant, le cas échéant, le dernier mot à l'Assemblée nationale ?

Je terminerai en citant ces propos du sénateur Jacques Carat lors d'une séance au Sénat le 17 décembre 1985 : « Comment [le Sénat] pourrait-il être valablement l'émanation des collectivités locales si les élus qu'elles se sont choisis pour les représenter ne pouvaient, en même temps, siéger dans notre assemblée ? Nos institutions fixent donc elles-mêmes la mesure à garder ». Je vous remercie.

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