Intervention de Frédéric Mitterrand

Réunion du 16 septembre 2010 à 9h30
Équipement numérique des établissements de spectacles cinématographiques — Adoption définitive d'une proposition de loi

Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, dès les débuts de son histoire, l’avenir du cinéma fut un objet d’interrogation. On se souvient de la formule un peu désabusée par laquelle Antoine Lumière tentait de donner une leçon de sagesse à Georges Méliès : « Jeune homme, le cinématographe ferait votre ruine, car il n’a pas d’avenir ! »

Méliès mourut effectivement à peu près ruiné, tenant une petite boutique de jouets dans l’enceinte de la gare Montparnasse, mais, entre-temps, le cinéma était passé du statut de divertissement forain à la dignité d’un art ; il est devenu aussi une industrie, séduisant par sa magie des milliards de spectateurs dans le monde entier.

Aujourd’hui, c’est aussi l’avenir du cinéma dont il est question avec cette proposition de loi qui fut déposée simultanément à l’Assemblée nationale par le député Michel Herbillon et au Sénat par le sénateur Jean-Pierre Leleux et le président Jacques Legendre.

Je voudrais saluer ici la qualité du projet qui a été soumis à votre examen, la clairvoyance des choix dans l’élaboration et la conception du texte, et la concertation exemplaire menée par les commissions parlementaires et les initiateurs du projet avec l’ensemble des professionnels du cinéma et des services de l’État, notamment avec le Centre national du cinéma et de l’image animée.

Je me réjouis aussi de la rapidité d’examen de ce texte, car il s’agit – je vais y revenir – d’une réponse à un besoin urgent de modernisation technique, mais aussi de régulation du secteur du cinéma.

Au cours de son histoire, le cinéma a connu des tournants technologiques de grande ampleur qui ont entraîné de vraies révolutions dans son style, sa forme et ses moyens d’expression, mais qui ont aussi provoqué des bouleversements parfois complexes dans son fonctionnement, son organisation, comme dans la vie de ceux qui le créent.

Ce furent par exemple le passage du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, ou le souffle puissant que déclencha « la nouvelle vague » dans l’esthétique du cinéma et dans son mode de production.

Dans le sillage de M. le président de la commission, je tiens ici à rendre hommage à Claude Chabrol comme à Eric Rohmer et à Alain Corneau, tous trois disparus cette année, qui furent à l’origine d’un mouvement qui renouvela profondément le récit cinématographique, lui donna une nouvelle jeunesse et une extraordinaire liberté de ton.

Aujourd’hui, le cinéma est confronté à un nouveau défi technique, celui de sa numérisation.

Les réalisateurs se sont déjà emparés du numérique. Eric Rohmer lui-même avait, parmi les premiers, fait usage de cette technologie pour sa jolie fresque sur la révolution française, L’anglaise et le duc.

Si certains continuent à être attachés au grain de la pellicule photochimique, d’autres ont su saisir les avantages du numérique : une captation différente de la lumière, ou encore la possibilité de s’affranchir des contraintes liées à la pellicule.

La technologie numérique a également modifié en profondeur les conditions de montage et les techniques d’effets spéciaux si chers à Méliès.

De nouveaux savoir-faire, de nouveaux métiers sont nés de l’émergence de cette technologie appliquée au cinéma.

La France a immédiatement su relever le défi de cette révolution numérique, et nos techniciens du cinéma, nos industries techniques sont déjà à la pointe des techniques numériques de traitement de l’image. La réputation de leur savoir-faire est internationale.

Ainsi, je me réjouis que le nouveau crédit d’impôt que vous avez bien voulu adopter en loi de finances voilà plus d’un an, destiné à favoriser les tournages de films étrangers sur notre territoire, ait permis la fabrication intégrale en France par des équipes françaises d’un long métrage d’animation américain, qui s’est hissé cet été en haut du box office outre-Atlantique.

Mais jusqu’à il y a peu, la salle de cinéma était restée à l’écart du changement numérique. Ce n’est que très récemment que le processus d’équipement des salles au moyen de la projection numérique s’est brusquement accéléré, sous l’impulsion des progrès de cette technologie, et surtout de l’innovation étonnante que constitue le cinéma en 3D, c’est-à-dire en relief.

D’une certaine manière, le succès d’Avatar, au début de cette année, rappelle le choc que fut la sortie du Chanteur de jazz, premier film sonore en 1927. Actuellement, plus de 1 500 écrans, parmi les 5 470 que compte le parc de salles français, sont équipés d’un projecteur numérique.

J’ai fait de la révolution numérique l’une des priorités de mon action au ministère de la culture. Pour moi, cette mutation technologique, qui concerne désormais les salles de cinéma comme elle concerne par ailleurs notre patrimoine culturel dans son ensemble, ne peut se produire sans un encadrement qui soit fidèle aux principes essentiels ayant guidé la politique du cinéma menée dans notre pays depuis soixante ans avec le succès que l’on sait.

En 2009, un record historique a été atteint avec plus de 200 millions d’entrées dans les salles, chiffre que l’on n’avait plus connu depuis 1982, et les derniers chiffres de fréquentation sur les huit premiers mois de l’année 2010 indiquent une hausse de près de 7 % par rapport à l’année dernière, ce qui est réjouissant.

Les films français primés à Cannes ont rencontré jusqu’à présent de beaux succès, critiques et publics, dans leur diversité. Je pense à des films aussi différents que Tournée de Mathieu Amalric et Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois.

Le cinéma, c’est aussi l’un des domaines où la démocratisation culturelle a le mieux réussi, puisque plus de 63 % de nos concitoyens s’y rendent au moins une fois par an, ce qui fait de la salle de cinéma un lieu de brassage social et un très bel exemple de cette « culture pour chacun » que je souhaite promouvoir. Depuis une dizaine d’années, son public n’a cessé de croître et de s’élargir.

Les Français ont aussi le privilège de disposer du premier parc de salles d’Europe, par sa qualité mais aussi par sa densité. Ainsi, 70 % de nos compatriotes bénéficient d’un cinéma près de chez eux, et la salle de cinéma est bien souvent l’unique et précieux équipement culturel de proximité pour nombre d’entre eux.

Je voudrais rendre hommage aux exploitants et aux distributeurs qui, en dépit de la concurrence vive des nouvelles formes d’accès au film – télévision, DVD et vidéo à la demande – ont su maintenir intact le désir du spectacle cinématographique pour tous les Français, quel que soit leur âge.

Bien évidemment, la régulation, l’encadrement et un soutien financier sans faille de l’État à l’ensemble de la filière du cinéma ont contribué de manière essentielle à ces bons résultats.

Le Président de la République vient d’ailleurs de réaffirmer l’importance qu’il attache au financement du cinéma, en particulier à ce dispositif unique au monde qu’est le compte de soutien à l’industrie du cinéma administré par le CNC.

Il est donc indispensable, aujourd’hui, d’adapter les outils de notre politique du cinéma au contexte nouveau, créé par la révolution numérique.

Dès mon arrivée au ministère de la culture et de la communication, j’ai manifesté ma volonté de préparer et d’accompagner cette échéance de la numérisation des salles de cinéma. Cette volonté s’est traduite d’abord par la proposition de création d’un fonds de mutualisation, qui avait un double objectif. Le premier était d’envisager une régulation des nouvelles formes de relations entre exploitants et distributeurs que le passage au numérique est susceptible d’instaurer. Le deuxième objectif était de s’assurer que l’équipement de toutes les salles puisse être correctement financé sans aucune exception, afin de garantir la pérennité de notre parc dans le nouvel environnement numérique.

À l’origine, ce financement devait notamment reposer sur un principe très simple : le distributeur étant bénéficiaire de cette modernisation qui allège le coût des copies, il était équitable qu’il contribue financièrement à l’équipement de l’exploitant, pendant une durée limitée dans le temps.

Ce projet s’est vu malheureusement opposer le respect des règles de la concurrence par l’Autorité de la concurrence, qui l’a invalidé en janvier dernier.

C’est donc assez vite le recours à la loi qui s’est imposé, à la fois pour fixer des règles du jeu, en donnant force obligatoire aux contributions des distributeurs, mais aussi en garantissant la liberté de programmation des exploitants et la maîtrise des plans de sortie des distributeurs.

Ce texte a donc pour vocation de permettre le déploiement de la technologie numérique dans les salles, de manière efficace, tout en respectant les enjeux culturels de la diffusion la plus large et la plus diversifiée du cinéma.

Mais il doit être complété par des mesures financières afin que l’encadrement législatif et les instruments financiers puissent être mis en œuvre simultanément.

En effet, le texte que vous examinez aujourd’hui impose une contribution des distributeurs à toutes les salles, dans des conditions équivalentes de distribution des films. Il permet donc le financement de l’équipement d’un nombre important de salles.

Mais le coût de cet équipement – environ 80 000 euros – n’est pas à la portée de tous les cinémas, en particulier de ceux dont la programmation, faite de « continuations », est dans l’impossibilité de réunir une contribution suffisante des distributeurs. Il s’agit principalement de salles de petites villes et de zones rurales, mais aussi des circuits itinérants, sans lesquels le cinéma resterait inaccessible à beaucoup de nos concitoyens, et qui jouent donc un rôle fondamental de diffusion de la culture dans ces territoires.

C’est pour ces salles, au nombre d’un millier environ, qu’un soutien spécifique du CNC va être mis en œuvre sous forme d’une aide à la numérisation, qui permettra de couvrir jusqu’à 90 % de leurs investissements. Ainsi, un décret, publié le 2 septembre dernier, crée un fonds d’aide spécifique pour l’équipement numérique des salles. D’ores et déjà, le dépôt des demandes d’aide au CNC est ouvert et accessible en ligne à tous les exploitants éligibles à cette aide. L’examen des premières demandes, par une commission siégeant au CNC, aura lieu à la mi-octobre. Pour les circuits itinérants, au nombre de cent trente, un dispositif spécifique sera mis en place très prochainement. Cette nouvelle aide permettra d’assurer à terme la numérisation de l’intégralité du parc français, en particulier des cinémas de proximité que j’ai à cœur de promouvoir.

Une réforme des différents dispositifs qui encadrent la diffusion des films en salles s’imposait également. L’objectif est de renforcer les dispositions relatives aux engagements de programmation des exploitants qui garantissent la diversité de l’offre au public. Cela a été fait par la voie d’un décret, publié le 8 juillet dernier, qui permet d’adapter et d’étendre les engagements de programmation existants, pour tenir compte des modifications de la diffusion des films entraînées par la projection numérique. Par ailleurs, les aides du CNC à l’exploitation, et notamment les aides aux salles classées « Art et essai », ainsi que la nouvelle aide à la numérisation des salles, seront attribuées au regard d’engagements de programmation de la part de leurs bénéficiaires.

Cette proposition de loi s’inscrit donc dans un cadre cohérent, en parfaite simultanéité avec les mesures juridiques et financières que j’ai prises.

Mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de saluer à nouveau le remarquable travail mené sur ce texte par les rapporteurs et par les commissions. La proposition de loi a en outre été améliorée sur quelques points lors du débat à l’Assemblée nationale et vous est présentée maintenant sous une forme très achevée. L’une de ses qualités, qui est essentielle compte tenu de la complexité du sujet, est de fixer des principes généraux et de renvoyer les questions particulières aux institutions que sont le Médiateur du cinéma, autorité indépendante respectée de tous les professionnels du cinéma, et le CNC.

Enfin, la loi crée une institution ad hoc, un comité de concertation, qui pourra proposer des recommandations de bonnes pratiques. Je souhaite qu’il puisse se réunir assez vite, dès la promulgation de la loi.

Ce texte permet donc une réelle souplesse dans l’application des principes directeurs qu’il énonce, et permet leur adaptation à tous les cas particuliers ou situations inédites qu’implique une technologie en évolution constante et si rapide.

Enfin, le comité de suivi parlementaire, prévu par la proposition de loi, permettra le cas échéant de préconiser de nécessaires évolutions législatives.

Cette loi s’inscrit en pleine harmonie avec mes projets concernant la numérisation du cinéma français. Cela inclut la numérisation du patrimoine français de films, afin de rendre les chefs-d’œuvre du cinéma accessibles sur les nouveaux réseaux, dans les salles numérisées, et sur tous les supports du futur : projection numérique, DVD haute définition, VOD, etc.

À cette fin, il est prévu d’avoir recours aux investissements d’avenir, en appui aux investissements privés des détenteurs de catalogue.

Cette numérisation doit concerner près de 6 500 titres de films de long métrage, datant de 1929 à nos jours.

Je serai également très vigilant sur l’évolution de nos industries techniques dans leur transition vers le numérique. Notre pays compte quelque 500 entreprises techniques du cinéma, en majeure partie des PME très innovantes.

Ces industries ont connu une année difficile avec la contraction des budgets de production en 2009, alors même qu’elles sont en phase d’investissement pour être à la pointe de la technologie, dans un contexte de concurrence internationale très vive.

Avec Christine Lagarde et ses services, nous avons réalisé un diagnostic sectoriel de ce tissu d’entreprises, afin de mieux identifier les besoins et les évolutions nécessaires des entreprises dans cette phase de transition vers le numérique.

Enfin, le cinéma français doit se mettre plus résolument à explorer les horizons nouveaux, ouverts par le cinéma en relief, ou cinéma en 3D. De nouvelles aides ont été mises en place récemment par le CNC, pour permettre aux cinéastes français de s’engager dans cette technologie, et le crédit d’impôt dont bénéficient les films tournés en France demeure un instrument indispensable de financement du cinéma français.

Enfin, je souhaite que le secteur du cinéma puisse se doter d’ici à la fin de l’année d’une nouvelle convention collective. Je sais que ce sujet vous tient à cœur. J’ai nommé en juin dernier un médiateur chargé d’accompagner les négociations entre les parties et j’ai bon espoir qu’un accord soit trouvé d’ici à quelques mois.

L’ensemble de ces mesures vise à construire l’avenir du cinéma français, et, en quelque sorte, à perpétuer le démenti que l’histoire a opposé au jugement un peu trop lapidaire d’Antoine Lumière.

Nous le ferons avec d’autant plus d’assurance et de détermination que nous demeurons tous convaincus, en France, que le cinéma n’est pas seulement une industrie. Nous voulons qu’il demeure l’une des formes d’expression artistique les mieux partagées, forte de sa créativité, de sa diversité et de ses ambitions. Je crois que c’est parfaitement l’intention de cette proposition de loi.

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