Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le passage au numérique constitue un grand défi pour le cinéma, une véritable opportunité, mais aussi un vrai danger potentiel.
Cette modernisation, inévitable, conditionne la pérennité des acteurs du paysage cinématographique français. Cette évolution technique, souvent appelée « révolution numérique », risque de rendre obsolète, à moyen terme, tout acteur qui ne s’adapterait pas rapidement.
Le passage de la bobine argentique à la copie numérique pèse sur les salles de cinéma qui supportent le coût du renouvellement des équipements, mais il profite aux distributeurs, qui réalisent des économies liées au faible coût de la copie numérique.
Les acteurs du cinéma ne sont donc pas égaux devant le numérique, les salles ayant, selon leur taille, des moyens très variables, ce qui rend certaines d’entre elles plus vulnérables à l’heure du renouvellement des équipements. En France, il y a partout de nombreuses petites salles à faibles moyens, moins bien armées que les multiplexes pour faire face à ce changement.
Le passage au numérique étant aussi nécessaire pour les distributeurs, des solutions contractuelles ont été mises en œuvre. Elles concernent les grandes salles déjà équipées par les « tiers investisseurs », des sociétés financières privées, collectant une contribution numérique versée par le distributeur à l’exploitant de la salle. Cette contribution est due pour le placement d’un film numérique sur un écran de l’exploitant lors des premières semaines d’exploitation et ne concerne que les grandes salles fonctionnant sur un modèle de rotation rapide des films.
Voilà posés les termes du débat, avec un objectif fondamental : assurer le maintien d’un maillage dense du territoire au travers d’une diversité de salles garantissant une programmation pluraliste. Cette vision des choses a toujours traversé la politique du cinéma. J’en ai été témoin et aussi acteur toute ma vie : comme élu municipal et spectateur en Seine-Saint-Denis pendant les années soixante, comme rapporteur du budget, pour le cinéma, à l’Assemblée nationale durant les années soixante-dix, au travers des actions des états généraux de la culture dans les années quatre-vingt et, au-delà, comme membre de l’Agence pour le développement régional du cinéma, l’ADRC, une commission importante du Centre national de la cinématographie, le CNC, dans les années quatre-vingt-dix et deux mille et, aujourd'hui encore, comme membre de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication.
De toutes ces missions, j’ai retenu que, durant toutes ces années, se sont opposés les tenants du fonds de soutien qui a été créé après la Libération, qui ne veulent pas laisser la tutelle du cinéma au seul marché, et ceux qui n’ont cessé de rechercher la manière de faire triompher l’« ordre spontané du marché ».
Cela n’a pas été un chemin de velours, mais l’intérêt général, c’est-à-dire le respect de tout le territoire, de toutes les salles et de toutes les créations cinématographiques, a tenu. Sur le chemin qui conduit du scénario d’un film à sa projection au spectateur, est introduit aujourd'hui, au cœur d’une loi, pour la première fois, ce que celle-ci appelle un « tiers investisseur », et que l’objectivité conduit plutôt à nommer une « structure financière omnipotente ». C’est un retournement de tradition, une nouvelle « dogmatique » avec la mise en concurrence « non libre et très faussée » comme objectif, les films, ceux qui les créent et ceux qui les présentent devenant de simples moyens de l’atteindre.
Le droit qui fondait la libre concurrence serait dorénavant fondé sur la libre concurrence. Avec cette évolution, que je combats, est créé un marché de « produits législatifs » devant conduire à l’élimination progressive de tout ce qui s’oppose à satisfaire les attentes financières des tiers investisseurs.
Ainsi, les marchés financiers deviendraient le principe d’organisation de la dimension juridique du cinéma ; les rapports de force seraient convertis en rapports de droit, que fatalise abusivement la technologie.
On comprend mieux que la solution mutualiste entre « marché » et « hors-marché », qui a fait ses preuves depuis soixante ans, avec, certes, des aléas, ait été écartée. On regrettera que cette décision ait été le fait du CNC, sous l’influence, en la circonstance, du bloc du pouvoir État-privé qui s’est torsadé sans limite : il est risible de vouloir réguler le cinéma comme on régule son chauffage central. Nous atteignons là une blessure à la morale publique.
Je n’exagère pas ; l’élaboration de la loi le confirme ! Le CNC, dans un réflexe heureux de fidélité à son histoire, de souvenance de l’avenir, a proposé un fonds de mutualisation alimenté par les contributions numériques des distributeurs, réparti ensuite entre les salles de cinéma, dans leur diversité, quelle que soit leur implantation, afin de couvrir les frais des exploitants. Sur les 5 400 salles que compte notre pays, 2 800 d’entre elles avaient salué cette solution de solidarité, garante de l’exception culturelle. Mais, le 1er février 2010, l’Autorité de la concurrence a émis un avis défavorable sur la création de ce fonds, au motif que cela risquait d’entraîner des distorsions de concurrence trop importantes avec les tiers privés opérant sur le marché. Est-ce devenu une habitude obligatoire ?
Lors de la table ronde du 28 avril 2010 – Quel avenir pour la filière du livre à l’heure du numérique ? – organisée par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, le représentant de l’Autorité de la concurrence a agi de même, avec arrogance d’ailleurs, à l’égard des professionnels présents. J’avais réagi contre ce coup de rabot.
Le CNC a aussitôt envisagé de créer une taxe sur les distributeurs. Cette idée a été abandonnée pour des raisons de calendrier liées à la nécessité de saisine de la Commission européenne, cette dernière ouvrant d’éventuelles enquêtes durant de dix-huit à vingt-quatre mois, au terme desquelles elle peut, in fine refuser la création de la taxe.
Le texte dont nous discutons est donc une solution de repli, tendant à transférer une partie des économies réalisées par les distributeurs de films aux exploitants de salles par le biais du versement d’une « contribution numérique » désormais obligatoire, dont chaque exploitant individuel négociera, avec le distributeur, le montant pour chaque film diffusé. Voilà comment une proposition ambitieuse s’est « rétrécie » en misant sur l’autorégulation d’un marché qui, maintes fois, surtout dans le domaine culturel, a détruit plus qu’il n’a régulé et qui, cette fois-ci, interviendra pour des équipements dont la durée de vie ne dépasserait pas sept ans. Et tout cela sans se poser la question de l’après, pas plus que celle, pourtant incontournable, du devenir des personnels de projection, ou encore celle, si décisive, des industries techniques.
Je ne suis pas une petite souris, mais j’ai appris qu’une personnalité du cinéma, que j’estime par ailleurs, avait indiqué que ce texte, de mal qu’il était, pourrait peut-être devenir un bien, en aboutissant à réduire le nombre de films et de salles.
Cette proposition de loi d’« accommodement » ayant abandonné le principe de solidarité entre les cinémas rentables et non rentables, avec les distorsions qu’on lui connaît, fabrique une scission, un clivage entre le cinéma « de marché » et le cinéma « hors marché », donc un cinéma à deux vitesses qui traite différemment la diversité des salles, le meilleur allant au réseau des multiplexes, le moyen au réseau des salles moyennes, le petit se débrouillant avec une initiative ultime du CNC, encore floue. Les réseaux itinérants et les salles ayant moins de cinq séances par semaine connaissent quant à elle l’exclusion du processus ou sont tributaires des collectivités locales dont, par ailleurs, le pouvoir diminue les budgets.
Cette pratique imparfaite trahit les fondements du CNC, le financement solidaire issu de la Libération, garanti jusqu’alors par la taxe additionnelle. Désormais, les grandes salles et les multiplexes ne participeront plus au financement des plus petites salles. C’est un premier coup qui peut donner des idées quant à une remise en cause des aides publiques au cinéma.
J’ai reçu un courrier d’un propriétaire d’une salle dite « fragile ». En voici l’argumentation :
« La proposition de loi relative à l’équipement numérique des salles de cinéma est très attendue actuellement par les distributeurs et les exploitants, surtout les plus vulnérables. En effet, les pratiques actuelles sont insupportables, notamment de la part des tiers-investisseurs... J’ai toujours été favorable à un encadrement du passage au numérique des salles de cinéma. Toutefois, je vous fais part de nos craintes.
« Nous redoutons un accès plus difficile aux copies en sortie nationale pour les plus petites exploitations et supposons une concentration du marché et une absence de diversité entraînée par la rotation encore plus rapide des films à l’affiche des salles.
« Nous craignons aussi que ne s’instaurent deux types d’exploitation : l’exploitation du marché et celle « en continuation ». Cette distinction pourrait voir également le jour dans la distribution et la production.
« Nous aurions préféré une taxe s’appuyant sur la politique menée depuis 1946 par l’État dans le secteur du cinéma.
« Nous constatons aussi que rien n’est prévu dans la proposition de loi sur le renouvellement du matériel.
« Enfin, nous vous alertons sur la transmission dématérialisée des films qui peut être aussi un marché accaparé par des tiers. »
« Nous resterons vigilants [conclut-il] sur l’application de cette loi et sur l’octroi des aides du CNC aux petites salles. »
« Craintes », « redouter », « aurions préféré », « rien n’est prévu », « alerter », « vigilance », les mots de cet exploitant, je les ai entendus de tous ceux que j’ai auditionnés, à l’exception, bien sûr, des exploitants « toutes catégories ». Je les ai également trouvés sous la plume de M. Serge Lagauche, ainsi que dans le rapport Les engagements de programmation, signé en mars dernier par le Médiateur du cinéma, grand homme de culture qui exerce des fonctions administratives importantes. Tous s’accordent aussi sur certains principes : « préserver la diversité de l’offre ; limiter la multidiffusion d’un même film sur plusieurs écrans dans un même établissement ; renforcer la transparence des engagements ; réduire singulièrement la loi de la jungle ; les engagements constituent un “filet de sécurité” utile. »
Les amendements que le groupe CRC-SPG a déposés visent cependant à obtenir plus qu’un « filet de sécurité » : ils exigent des garanties.
Premièrement, il s’agit de créer une taxe sur les copies numériques en fonction des recettes des films, ce qui permettra de traiter à égalité tous les films et toutes les salles, en évitant le gré à gré, qui est toujours en faveur du plus fort.
Deuxièmement, il est bien de dire qu’il faut aider les salles, il est beaucoup mieux de dire qu’il faut aider toutes les salles.
Troisièmement, il convient d’étendre le délai pour la perception de la contribution numérique de deux à quatre semaines, afin d’aider un nombre plus élevé de salles, en tenant compte des intérêts des distributeurs.
Quatrièmement, l’aide prévue pour la numérisation des salles ne suffit pas. Il faut instituer une contribution pérenne.
Cinquièmement, la contribution numérique ne peut varier au-delà de 600 euros et en deçà de 400 euros. C’est l’expérience qui nous conduit à fixer ces montants, ayant appris qu’un « tiers investisseur » avait proposé à l’UGC Ciné Cité les Halles 884 euros pour la sortie du dernier film de Claude Lelouch.
Je sais que la profession, sans doute de guerre lasse, peut-être aussi par résignation, s’accommode, voire soutient cette proposition de loi. Et j’admets que les propos du rapporteur et du ministre peuvent nourrir et expliquer cette attitude.
Le groupe CRC-SPG ne votera pas contre ce texte ; il s’abstiendra, dans cette période de confusion dévastatrice dont nous percevons la présence dans le texte même de la proposition de loi et dans la façon dont elle a été élaborée.
Cette loi ne devra pas sonner comme un abandon des espérances exprimées par de nombreux professionnels. Nous ne sommes pas pour les issues fermées ! En haut lieu, on veut nous empêcher de parler clair, face à un phénomène complexe et grave. En acceptant les « tiers investisseurs », on accepte que la finance – la finance, j’insiste – et non pas l’industrie, puisse dominer alors qu’elle méprise la création et le travail bien fait. Lui vont en effet comme un gant les titres de films de Claude Chabrol que nous honorerons demain, à la cinémathèque, avec émotion et admiration : L’Ivresse du pouvoir, Les Plus Belles Escroqueries du monde, Folies bourgeoises, Masques, Le Scandale et Au Cœur du mensonge. Je retiendrai ce dernier titre. D’aucuns déclarent, à propos de cette proposition de loi – cela montre bien ses limites –, qu’il faudra « veiller », « respecter les engagements », « préserver », « assurer la plus grande transparence » et « répondre aux plus grandes inquiétudes exprimées ». Cela me rappelle le discours de M. Nicolas Sarkozy avant les élections : tout était beau, alors ! On voit où nous en sommes aujourd’hui ! Il faudra suivre ces prescriptions : j’en serai, et nous en serons !
Jour après jour, sur de nombreux sujets, le bloc du pouvoir « État-privé » ne nous dit plus la vérité. Il ment ! C’est devenu une pratique usuelle. Nous ne le croyons plus. Les auteurs de mensonges, que ce soit par omission, manipulation ou dissimulation, devraient relire Kant, selon lequel « le mensonge est une violation grave du devoir envers soi-même et même d’un devoir tout à fait essentiel, puisque sa transgression discrédite la dignité de l’humanité en notre propre personne et corrompt la façon de penser à sa racine, car la tromperie rend tout douteux et suspect et fait perdre confiance en la vertu humaine » : un beau scénario !
Nous nous abstiendrons donc lors du vote de cette proposition de loi.